Logo

Drake ou le mythe du rappeur féministe

La misogynie, ingrédient phare d’une belle et longue carrière. 

Par
Malia Kounkou
Publicité

Derrière l’existence du père Noël, l’illusion la mieux entretenue au monde semble être celle d’un Drake féministe. Comment ne pas tomber dans le panneau, après tout, devant cette antithèse d’une masculinité crasse pourtant si propre au milieu du rap? Romantique, vulnérable, beau parleur et bercé à l’autotune : il est à lui seul une page Wikipédia sur l’intelligence émotionnelle. Les femmes sont ses muses – Hotline Bling, One Dance, Passionfruit – et il sait leur parler, les comprendre, les consoler.

Sait-il toutefois les respecter? Son dernier album Her Loss, sorti vendredi dernier en collaboration avec le rappeur 21 Savage, nous apprend que non.

Un contre-argument serait qu’avec un titre pareil, il n’y a ni mystère ni erreur sur la marchandise. Et en effet, Her Loss (traduisible plus ou moins par « Dommage pour elle ») est en l’essence un album où 21 Savage se met en retrait pour laisser Drake allègrement régler ses comptes avec les anciennes femmes de sa vie.

Publicité

Rien d’anormal jusqu’ici : un album de Drake sans épanchement amoureux n’est pas un album complet. Mais là où auparavant, une copieuse dose de charme venait contrebalancer ses accès de mesquinerie, rien n’amortit la méchanceté gratuite de Her Loss. Pas même ses tièdes déclarations d’empouvoirement féminin qu’une misogynie de longue date vient aussitôt contredire.

Balles perdues

Drake et Olivia Wilde auraient beaucoup de choses à se dire en termes de bad buzz surpassant l’œuvre promue en elle-même. Celui de Her Loss tourne autour d’une phrase pleine de délicatesse prononcée par Drake dans le titre Circo Loco : « Cette chienne ment à propos de s’être fait tirer dessus / Mais elle reste un étalon. » Ici, le vocabulaire équestre ne fait aucune ambiguïté sur la destinataire de cette pique : la rappeuse américaine Megan Thee Stallion, cible régulière de misogynoir (misogynie envers les femmes noires).

Publicité

Pour comprendre les ramifications de cette strophe, il nous faut remonter en 2020, lorsque la jeune artiste hip-hop déclare s’être fait tirer dessus par le chanteur et rappeur canadien Tory Lanez. Les preuves médicales sont là, celles légales ne manquent pas également, mais aujourd’hui encore, nombreux.euses choisissent d’enjamber tout ceci pour la dépeindre en menteuse, tourner le traumatisme de l’événement en mèmes et la harceler jusqu’au gaslighting. Avec Her Loss, Drake semble être apparemment son dernier détracteur en date.

Une poignée de chansons plus loin et c’est la joueuse de tennis Serena Williams qui en prend pour son grade dans Middle of the Ocean. « Ton mari est une groupie », lui lance le rappeur torontois comme s’il n’avait pas lui-même été photographié en gradin à plusieurs de ses matchs, applaudissant ses coups de raquette tel un fan conquis. Et la pas-si-hypothétique amourette du passé entre l’athlète et lui nous indique que ces paroles sont bien loin d’être une simple vanne au hasard. Il s’agit plutôt ici de la réponse vicieuse et automatique de Drake face à toutes celles qui ont l’audace de le rejeter.

Publicité

Le fléau du bon gars

Observer Drake, c’est observer le syndrome du bon gars en pleine action. Vous savez : cet homme gentil, serviable, à l’écoute et globalement irréprochable qui n’offre de l’affection aux femmes que pour qu’elle lui soit rendue, tel un dû. Et lorsque cet intérêt ne s’avère pas réciproque, le masque tombe pour ne laisser place qu’à un langage de méchanceté, de dévalorisation et de victimisation. En ce sens, jamais ce tweet n’aura paru aussi vrai : « Drake ne mentionne les femmes dans ses raps que lorsqu’elles le rejettent ou lorsqu’il les veut, nous savons donc ce qui s’est passé [avec Megan]. »

Rihanna est également un exemple parfait, hélas. De 2009 à 2016, Drake et elle partagent une idylle chaotique mais fusionnelle ponctuée de collaborations musicales et de sérénades télévisées si intenses qu’elles en mettront la chanteuse mal à l’aise. Puis, ils rompent, vraisemblablement sous l’impulsion de Rihanna, et que Drake trouve-t-il de mieux à faire? Travailler et se lier publiquement d’amitié avec Chris Brown, soit l’ex de la popstar qui, en 2009, la tabasse au point de la défigurer. Car rien n’est plus dénué de morale qu’un bon gars contrarié.

Publicité

La fin d’un mythe

Avec Her Loss vient donc la lente réalisation du féminisme bancal pratiqué par Drake. Un féminisme qui place en son centre non pas les femmes, mais sa propre personne et ses propres règles.

C’est lui qui définit ce qu’est une bonne ou une mauvaise fille (« Depuis que j’ai quitté la ville tu as commencé à porter moins d’habits et à sortir plus […] / Tu avais l’habitude de rester toujours à la maison, d’être une gentille fille » – Hotline Bling). C’est sa musique qui donne aux femmes de la valeur (« J’empouvoire les filles qui ne le méritent pas » – My Side). C’est lui qui, grand altruiste, vient « sauver » les danseuses exotiques de leur calvaire professionnel (« On vient juste à ta rescousse […] / Je te donne tout et le lendemain matin, tu oublieras [tout] » – Houstatlantavegas).

De ce narcissisme découle un sentiment d’appartenance tenace. Toutes les femmes qui traversent sa vie deviennent de fait sa propriété et ont une dette envers lui. Régulièrement, il se donne pour mission de remuer le passé en leur rappelant ce qu’il a fait pour elles (« J’ai conduit dans la neige pour toi […] / J’ai acheté tout un tas de choses à ton père pour Noël » – How Bout Now), en se positionnant comme figure irremplaçable (« La façon dont tu marches, c’est moi. La façon dont tu parles, c’est moi. » – Shot For Me) ou en leur témoignant un dégoût sans borne au moindre petit désagrément (l’intégralité de la fin de Diamonds Dancing).

Publicité

Car chez Drake, le respect envers les femmes n’est finalement dépendant que d’un seul paramètre : lui-même.