C’est nu-pieds et vêtu d’une jaquette d’hôpital qu’Emmanuel Canadian, le bassiste et chanteur du groupe « post-toute, mais assez punk dans l’ensemble » de Québec, Dogo Suicide, monte sur l’ étroite scène du Petit Campus. Si les initiés ne bronchent pas devant cet accoutrement saugrenu, quelques spectateurs ébahis ne peuvent s’empêcher de se demander : pourquoi?
« C’est simple. C’est juste sa jaquette d’hôpital », répond à sa place son ami d’enfance, Nicolas Côté, guitariste et chanteur du groupe, tandis que je les rencontre autour d’une table à pique-nique de la rue Prince-Arthur, grouillante d’étudiants en pleines initiations.
Un vestige des séjours en psychiatrie d’Emmanuel Canadian, admis à l’hôpital après ses deux psychoses dans les dernières années. C’est d’ailleurs dans les corridors de cette institution que le premier album du groupe, TRISTESSE LUCRATIVE, qui paraîtra en novembre prochain, trouve ses origines.
Entretien avec ce band aux airs tragicomiques qui transcende la souffrance grâce à la désinvolture.
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LA DÉDRAMATISATION SALVATRICE
Le mot « suicide » a cette tendance à figer les conversations. À sa simple énonciation, silences lourds et malaises se cristallisent. L’intégrer dans le nom de son groupe est un brin provocateur, et les membres de Dogo Suicide en sont bien conscients.
Si ce choix a été maintes fois débattu au sein de la formation, le trio assume aujourd’hui pleinement ce nom que lui a donné Nicolas Côté, qui a lancé le projet en 2018.
« À cette époque, j’avais un ami qui s’était enlevé la vie, puis j’avais besoin de dédramatiser le tout », justifie-t-il.
Le batteur Richard-William Turcotte explique pour sa part que le nom crée « une dualité entre quelque chose qui est très drôle et simple, et quelque chose qui est très grave et complexe ».
Chercher « Dogo Suicide » sur Facebook mène par ailleurs à une page de prévention du suicide. À cela, le batteur aux longs cheveux bouclés répond en souriant : « Tant mieux! À la limite, ça fait quasiment de la sensibilisation. »
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TRISTESSE LUCRATIVE : DES CORRIDORS D’HÔPITAL À LA SCÈNE
Si les thèmes de prédilection du groupe étaient, jusqu’à présent, la honte, la solitude, et l’amour – cette joyeuse triade – « sur le nouvel album, ça change », affirme sans détour Nicolas Côté, le parolier du groupe. « Il y a de nouveaux thèmes : amitié, psychose et hôpital psychiatrique. »
Un premier morceau de l’album, intitulé NON, sur lequel a collaboré le chanteur et musicien Dominic Pelletier (la voix derrière la populaire publicité Mike chez RONA), a d’ailleurs déjà vu le jour.
L’album raconte les deux psychoses d’Emmanuel Canadian et les répercussions que cette épreuve a eues sur les gens qui l’aiment.
« Ça a été vraiment traumatisant, puis le fait d’en parler, puis de l’exposer sur scène, ça me permet de faire du sens. Tu sais, ça a tellement pas de sens, des fois, le cerveau. Tu perds le contrôle… », explique le bassiste, qui s’est jusqu’alors fait très discret, ses grands yeux bleus observant l’échange sans trop y participer.
Il précise que c’est d’ailleurs pour cette raison qu’il porte sa jaquette d’hôpital sur scène : elle lui permet d’assumer ces épisodes difficiles de sa vie.
Si TRISTESSE LUCRATIVE parle beaucoup d’Emmanuel, le principal intéressé, lui, n’aime pas parler de lui. « On met beaucoup l’emphase sur moi. Au début, j’étais comme : “Eille, câlice”. J’étais pas sûr », poursuit-il.
« J’aimais vraiment pas [avoir l’attention sur moi], puis je me suis dit : “Ben, je vais le faire, ça va peut-être me permettre de passer à autre chose.” C’est une page qu’on tourne. »
Nicolas Côté souligne pour sa part que sur l’album, il y a, encore et toujours, cette volonté de dédramatisation. « On a voulu aborder c’était comment de son point de vue de vivre ça […] puis aussi comment l’entourage, les amis proches, ses band mates, comment on deal avec ça et comment on va de l’avant avec ce précédent-là. »
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UNE AMITIÉ FORTE DE VINGT ANS ET UN BATTEUR CONVAINCU PAR DES RIRES
Derrière le groupe et sa capacité à rire des choses difficiles, il y a une amitié indéfectible, qui trouve ses origines dans l’enfance.
Ce lien est né le 9 août 2006, à Laurierville, un village de 1 300 habitants dans le Centre-du-Québec, au septième anniversaire du petit Nicolas. Ce jour-là, il allait recevoir en cadeau son premier quatre roues – un 70cc jaune – et rencontrer pour la première fois Manu, invité de manière impromptue par un ami dans l’autobus scolaire du camp de jour local.
Deux décennies plus tard, autour de la table à pique-nique de la rue Prince-Arthur, leur complicité est palpable. Comme s’ils n’avaient pas besoin de se parler pour se comprendre.
« Au début, c’était vraiment juste moi puis la guit’ », raconte Nicolas Côté, en parlant des débuts de Dogo Suicide. « C’était un projet que j’avais de faire un band, mais y avait personne avec qui faire ça. Puis là, j’ai convaincu Manu. »
Il aura fallu quarante piasses et un peu de bière pour que le batteur Richard-William Turcotte rejoigne le groupe en 2020.
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Les deux petits punks de vingt ans qui n’inspiraient rien de sérieux avec leur projet « tout croche », l’avaient approché parce qu’ils savaient que le drummer bien établi de la scène de Québec maîtrisait le blast beat, une technique de batterie caractérisée par des frappes rapides et souvent associée au métal.
Lorsqu’il a accepté d’enregistrer une chanson avec eux dans son local de pratique, le métalleux était loin de se douter que Dogo Suicide deviendrait bientôt son projet principal. Mais, en apprenant à connaître les deux musiciens, quelque chose a cliqué. « J’ai trouvé que ces gars-là étaient crissement drôles. »
Depuis, le groupe a fait paraître trois microalbums, Sexe pour les yeux (2021), LE SPLEEN DE DOGO SUICIDE (2023) et Apologie du Menteur (2024), plusieurs simples, et joué près d’une centaine de concerts. Son style musical, unique en son genre, continue d’échapper aux étiquettes.
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Sur fond de riffs électrisants et de mélodies entraînantes, la voix des musiciens oscille entre chant et scream. Rock, prog punk, post-rock, post-hardcore, post-punk, : autant de styles dans lesquels puise le trio. Sa musique a aussi été influencée par des groupes et artistes cultes québécois des années 2000 et 2010, comme Malajube, Vulgaires Machins et Xavier Caféïne. Dogo Suicide a d’ailleurs eu la chance de partager la scène avec ce dernier, tout récemment. Mais ça ne s’est pas déroulé comme prévu.
« [Xavier Caféïne] avait des problèmes avec sa bass, puis là, Manu lui a passé la sienne, mais il a oublié de lui dire qu’elle est tunée un ton plus bas », raconte en riant Nicolas Côté.
« Ça a totalement dissoné, ça a vraiment scrappé la toune », glousse Richard-William Turcotte. « Puis là, il s’est mis à pleuvoir. »
« C’était dramatique », renchérit le guitariste.
Ces allures de comédie dramatique se sont aussi manifestées lors de leur passage aux Francouvertes, l’hiver dernier.
L’ART DE NE PAS SE PRENDRE TROP AU SÉRIEUX
Le groupe s’est fait connaître aux Francouvertes, cette compétition qui permet aux artistes et groupes de musique émergents de se faire découvrir par le public québécois.
En bons punks, les trois musiciens avaient débarqué à Montréal sans trop savoir ce qui les attendait. « On s’était fait booker là, puis la journée où on jouait, on a appris que c’était un concours, qu’il y avait un palmarès », se remémore avec humour Nicolas Côté.
« Il y avait aussi une tension dans l’air : tous les artistes étaient fébriles. Nous autres, on se faisait des tatouages avant de jouer. On n’avait comme pas rapport là », ajoute en ricanant Richard-William Turcotte. Ils s’empressent de me montrer leur matching tattoo de chien.
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Malgré tout, le trio a charmé le public, finissant en première position du palmarès de cette soirée d’ouverture, avant d’être finalement retranché de la course juste avant la demi-finale. Cette prestation, on leur en parle encore.
Quoi qu’il en soit, cette anecdote témoigne de la dynamique du groupe, qui semble avoir cette tendance à ne pas prendre les choses trop au sérieux. Une désinvolture assumée qui résume à merveille l’essence du groupe.
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Alors que parler de santé mentale reste un exercice épineux, et que prononcer les mots « suicide » et « psychose » continue de creuser des silences, Dogo Suicide a choisi d’aborder cette douleur, en y incorporant une certaine légèreté.
Et qui sait, peut-être que de revenir sur son vécu dans TRISTESSE LUCRATIVE permettra à Emmanuel Canadian de tourner la page sur les épreuves qu’il a surmontées dans les dernières années.
« Au prochain album, peut-être que j’aurai plus de jaquette… », lance-t-il en l’air comme un petit bout d’espoir.
On le lui souhaite. Quoique cette tenue soit assez cool, quand même.
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