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Devenir champion : portrait du combattant Charles Jourdain
Je monte les escaliers au-dessus d’un bar miteux où j’allais jadis voir des shows de punk, rue Sainte-Catherine, en plein cœur du centre-ville. Au deuxième étage, l’espace du gym Brazilian Top Team Canada est occupé par de larges matelas au sol, quelques sacs de frappe et une cage éclairée aux néons. Pas de fla-fla ici.
Deux hommes, cheveux rasés, s’entraînent à la lutte olympique. Derrière, on s’affaire mollement au jiu-jitsu brésilien. Je m’installe avec ma caméra sur le bench press. Sur un flanc de mur, une grande affiche met en scène celui que je suis venu photographier.
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Pour leurs réfractaires, les arts martiaux mixtes font encore écho à la caricature de leur genèse, des rebuts de motards nappés de t-shirt Affliction s’adonnant à des combats extrêmes où tout semblait permis. Malgré l’évolution stratosphérique de cette discipline, les stigmates du passé demeurent difficiles à défaire. Ce grand incompris a néanmoins marché son chemin de croix, un gala à la fois, jusqu’à devenir l’un des sports les plus populaires au monde, rayonnant désormais sous toutes les latitudes.
Au moment d’écrire ces lignes, la plus grande vedette au féminin est originaire du Kirghizistan, le champion poids lourd est un migrant camerounais tandis que le plus léger est l’ancien coiffeur d’un village brésilien. Chaque athlète, de l’Océanie à la Gaspésie, nourrit l’espoir de cheminer son destin jusqu’aux rivages dorés de l’Ultimate Fighting Championship (UFC).
Et devant moi, Charles Jourdain, 26 ans, de Beloeil, cogne aujourd’hui à la porte des plus grands. Le samedi 16 juillet prochain, il livrera à New York un neuvième combat au sein de l’organisation et de loin le plus important de sa jeune carrière.
Son entraînement se termine. Un coup de serviette pour retirer la sueur. Personne n’arrive dans le UFC sans histoire ni baluchon. Ça mérite bien quelques questions.
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Les premiers pas
« Mes premiers souvenirs des arts martiaux mixtes étaient à la Cage aux Sports avec mon père et mon frère Louis. On regardait les combats de Georges [St-Pierre], de BJ Penn, de toute cette génération là en partageant des nachos et en buvant du coke. C’était notre sortie, une fois par mois. »
Issu d’une famille de quatre garçons, il s’adonne enfant au hockey et au soccer, mais se tourne rapidement vers les arts martiaux dès l’adolescence.
À 18 ans, alors portier à Boucherville, Charles prend conscience de la différence entre la violence à l’intérieur et à l’extérieur d’une cage. « L’alcool invite à la stupidité, raconte-t-il. J’ai vu tellement de trucs fous. Dès que j’ai fait mes sous, je me suis envolé vers la Thaïlande. »
Ce sera son seul emploi hors du gymnase.
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La Thaïlande
Depuis plusieurs années, les combattant.e.s des quatre coins de la planète migrent vers ce pays d’Asie du Sud-Est pour y parfaire leur muay-thaï (boxe thaïlandaise), une discipline essentielle dans l’arsenal actuel des arts martiaux mixtes.
«Quand j’ai commencé à recevoir ses poings, je me suis dit : “Mais qu’est-ce que je fais ici?”, jusqu’à ce que je trouve une faille dans sa défense.»
« Je suis arrivé comme un bon farang [étranger] à peine majeur et on m’a donné un fight dans un garage complètement insalubre rempli de chiens errants et de mouches, mais pas contre n’importe qui, contre un tough local issu d’un bon camp. Quand j’ai commencé à recevoir ses poings, je me suis dit : “Mais qu’est-ce que je fais ici?”, jusqu’à ce que je trouve une faille dans sa défense. J’ai envoyé un coup de pied qui l’a endormi sur le coup. La foule criait en ma faveur. C’était toute une expérience. »
Même s’il avait déjà remporté quelques combats amateurs au Québec, cette première bourse de 1000 bahts (40 $ CA) résonne en lui profondément : « Mon Dieu! Je peux être payé pour faire ce que j’aime! » La flamme ne l’a jamais quitté depuis.
Sans plan B, il a forgé son parcours en fonction d’une destination unique.
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en faire carrière
Après plusieurs victoires en amateur au sein du Fightquest de Kahnawake, il entame une carrière professionnelle avec l’organisation TKO. « J’ai cleané la division et été l’un des premiers double champ en Amérique du Nord, en 2019, poids plume (145 lbs) et léger (155 lbs). Je me battais aux deux mois pour montrer à l’UFC que j’étais sérieux et à 23 ans, j’ai reçu mon invitation. » Un billet pour la grande ligue somme toute hâtif, considérant que la majorité des compétiteurs et compétitrices atteignent leur sommet dans la trentaine.
Sa fiche présente dix-huit combats professionnels, dont les huit derniers sont au sein du UFC. Abu Dhabi, New York, Busan en Corée, quatre fois à Las Vegas. On est loin de Saint-Roch-de-l’Achigan en 2017.
Charles Jourdain est actuellement 19e au monde dans la catégorie très en vue des poids plumes. Un parcours remarquable pour le Québécois, mais non sans embûche. Il a remporté avec éclat ses deux dernières victoires après avoir subi un dur revers par soumission. « Contre Julian Erosa [en septembre 2021], s’il n’y avait pas eu un arbitre, j’étais mort. J’ai tapé au moment où je perdais conscience. Cette défaite m’a fait mal, j’ai eu très peur, mais ça a allumé un feu. »
À l’heure où le milieu encense les fiches parfaites, l’athlète originaire de la Rive-Sud de Montréal tient en haute estime le Brésilien Charles « Do Bronx » Oliveira, champion actuel des poids légers. « Il est arrivé très jeune dans le UFC, a subi des défaites douloureuses, mais a toujours persévéré et il est aujourd’hui l’un des athlètes les plus dominants. Il est l’exemple même de comment devenir champion. »
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Charles « Air » Jourdain
« Rush », « The Notorious », « Bones ». Dans les sports de combat, un surnom se greffe par tradition à chaque concurrent. Celui de Charles est « Air » Jourdain. Un clin d’œil évident au légendaire numéro 23 du basketball, mais également en référence à son premier finish chez les pros en 2016. Un souvenir bien gravé dans sa mémoire.
Au tout début du round initial, Charles atteint son adversaire d’un flying knee, un saut spectaculaire suivi d’une touche du genou au niveau du visage. KO de la soirée. KO de l’année. Une vedette est née.
«On est tous humains et ce soir-là, j’ai vraiment compris les risques du métier.»
« Mais quand je suis allé lui rendre visite dans le vestiaire après coup, le médecin lui demandait où il était et il répondait : “À l’école, monsieur.” Il ne s’est jamais rebattu après. C’est vraiment venu me chercher. On est tous humains et ce soir-là, j’ai vraiment compris les risques du métier. J’ai une chance de me faire knocker moi aussi le 16 juillet », songe-t-il en terminant son shake de protéine.
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À New York, il affrontera Shane « Hurricane » Burgos, un New-Yorkais d’origine portoricaine classé 14e chez les plumes. Un adversaire reconnu pour son agressivité, conjuguée à un rôle de visiteur pour Charles qui sera en plein territoire hostile. « Les fans vont être passionnés. Ils vont me huer, mais j’embrasse être le vilain, le méchant. Ma chanson d’entrée est choisie en conséquence. »
Rien pour lui faire peur, au contraire.
« Pleins d’amis vont venir assister au spectacle et je vais combattre l’un des meilleurs de ma génération. Il veut faire de la bouillie avec moi. Me battre contre un gars que je regarde depuis longtemps, c’est surtout réaliser qu’avec ma petite équipe, on est rendu là, au top du monde des arts martiaux mixtes. C’est absolument incroyable », lance-t-il, le regard lumineux.
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Le Sparta kick
Décembre 2021, à la conclusion d’un furieux combat, Charles, le visage ensanglanté, hurle de rage avant de livrer au son de la cloche un teep (coup de pied frontal) dans le sternum de son adversaire, qui s’abat lourdement au sol. Une scène d’anthologie. Le clip, rapidement viral, rappelle le célèbre Sparta kick du film 300. Sa popularité explose suite à cette victoire.
« Au Québec, il n’y pas grand monde qui parle de nous. J’ai fait mon deuil d’être connu ici. Mais aux États-Unis, l’attention médiatique est incomparable. En France aussi, les gens m’arrêtent dans la rue. Je ne cherche pas à être célèbre plus que ça, mais ça a été un bon push kick de notoriété vers le haut », admet-il en riant.
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La coupe de poids
Je profite de notre échange pour lui poser quelques questions sur la réalité d’un combattant. Comme la brutalité de la coupe de poids ou qu’est-ce qu’il lui traverse la tête entre les rounds.
«Chaque souffrance est importante. Chaque seconde de douleur dans le sauna est nécessaire.»
Pour les non-initié.e.s, la semaine précédant un gala se nomme la fight week. Une semaine éreintante pour ses participant.e.s où, entre deux entrevues et les dernières préparations, les combattant.e.s se déshydratent en vue de la pesée du vendredi. Ils et elles ont ensuite jusqu’au samedi soir pour reprendre le plus de poids possible avant le duel.
Un défi aussi bien physique que mental que l’on doit apprendre à aimer, selon Charles. « Chaque souffrance est importante. Chaque seconde de douleur dans le sauna est nécessaire. Il faut se dire qu’un jour, tout ça ne sera que des souvenirs. Tu te prives pendant tellement longtemps. Ton estomac est réduit. Tu vides toute l’eau de tes muscles. Tu te mets sur la balance, retournes dans le sauna, mets de la crème pour ouvrir les pores. Ton équipe est là, t’aide comme elle peut, mais c’est très spécial comme processus. Impossible à oublier. »
« Mais j’te mentirai pas, quand je reviens au Québec, j’en profite tout le temps pour aller manger une poutine au Lemaire dans le coin de Drummondville. C’est ma façon de me récompenser », explique celui qui aimerait bien pouvoir porter un jour le maillot aux couleurs du Québec. Présentement, seuls le rouge, le gris et le noir sont permis sur le maillot des athlètes canadiens.
La minute
Entre les rounds, le mot d’ordre d’après le ceinture noire en jiu-jitsu est très simple : respirer.
« Ton cœur explose dans tes tempes. Mes entraîneurs sont devant moi, Cyril met de la glace sur ma poitrine pendant que Fabio me donne des informations dans l’oreille. Il me parle, ne crie jamais. “Respire. Respire.” Une fois que j’ai repris mon souffle, il reste environ quinze secondes et je suis capable d’absorber de l’information stratégique malgré tout le bruit autour. Il y a une énergie hallucinante. La soif de sang de la foule se sent vraiment. C’est très difficile à décrire, mais c’est le plus beau sentiment au monde selon moi. »
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La violence
Je pense un instant à ma pauvre mère, incapable de supporter le spectacle des arts martiaux mixtes. J’ai bien beau lui expliquer les nuances, qu’il n’y a aucune animosité entre ces professionnel.le.s conditionné.e.s à l’extrême discipline, rien n’y fait. J’étais donc curieux de connaître la position de Charles sur le contrôle des émotions et la violence inhérente au sport.
«Je ne le cacherai pas, j’adore la violence de mon sport, il y a quelque chose de pur en elle.»
« Il faut que tu arrives avec une approche stoïcienne, dit-il. Les émotions te font perdre le contrôle, augmentent ton rythme cardiaque, accélèrent la circulation sanguine dans la fibre musculaire, ce qui génère plus d’acide lactique. Se laisser embrouiller par les sentiments va te faire faire des erreurs. C’est une avalanche que tu ne souhaites pas créer. On est au travail! Tout doit être calculé et fait sans demi-mesure. »
« Mais je ne le cacherai pas, j’adore la violence de mon sport, il y a quelque chose de pur en elle. Il faut que tu show up, sinon, les conséquences peuvent être très graves. Tu peux rien faker. J’aime l’aspect guerrier. Ça te teste en tant qu’individu. »
« Par contre, je juge la violence inacceptable quand elle est dirigée envers quelconque vulnérabilité. Ça, ça vient me chercher. Mais dans un octogone, nous sommes deux adultes consentants, prêts et surentraînés. On a signé un contrat et on est bien conscients des risques en jeu. C’est très bien encadré. Il y a un arbitre, des règles strictes et connues, sans oublier des catégories de poids, des comités athlétiques, l’USADA [l’Agence américaine antidopage]. »
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L’entourage
Je lui demande comment ses proches vivent avec cette carrière pour le moins inusité.
« Je vais toujours me rappeler qu’après ma première ceinture, je suis retourné chez moi, à l’époque chez ma mère, et elle m’a dit : “Je suis fière de toi. Bon, qu’est-ce que tu veux manger?” Ç’a été un déclic. Tes accomplissements ne font pas la personne que tu es. Je veux accomplir plein de choses, mais faire en sorte que tout ne tourne pas juste autour de celles-ci. Je veux être entouré de gens qui m’aiment et me regardent de la même façon, victoire comme défaite. Je suis pas juste un fighter. »
Et sa copine? « Ça lui pince le cœur chaque fois que j’embarque dans la cage, mais elle commence à s’habituer. Nous sommes ensemble depuis cinq ans. Elle a vu toute ma carrière, les hauts comme les bas. Je suis chanceux de l’avoir dans mon coin. Elle m’a inculqué tellement de belles valeurs. Si je suis capable de dire que rien n’est grave, c’est grâce à elle. »
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« Je ne suis pas et je ne serai jamais GSP, lance Charles. Je suis moi-même.»
« Je ne suis pas et je ne serai jamais GSP, lance Charles. Je suis moi-même. J’ai ma carrière et jusqu’à maintenant, je me sens extrêmement privilégié de faire ce que je fais. Et j’ai du fun! Sur mon lit de mort, je vais pouvoir penser à tous ces beaux souvenirs. Chaque expérience récoltée en tant que combattant va me suivre toute ma vie. Que ça se passe bien ou mal à New York, c’est toute une aventure et je ne regrette aucun des risques que j’ai pris pour me rendre là. La pire chose qu’on peut faire, c’est de pas en prendre. Je vais être gagnant, peu importe. »
Je lui serre la main, lui souhaite la meilleure des chances contre Burgos et une bonne fin de camp d’entraînement. Qui sait ce que les dieux lui réservent sous les projecteurs de l’UBS Arena? Devenir champion est après tout, un sentier pavé autant de sueur que de surprises.