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D’ombre et de lumière : les mélodies de $adBaby

Un peu de bonheur sur la noirceur d’un rappeur.

Par
Jean Bourbeau
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Festival Innu Nikamu, l’été dernier. Une maigre foule se forme dans un parking de sable, à Maliotenam, bien loin de Montréal. Arborant tatouages et gros bijoux, un jeune rappeur aux longues tresses monte sur le toit de l’autobus transformé en scène alternative.

Alors que son apparence reflète sa singularité au sein d’une Côte-Nord qui tend vers l’uniformité, sa prestation dégage à la fois une confiance pleine d’audace et les tâtonnements d’un débutant.

Au micro, il surprend avec un style agressif qui oscille entre les nuances de l’emo et l’esthétique trap. Une performance qui ne laisse personne indifférent, provoquant des réactions allant de la curiosité à l’incrédulité, en passant par la fascination. À mes côtés, la légende Sans Pression semble également captivé.

De passage à Pessamit, un an plus tard, j’ai saisi l’opportunité de retrouver l’artiste connu sous le nom de $adBaby pour mieux comprendre les écueils d’un musicien de la marge.

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Le destin d’une musique

« Ma vie est basée autour de la musique, mais le rap, c’est vraiment plus récent. J’ai grandi en jouant de la bass et en écoutant Metallica. J’étais ben plus un emo kid qu’un rappeur », déclare William Nanipou, de son vrai nom.

Ce qui lui a donné la piqûre? La découverte du SoundCloud rap, un sous-genre caractérisé par des productions minimalistes et des paroles introspectives, abordant des thèmes tels que la dépression et les relations amoureuses.

Autodidacte aux ressources limitées, $adBaby, 19 ans, incarne parfaitement l’esprit du Do It Yourself propre à ce genre musical popularisé aux États-Unis vers la fin des années 2010. « J’ai acheté, ado, un p’tit mic sur Marketplace. J’utilisais le laptop à ma mère pour des beats. J’avais pas grand-chose, mais je voulais vraiment dire de quoi. »

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Plus lover boy que gangsta, ses thèmes de prédilection sont l’amour et ses désillusions. Ses paroles traduisent la souffrance et l’absurdité du passage à la vie adulte, exacerbées par des enjeux sociaux comme le mal-être et le suicide.

« Je souhaite que mon auditoire puisse s’identifier, qu’il ne se sente plus jamais seul. Dans un monde idéal, j’aspire à ce que les gens écoutent ma musique et n’éprouvent plus le désir de mettre fin à leur vie », partage celui qui, en cinq ans d’expérience dans le rap, a déjà réalisé plusieurs albums.

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Entre deux mondes

Bien qu’il parle innu-aimun, il m’explique pourquoi son art ne se décline pas dans la langue de ses ancêtres. « Ceux qui espèrent me voir grandir ne sont pas issus de la communauté. J’ai l’impression qu’il y a beaucoup de mépris, ici. Quand tu ne fais pas de la musique innue, on ne va pas la promouvoir ni t’encourager. Ça blesse parce que c’est d’où je viens. Mais en commençant, je savais que ça allait être difficile. »

Et est-ce que faire du rap innu est une possibilité? « Peut-être une ou deux bars seraient cool », lance-t-il sans réelle conviction. Pour l’instant, son flow est en anglais, parfois en français. « J’suis un zoomer avec un iPad qui a grandi avec YouTube. Mais je suis quand même né à Uashat et j’ai été élevé à Pessamit. Je suis autochtone. C’est ma culture et j’en suis fier. »

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Un sentiment de marginalité le suit néanmoins depuis ses débuts. Même si le paysage culturel du Nitassinan est riche d’une scène musicale dynamique, son style se démarque nettement du country-folk très populaire sur les radios communautaires.

Sans oublier les nombreux obstacles socio-économiques de la région. « Le monde dans la réserve sont broke. Y’a des kids qui ont des trucs à dire mais qui ont fuck all. Tout est loin. Aucune ressource. J’ai vu des talents si vite abandonnés parce qu’il n’y a pas de studio. »

« Mais la drogue et la santé mentale, c’est ce qui pourrit vraiment Pessamit », poursuit-il avec gravité, assurant n’avoir rien touché depuis deux ans. « Y’a rien de cool là-dedans. Pourtant, c’est banalisé dans ma communauté. »

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Il évoque les défis du quotidien – du moins, les siens – à travers sa musique, sans pour autant se diriger vers un style de rap plus engagé, bien que la précarité du Nord lui fournisse une abondante source d’inspiration pour de telles paroles.

Au-delà de l’anti-conformisme

Les cheveux multicolores, les sourcils fendus, les piercings symétriques et les tatouages sur le visage, $adBaby se transforme dans sa quête d’exploration existentielle. « Le style extérieur doit sans cesse refléter les transformations intérieures. »

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Les tresses qui vacillaient sur le toit de l’autobus ont depuis été coupées.

Affichant un côté punk assumé, William incarne à sa manière la génération issue de la grande tribu Wi-Fi. Passionné de skate et de mode, geek à ses heures, la vie en ligne lui a permis de mieux se découvrir.

« Je suis un mouton noir depuis toujours. J’ai été victime de beaucoup d’intimidation à cause de ma façon de m’habiller et parce que je n’étais pas très costaud, j’étais une cible facile », lance-t-il dans un nuage de fumée de vape.

L’école a été un défi qu’il a surmonté jusqu’à la quatrième année du secondaire. Étant peu lié à sa famille, il a rapidement ressenti un sentiment d’isolement.

« Personnellement, je pourrais être entouré de 10 millions de personnes, mais me sentir seul », partage-t-il. Malgré tout, il n’éprouve aucun regret. Les épreuves qu’il a traversées ont contribué à façonner son identité. Comme bon nombre d’habitants au sein des communautés, il a trouvé abri au sein d’une liaison amoureuse.

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Partager la souffrance, inspirer l’espoir

Dans ce bout du monde où tout se fait plus tôt, le jeune rappeur entretient le désir de devenir père, surtout en constatant que tous ses anciens collègues de classe le sont déjà. « Si j’ai des enfants, je veux leur offrir tout ce que je n’ai pas eu », raconte-t-il avec une maturité déstabilisante pour son âge

Son père, longtemps absent, est un Québécois francophone originaire de Sept-Îles, tandis que sa mère est une Innue de Pessamit. William est métis : « Trop blanc pour les Innus, trop Innu pour les Blancs », résume-t-il, exprimant ainsi le sentiment de ne pas trouver sa place pleinement dans les deux cultures.

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$adBaby confie ne pas vouloir faire carrière à Pessamit. Les opportunités d’emplois sont très limitées et pour l’instant, il n’affiche aucun intérêt à œuvrer en construction ou dans les grands projets miniers.

Le rappeur cherche plutôt à entrer en contact avec une maison de disques, mais la promotion est difficile, surtout sur la Côte-Nord. Les courriels de réponse se font rares.

En fin de compte, son plus grand vœu serait de construire un espace d’enregistrement où les jeunes de sa communauté pourraient s’échapper de la réalité. Un projet aspirant à mettre en valeur le talent des générations futures, afin que leur douleur ne soit plus vaine, comme ce fut le cas pour lui.

À travers son art et sa personnalité énigmatique, William représente non seulement une époque ; il est aussi le reflet d’une région, d’une culture, ainsi que des tourments qui résonnent parmi de nombreux jeunes de sa communauté. Tous ces éléments se condensent en lui, créant une flamme qui aspire simplement à brûler à pleine intensité.

Car, après tout, Nanipou signifie « Rester debout » en innu.

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