Logo

Dragcessible : quand flamboyance rime avec inclusion

Chanter du Céline à l’aide d’une interprète LSQ.

Par
Laïma A. Gérald
Publicité

« C’est un show de drag queens et de drag kings, en quatre langues – français, anglais, langue signe du Québec (LSQ) et American Sign Language (ASL) – avec des interprètes sourdes, sur le spectre de l’autisme et à mobilité réduite. La soirée est animée par Uma Gahd et Selma Gahd, deux drags à tomber par terre. Je te jure, ça va être malade! » me lance ma grande amie Claudia Parent, directrice à l’accessibilité et aux pratiques innovantes au MAI (Montréal, arts interculturels).

La passion et l’enthousiasme avec laquelle Claudia me parle du spectacle Dragcessible, présenté cet automne , ne me laisse pas le choix : j’y serai!

De mille feux

Le soir du show, j’entre dans la salle principale du MAI, un lieu de diffusion particulièrement inclusif, situé dans le quartier Milton-Parc à Montréal. Au fond, un bar sert des boissons avant, pendant et après le spectacle. On m’avait assuré une soirée festive, promesse tenue.

Gin tonic en main, je prends place à l’une des tables de cabaret éparpillées tout autour de la scène. Les lumières s’éteignent.

Uma Gahd et Selma Gahd, deux piliers du monde drag montréalais et flamboyantes reines de l’iconique maison House of Gahd, font leur entrée.

Publicité

Avec plus de 10 ans de production de spectacles de drag et au-delà de 20 ans d’expérience scénique sous la perruque, elles ouvrent le bal avec irrévérence et jeux de mots grivois en français and in english.

Crédit: David Wong

Pendant le numéro d’ouverture, mon regard est attiré côté court de la scène. Deux interprètes LSQ et ASL traduisent chacune des interventions de Uma et Selma Gahd, avec énormément de charisme et de dévouement. Je balaie le public du regard : plusieurs spectateurs et spectatrices – sourd.e.s, on me le confirmera – fixent tour à tour les drag queens et les interprètes, les yeux brillants et le sourire aux lèvres. Je trouve ça magnifique!

Uma et Selma annoncent le menu de la soirée : on nous promet un cabaret drag profondément accessible, inclusif et empreint de diversité capacitaire, culturelle et de neurodiversité, mettant en vedette Abby Long, Envy the Clown, Stella Stone, Mélicia Jadore, Rosèna Solèy et Wheelly Hot. Déjà là, le pari de l’inclusion est tenu.

Je n’avais aucune idée à quel point!

Crédit: David Wong

Publicité

J’ai compris tous les mots

Drag king en marchette, interprète sur le spectre de l’autisme, drag queen en fauteuil roulant, artiste clown multidisciplinaire qui propose un numéro anticolonialiste, drag queen sourdes: une impressionnante diversité d’artistes se produit sous les yeux d’un public en délire.

Plusieurs semaines après avoir assisté à Dragcessible, un moment du spectacle en particulier m’habite toujours.

Mélicia Jadore, drag queen sourde, monte sur scène. Vêtue d’une fabuleuse combinaison dorée et de talons hauts vertigineux, elle brille de mille feux. La musique commence, la voix de Céline Dion retentit entre les murs du MAI.

J’ai compris tous les mots, j’ai bien compris, merci. Raisonnable et nouveau, c’est ainsi par ici.

Publicité

Mélicia Jadore bouge sur la chanson avec éclat et aisance. Elle danse et se livre à une performance de chant signé (ou chansigne), une forme d’expression artistique qui consiste à exprimer les paroles d’une chanson grâce à la langue des signes, au rythme de la musique.

J’irai chercher ton cœur, si tu l’emportes ailleurs. Même si dans tes danses, d’autres dansent tes heures.

Mais attendez, si Mélicia est malentendante, comment peut-elle savoir où en est rendue la chanson? Comment peut-elle interpréter avec autant de justesse des paroles qu’elle n’entend pas?

Mon amoureux, qui m’accompagne, me tape sur l’épaule et pointe une jeune personne assise face à la scène, dos au public. Avec une passion contagieuse, Marie Penelle, interprète LSQ, traduit les paroles de la chanson de la diva de Charlemagne à Mélicia en temps réel, permettant ainsi à la drag queen sourde de suivre la chanson.

Marie entend Céline et transmet les mots et les émotions à Mélicia, pour que la drag puisse à son tour émouvoir et divertir le public.

J’ai le souffle coupé.

Crédit: David Wong

Publicité

Je trouverai des langages, pour chanter tes louanges. Je ferai nos bagages, pour d’infinies vendanges.

Marie se donne toujours corps et âme dans l’interprétation de Pour que tu m’aimes encore, non seulement avec ses mains, mais avec son visage et son corps. Mélicia, elle, vit la chanson comme s’il n’y avait pas de lendemain. Sur le côté sur la scène, des interprètes LSQ et ASL utilisent leurs mains et leurs mimiques faciales pour traduire les paroles pour les personnes sourdes dans la salle.

Je suis extrêmement émue par cet instant qui, à mes yeux, incarne à merveille le concept d’inclusion.

En effet, les personnes qui bénéficient directement des outils d’accessibilité mis en place peuvent profiter de cette performance (ici, le public issu de la communauté sourde et malentendante) et littéralement l’offrir (l’interprète) alors que le public dit « régulier », lui, n’a aucun compromis à faire sur son plaisir.

Publicité

Pour que tu m’aimes encore. Pour que tu m’aimes encooooore , conclut notre Céline nationale, pendant que moi, j’applaudis à tout rompre, les yeux dans l’eau.

Coup de cœur, également, pour la performance et la personnalité de Stella Stone. Avant son son numéro, Uma et Selma Gahd annoncent qu’en 2016, l’artiste a subi un grave accident de cheerleading, lui brisant deux cervicales et lui causant une lésion à la moelle épinière. Déjouant tous les pronostics, Stella Stone a convoqué toute sa volonté pour réapprendre à bouger. Celle qui s’est présentée en chaise roulante sur la scène du MAI a livré une performance digne d’une queen. Je vous laisse deviner l’ampleur des applaudissements lorsqu’elle s’est levée de son fauteuil!

Crédit: David Wong

Publicité

Fabuleuse accessibilité

« L’accessibilité, ce n’est pas juste poser une rampe d’accès. Je pense qu’une initiative comme Dragcessible et un lieu comme le MAI en sont la preuve vivante », affirme d’emblée Uma Gahd, coanimatrice de cette première édition du spectacle, à qui j’ai passé un coup de fil quelques semaines après la représentation.

Ce nom vous dit quelque chose? Normal, Uma Gahd est une des candidates de la 5e saison de Canada’s Drag Race. Si elle devait résumer le show en un mot, Uma Gahd dirait « rassembleur ».

« Ce que j’ai adoré, c’est qu’il y avait autant de diversité sur la scène que dans la salle. »

Uma Gahd n’en est pas à sa première initiative inclusive. L’été dernier, la performeuse a eu la chance de prendre part au spectacle MajestiX, dans le cadre de Fierté Montréal, avec Les drags te font signe, un organisme ayant comme mission de produire et rendre accessible des spectacles et événements en langue des signes. L’équipe cherche à offrir une plateforme de représentation pour les artistes sourd.e.s faisant partie de la diversité sexuelle et de genre.

Publicité

« Avec le MAI, on a beaucoup réfléchi à comment rendre le show le plus accessible possible, autant pour le public que pour les interprètes », poursuit Uma. Elle explique que dans beaucoup de lieux de diffusion de spectacle de drag, les loges sont uniquement accessibles par escaliers, privant certains artistes en situation de handicap de s’y produire. Dans le cadre de l’événement, des rampes d’accès adaptées, des larges marches pour accéder à la scène, des lieux calmes et isolés, etc., ont été mis à la disposition de la distribution.

En parallèle, Uma ajoute que le MAI, précurseur en matière d’accessibilité culturelle, a pris plusieurs mesures à l’intention de son public neurodivergent. Lunettes fumées pour minimiser les effets de lumière et d’éclairage, objets sensoriels et réconfortants, possibilité pour le public d’entrer et de sortir de la salle à sa convenance pendant le spectacle, aucun effet de lumière stroboscopique pour les personnes photosensibles : rien n’a été laissé au hasard. De plus, des chaises pour tous les corps sont également assurées et des places sont réservées près des interprètes pour les personnes sourdes.

Publicité

« L’accessibilité devrait être importante pour tout le monde », croit Uma, très fière des efforts déployés dans le cadre de l’événement.

« Quand on n’a pas de handicap, on a tendance à tout prendre pour acquis. Mais au fond, tout le monde devrait avoir le droit de performer et d’assister à un spectacle. »

Quand Uma affirme que l’accessibilité est une cause chère à son cœur, elle ne fait pas que le dire. En effet, à l’occasion du numéro final de Dragcessible, rassemblant sur scène tous les interprètes, Uma a livré un numéro en langue des signes, dont elle a appris les rudiments. La drag queen s’est inspirée du clip de la chanson Hell no, de Ingrid Michaelson, mettant en vedette des artistes sourdes et malentendantes de New York.

Publicité

« Monter ce numéro, très important pour moi, a été une grande joie! J’ai eu envie de recréer ce clip pour faire honneur à la communauté sourde et malentendante queer de Montréal. J’ai appris les signes comme une chorégraphie », précise-t-elle, en encourageant tout le monde à apprendre quelques signes de base.

« Si tu es capable de dire “Una cerveza por favor” quand tu vas au Mexique, tu es capable d’apprendre “Bonjour” et “Merci” en langue des signes! »

Crédit: David Wong

Publicité

Quand je demande à Uma si Dragcessible sera de retour, la drag est sans équivoque. « Ce show-là devrait être présenté chaque mois », considère-t-elle. « J’ai senti une énergie tellement puissante les deux soirs où on l’a présenté, le public a adoré! »

Je ne peux qu’être d’accord avec elle! Dans les faits, rien de confirmé. Notons toutefois que la chaîne de télévision Out TV réalise actuellement un documentaire sur le spectacle.

Personnellement, je ne peux qu’espérer que le plus de personnes possible, issues de tous les horizons, auront la chance de passer une soirée aussi bienveillante, lumineuse et émouvante que celle que j’ai vécue.