« No judgment, je suis en pyjama ok, lol! », me texte Safia Nolin quelques minutes avant de me rejoindre dans un restaurant déjeuner de la rue Masson.
Je devais au départ l ’accompagner la veille aux Francouvertes pour encourager sa bassiste Agathe Dupéré avec son band Pataugeoire, mais un empêchement a transformé le projet en brunch.
À une semaine de son show reporté aux Foufs prévu dans l’ancien monde en marge de la sortie de son mini-album SEUM (2021), je voulais rencontrer Safia Nolin pour essayer d’aller plus loin que les controverses qui se jettent sur elles comme la misère sur le pauvre monde. Parler de musique, tiens, même si l’étendue de ma culture est bloquée quelque part en 1996.
J’ai quand même fait mes devoirs en écoutant compulsivement du Safia ces derniers jours, assez pour comprendre pourquoi les gens qui l’aiment l’adorent et moins comprendre pourquoi ceux qui la détestent l’haïssent tant.
Des textes durs, sans flafla, sur des musiques tantôt douces, souvent mélancoliques, voire psychédéliques ou atmosphériques.
Miroir, miroir
Je sais que c’est moi la plus laide
Nos corps, nos corps
Bercés de tous mes faux pas.*
Autour d’un café filtre avec du lait de soya, j’ai voulu l’entendre sur le métier qu’elle pratique professionnellement depuis la parution de Limoilou (2015), loin des polémiques, des règlements de compte et du fiel déversé à son endroit sur les réseaux sociaux.
Un safe space fait d’œufs tournés, de patates mixtes et de crêpe banane-chocolat.
Le restaurant est vide à 8 h du matin, Safia se décrit comme une personne matinale.
« Je me suis habillée et j’ai pris ma douche finalement! », lance Safia en se glissant sur la banquette, coiffée d’une casquette sur laquelle on peut lire « Feelings ».
La serveuse, Julie, la salue chaleureusement. Safia est une cliente régulière.
La musicienne confie d’emblée être excitée à l’idée de remonter sur scène avec son band, avec l’impression d’aller dans un camp de vacances avec ses meilleur.e.s ami.e.s.
Safia sait mieux que quiconque que l’élastique de la transparence peut lui péter dans la figure à tout moment.
Une fébrilité avec un mélange d’angoisse, puisque les billets pour son concert prévu à Alma ont à peine trouvé preneurs, admet-elle avec franchise. « J’ai remis le show à cet automne. J’aimerais ça jouer là, mais c’est humiliant de jouer devant 19 personnes dans une salle de 200 places et ce n’est rentable pour personne », estime Safia, qui s’inquiète de donner l’impression de se plaindre en me révélant ça.
Parce que Safia sait mieux que quiconque que l’élastique de la transparence peut lui péter dans la figure à tout moment.
Mais même si c’est pas super glorieux d’annoncer publiquement qu’on vend 20 billets sur 200, Safia n’est pas du genre à bullshiter sur sa carrière.
Même si faire des shows est son but premier comme artiste, l’autrice-compositrice-interprète ne cache pas se trouver dans un moment weird de sa carrière, où elle s’interroge sur sa place dans l’industrie dysfonctionnelle de la musique. Une réflexion qui lui trottait visiblement dans la tête dans la création de SEUM.
Pourrir au large
Quand je cherche ma place
Que le monde se tasse
Je me noie dans le noir.*
« La pandémie et plusieurs séances de psy m’ont permis de comprendre que ma notoriété n’est pas connectée avec la musique. C’est quoi, ma carrière, aujourd’hui? Je me suis fait fermer beaucoup de grandes portes », illustre Safia Nolin, qui – sauf quelques prestations virtuelles – n’a pas fait de tournée depuis celle suivant la parution de son album Dans le noir en 2018.
Avant ça, elle a vécu une période faste, du Gerrybouletgate à l’ADISQ où elle a été sacrée révélation de l’année en 2017 aux albums de reprises qu’elle a promenés un peu partout sur les scènes et dans nos oreilles.
Alors que son mini-album concept SEUM est un peu passé dans le beurre pandémique, Safia fait depuis parler d’elle pour tout sauf ce qui nous l’a fait connaître au départ. Et même lorsqu’elle parle de sa job, elle le fait sans enfiler de gants blancs. « Cette industrie est dégueulasse : un jour, j’écrirai un livre là-dessus », promet-elle, confiant que sa vie amoureuse est la seule chose qui marche bien dans sa vie à l’heure actuelle.
Pour ce qui est de la musique, elle n’a d’autres choix que de contourner l’industrie et certains grands médias pour diffuser son travail. Une trajectoire moins lucrative, au point où Safia a fait un sondage maison sur son compte Instagram au sujet de sa propre popularité. « Je voulais savoir qui consomme ma musique. J’ai 84K followers, c’est nice, mais je mets fucking beaucoup d’énergie là-dedans », admet Safia, qui se décrit comme une « artiste multiple » radicale et intense.
«Le monde pense que je suis un chacal fâché, mais je suis capable de parler.»
Le privilège d’une telle tribune l’encourage ou plutôt l’exhorte à militer pour différentes causes qui lui tiennent à cœur, parfois polarisantes. « Le monde pense que je suis un chacal fâché, mais je suis capable de parler », assure Safia, qui reconnaît chez des politicien.ne.s tels que Manon Massé et Jagmeet Singh une drive semblable à la sienne, mais « avec une grosse crisse de camomille ».
Elle ne tarit pas non plus d’éloges envers Catherine Dorion, qui lui servirait de modèle si elle se lançait en politique.
Même si ces coups de gueule virtuels génèrent souvent de la marde, elle tient mordicus à cette agora, de son propre aveu le seul endroit où elle peut s’exprimer librement sans se censurer. « Je vis sûrement ma vie naïvement, mais je suis vraiment moi-même là-dedans. Je ne dis pas mes opinions pour causer du tort à du monde, mais je suis consciente que j’ai un porte-voix », admet-elle, citant en exemple une simple publication pour dénoncer une campagne dénigrante menant à la rétractation de la microbrasserie concernée.
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«Je suis l’amalgame de tout ce que la droite déteste : je suis une grosse femme arabe lesbienne poilue.»
Safia Nolin jure ne pas jouer intentionnellement les trouble-fêtes et ne cache pas que les gens partent souvent avec un préjugé défavorable à son endroit. Elle résume ce malaise avec moins de fioriture. « Tout le monde me hait! Je suis l’amalgame de tout ce que la droite déteste : je suis une grosse femme arabe lesbienne poilue », résume-t-elle, pince-sans-rire.
L’entrevue part un peu dans tous les sens, mais la discussion va bon train. Safia parle avec franchise, fait des blagues, me donne l’impression de bruncher avec une amie.
Julie vient justement prendre notre commande. Un mini-gourmand pour safia, un classique bacon, saucisses pour moi.
Ça fait sept ans qu’elle vit dans le quartier, qu’elle adore. Tout est accessible à quelques pas et elle amène son chien Pizza-Ghetti prendre l’air au parc Pélican.
Elle n’entretient plus de rage envers les antivax, elle qui était selon ses dires la « COVID freak » de sa gang. « Je l’ai pognée en décembre et j’ai été malade durant dix jours, j’avais de grosses courbatures », raconte Safia, qui a souligné ses 30 ans le mois dernier. « Mon gâteau était un dessin de Pizza-Ghetti qui portait un chandail ACAB, c’est un running gag », raconte Safia, rappelant la polémique suscitée par son chandail ACAB (« all cops are bastards ») lors d’un concert sur les ondes de Radio-Canada.
Lorsque j’informe Safia que mon père retraité de la police de Montréal est malgré tout un bon être humain, on s’entend sur le fait qu’il était peut-être l’exception confirmant la règle.
La bouffe arrive, je troque mon stylo pour ma fourchette et la conversation dévie sur un sujet de la plus haute importance : le dernier album de Nicola Ciccone. « Je l’écoute sur repeat, c’est un woke en avance. Mon coup de cœur est la chanson Dynamite », s’enthousiasme-t-elle, ironico-admirative devant la verve millénale de l’homme derrière le ver d’oreille G.A.F.A.
Peut-être ben que t’es full legit
Mais mon amour c ’est de la dynamite (baby)
Peut-être ben que t’es full legit
Mais mon amour c’est de la dynamite.
Mais n’en déplaise à Nic, l’idole de Safia demeure Céline Dion, à qui elle consacre avec sa complice de toujours Pomme (Claire Pommet) un spectacle hommage, qu’elle présentera prochainement notamment au festival de Bourges en France le mois prochain.
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La musicienne met du ketchup ET de la mayonnaise sur ses patates. Soudain, un homme masqué en kit de course se pointe à notre table et fait un gros câlin à Safia. « Aon, t’as l’air d’un espion! », lance-t-elle au principal intéressé, qui s’avère finalement être Jay du Temple. « J’aimerais ça qu’on chill bientôt », propose-t-elle à l’animateur/humoriste, qui va déjeuner à quelques tables de nous.
Safia Nolin se décrit d’ailleurs comme une experte en chilling, « une des meilleures à Montréal », ose-t-elle.
Pas le choix de la croire. On passe un agréable moment et le temps file à mesure que nos cafés se refill.
Safia me parle de son affectation pour la toune Je sais je sais de Marjo, de Petite-Vallée, de la guerre en Ukraine, de sa discussion confrontante avec un chauffeur de taxi pro-Poutine, de ses rêves de voyager.
«Si je dis que je veux me concentrer sur la musique, j’ai quand même un devoir d’être humain de dénoncer ce qui nous fait faire un pas en arrière.»
Elle parle de musique aussi, même ça ne lui suffit plus. « Il y a un privilège d’avoir une tribune et je veux en faire quelque chose. Si je dis que je veux me concentrer sur la musique, j’ai quand même un devoir d’être humain de dénoncer ce qui nous fait faire un pas en arrière », justifie-t-elle.
Si les combats à mener demeurent légions, Safia Nolin admet que certaines luttes vont dans le bon sens, surtout si on se compare avec ailleurs. « Il faut éviter que ça devienne plaqué. Malgré une ouverture envers les personnes trans, je ne pense pas qu’elles ont moins de problèmes qu’il y a cinq ans. Au contraire, on met le spotlight sur elles », nuance la chanteuse, qui critique aussi l’extrême soutien des gens envers l’Ukraine, alors que des « affaires vraiment trash arrivent dans des pays où la population n’est pas blanche ».
Julie amène la facture. Le resto s’est rempli pas mal en deux heures. On a assez chillé à l’Oeufrier.
« Bonne course! », lance Safia au loin à Jay du Temple, qui s’apprête à sortir jogger.
« C’est vraiment le genre d’affaire qu’on ne me souhaitera jamais… », me murmure-t-elle aussitôt en riant.
Avant de partir, Safia parle de son envie de s’exporter. D’aller voir ailleurs si elle y est, quitte à jouer devant quatre personnes en Argentine. « J’ai l’impression que comme musicienne, je fitte moyen au Québec », résume l’artiste, qui a du mal aussi à se reconnaître parmi ses pairs.
Elle ajoute ne plus entretenir les mêmes ambitions qu’avant, un premier symptôme de la trentaine peut-être. « Plus jeune, je voulais aller à Tout le monde en parle, jouer dans des grosses salles, etc. Ça ne m’intéresse plus d’avoir des rêves reliés à la popularité, au succès », tranche Safia, qui espère sa place au soleil, loin des graffitis haineux et des menaces de mort.
Elle a une pensée pour son ami, le regretté Karim Ouellet, déçue que son décès n’ait pas donné lieu à des discussions sur l’ascension et la chute de nos vedettes, un tabou dans le milieu. « Je l’ai vécu aussi, j’ai été la saveur – amère – du mois, avant Hubert (Lenoir), Les Louanges etc. C’est des discussions qu’on n’a même pas entre nous, admettre que notre popularité descend… »
Ne nous reste qu’à lui souhaiter de trouver sa place, quelque part entre l’ombre et la lumière, en ayant justement en tête cette géniale reprise montrant toute l’étendue du talent de Safia Nolin.
Même si elle-même semble parfois en douter.
Ça sert à rien, j’connais déjà le chemin
Entre l’ombre et la lumière
J’ai jamais eu besoin qu’on me tienne la main
Quand j’ai eu à traverser le désert.*
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*Miroir, Dans le noir (2018)
*Mourir au large (Sunset version), SEUM (2021)
*Entre l’ombre et la lumière, Reprise, vol 1 (2016)