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Des pères en détresse se réunissent sur le web: que se passe-t-il dans ces groupes fermés?

Incursion la gorge nouée.

Par
Rose-Aimée Automne T. Morin
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« Certaines femmes cherchent le féminicide. »

Je ne savais pas trop à quoi m’attendre en joignant des groupes virtuels de pères en rupture. Je me doutais bien que j’allais croiser quelques propos pour heurter ma sensibilité féministe, mais j’imaginais surtout des repères fermés où étaient prodigués conseils et réflexions. Juste pas des réflexions sur le féminicide, mettons…

Alors, comment s’exprime la détresse dans les groupes Facebook privés voués aux pères séparés? Incursion la gorge nouée.

Se faire accepter

Il y en a qui parlent d’une crise de la masculinité, d’autres d’une période de changements profonds. Si l’origine du mal-être n’est pas nécessairement comprise, reste que près de 25% des hommes québécois vivent de la détresse psychologique. Parmi eux, des pères nouvellement séparés qui n’ont pas le réflexe de se tourner vers les institutions et qui peinent à trouver un espace sécuritaire pour se livrer. Certains peuvent alors se tourner vers le web pour trouver réconfort et outils.

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Question de comprendre les bienfaits – ou les risques – de ces lieux fermés, je les ai intégrés.

Je cherchais des groupes Facebook où on s’exprime en français. J’en ai repéré trois, tous opérés en France, mais comprenant également des membres québécois et québécoises (il arrive régulièrement que la nouvelle conjointe d’un père séparé joigne ce type de regroupement lorsqu’elle s’inquiète de l’état de son partenaire).

J’ai d’abord envoyé une demande au plus populaire, en expliquant la démarche derrière mon reportage. Un mois plus tard, je demeure sans réponse.

J’ai eu plus de chance avec le second. La communauté d’environ 500 membres a rapidement été appelée à saluer mon arrivée, via un statut : « Accueillons notre nouvelle membre, Rose-Aimée Automne T. Morin! » J’ai trouvé ça chaleureux.

J’ai également pu accéder à un autre groupe fermé où plus de 2 000 membres discutent vivement. En fait, plusieurs publications apparaissent chaque jour dans le fil de discussion. La majorité de celles que je croise, dans ce groupe comme dans le précédent, sont d’ordre juridique : est-ce qu’en cas de férié, le week-end de garde dure trois jours? Est-ce qu’on peut renoncer à la paternité? Est-ce normal de payer ce montant d’aide alimentaire? Croyez-vous que je peux déménager à telle distance sans risquer de perdre ma fille?

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Certains pères y expriment également la solitude qu’ils ressentent depuis le divorce; d’autres demandent des trucs pour rétablir la communication qui s’est rompue, il y a longtemps déjà, avec leur enfant; un petit nombre réfléchit même au lien brisé entre deux personnes qui se sont pourtant jadis tant aimées.

Chaque demande trouve de nombreuses réponses. Clairement, les internautes sont investis, empathiques… Se faufilent tout de même à travers cette vague de solidarité des commentaires qui ont de quoi faire sourciller.

Et pas besoin de faire défiler les pages très longtemps pour les trouver…

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Le groupe sur lequel se trouve ces derniers commentaires a pourtant des règles bien claires quant aux discours qui incitent à la haine ou même à ceux qui ne respectent simplement pas la courtoisie. Comment se fait-il qu’il s’y trouve toujours, alors?

Un des administrateurs de la page a accepté d’en discuter avec moi.

Les limites de l’acceptable

Avant d’en être l’un des gardiens, il a d’abord été membre du groupe fermé. Il venait de se séparer et cherchait des outils pour gérer « les choses surréalistes » qu’il vivait, m’explique-t-il.

« Ce qu’on trouve ici, c’est l’expérience. Les gens qui répondent sont passés par les mêmes épreuves que nous. Ils offrent souvent des conseils plus pointus et pertinents que ceux que nous donneraient des amis ou un avocat là pour faire de l’argent. Le but, ce n’est pas toujours d’être bienveillant, mais aussi d’aider les remises en question. D’ailleurs, c’est un endroit où chacun peut y aller facilement de ses conseils, il faut donc faire un tri. En tant qu’administrateur, c’est un peu mon rôle. Il n’y a pas forcément de vérité unique, mais lorsqu’on trouve une fausse information au niveau de la loi, il faut la rectifier, rappeler les textes et contre-balancer un peu. »

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La question juridique est effectivement épineuse. Une enquête menée par Buzzfeed révélait récemment que les conseils donnés dans ce type de groupes virtuels encourageaient parfois à transgresser la loi. Je ne peux pas en affirmer autant après un mois d’observation dans deux groupes, mais disons que certains internautes sont manifestement défavorables aux applications actuelles de la justice. J’ai par exemple croisé un échange entre deux hommes qui ont été jugés coupables de harcèlement (l’un d’eux accumulant les verdicts depuis une décennie) et qui, tout en détaillant leurs méfaits, précisaient qu’il s’agissait ici de comportements justifiés. Une simple réponse à une mère qui “bafoue les droits des pères”!

Selon le modérateur, il est toutefois rare de devoir intervenir pour des questions de violence. Quand je lui fais remarquer le commentaire au sujet des féminicides, il m’explique qu’il n’a pas été signalé et qu’il est donc passé sous son radar. S’il l’avait vu, il l’aurait effacé. Mais, il ajoute un « mais »…

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« Il y a des cas où la violence est cherchée, parce que c’est l’argument qui va permettre d’avoir une garde exclusive. Il y a des femmes qui font semblant d’être battues, qui ont préparé leurs bleus avant même que leur ex-conjoint ne sonne à la porte… »

Devant mon silence, il ajoute : « C’est le problème des associations comme la nôtre, on n’a pas beaucoup de recul. On voit cette situation quasi quotidiennement, pour nous elle est donc une réalité! Ce que je veux dire, c’est qu’on est tous déformés par le prisme de notre cadre. Je pense que c’est vrai aussi dans les groupes féministes. »

Quand je lui demande si son groupe s’oppose au féminisme, le modérateur m’explique que ce n’est pas du tout le cas : « Si je vois des propos qui sont trop haineux contre les mères, je les modère! Et nous sommes nombreux à le faire. On peut comprendre qu’il y ait une colère passagère chez nos membres, mais on ne tolère pas les préjugés. On est même féministes, en ce sens où on prône l’égalité familiale. Il y a ce modèle patriarcal historique qui perdure et donc, si le juge le veut, il trouvera toujours une raison pour justifier qu’il est de l’intérêt de l’enfant de rester avec sa mère… »

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Le combat juridique du père

Il y a quelques mois, le gouvernement du Québec a mené une série de consultations publiques au sujet de la réforme du droit de la famille. Le Journal de Québec rapporte qu’après six de ces rencontres, Sonia LeBel, la Ministre de la Justice, a déclaré que : « Il y a une perception à l’effet que le système est biaisé, que la garde [de l’enfant] est peut-être, d’entrée de jeu, donnée aux femmes beaucoup plus souvent et, selon les témoignages, sans raison apparente. » Elle a ensuite ajouté que cette perception, rapportée par les pères et de nouvelles conjointes, méritait vérification.

En attendant, d’où peut venir cette impression?

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René Bouffard, directeur de l’organisme québécois Pères Séparés, a sa petite idée : « Il y a la socialisation et les réalités masculines qui veulent, par exemple, qu’un homme soit fort. Parfois, dans un couple, les rôles sont répartis de façon dite traditionnelle : le père est pourvoyeur et la mère offre les soins. Quand la rupture survient, de tels pères se retrouvent à assumer plusieurs rôles et ils peuvent avoir l’impression de ne pas être traités de façon égale par le système. Ils sentent qu’ils doivent faire la preuve de leurs capacités parentales bien plus que leur conjointe. »

Il y aurait donc le cadre strict de la masculinité, puis ce qu’on attend des pères séparés. Deux réalités qui ne se conjuguent pas nécessairement facilement.

Selon René Bouffard, le décalage ressenti peut également trouver sa source dans les conditions de la rupture : « Sept fois sur dix, la séparation est enclenchée par la maman. La personne qui a pris la décision de quitter a déjà cheminé, elle a déjà réfléchi à la suite. Je ne vous dis pas que sa situation est plus simple, sauf que l’autre partenaire n’est pas au même niveau. Sept fois sur dix, donc, c’est le père qui se retrouve en état de choc. »

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À ce rayon, Pères Séparés accompagne majoritairement des hommes vivant dans une certaine fragilité socioéconomique. « Ils viennent d’abord vers nous pour recevoir des informations légales, m’explique le directeur. Mais au fond, leur véritable crainte, c’est de perdre contact avec leurs enfants. Le point d’ancrage de l’ensemble de nos services, c’est donc le maintien et le renforcement du lien père-enfant. »

L’organisme est l’une des ressources du Réseau de la santé et des services sociaux. Il offre différents outils aux pères en quête d’accompagnement, notamment un centre de soutien téléphonique, un service de rencontres individuelles, une clinique de conseils juridiques tenue gracieusement toutes les six semaines par un avocat, et des groupes de soutien.

« C’est notre service phare, précise le directeur. On regroupe des pères qui vivent une séparation pour favoriser l’expression de leurs émotions et briser leur isolement. C’est incroyable comme la magie opère, mais il y a des règles! On ne dit pas n’importe quoi; on parle au « je » pour éviter d’être dans le blâme; on écoute; on ne juge pas; on évite les généralités; et on limite autant que possible les conseils. On dit souvent qu’on va essayer de passer du blâme à ce qui est en notre pouvoir. Il faut être deux pour se séparer, il y a une partie qui revient à l’un comme à l’autre. Maintenant, qu’est-ce qui est de notre ressort? On travaille avec les pères pour créer une communication respectueuse en visant la coparentalité. Toujours. »

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Où exprimer la colère?

Revenons aux groupes en ligne. Au-delà de la recherche de renseignements juridiques, il est évident que certains utilisent ces réseaux pour exprimer une souffrance vertigineuse.

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Est-ce que le web leur offre vraiment le filet de sécurité nécessaire pour les aider à traverser l’épreuve? Le directeur de Pères Séparés se montre prudent : « On songe à développer un volet en ligne, mais c’est important de voir ces gars-là, d’observer leur gestuelle! Quand on leur demande comment ils vont, ils nous disent souvent que tout est beau… Mais quand on prend le temps de les rencontrer, on peut voir un écart entre la santé réelle et la santé perçue. »

Et il y a la colère, cet élément non-négligeable. L’exprimer en personne peut susciter des réactions différentes que lorsque tout demeure virtuel. « On peut comprendre la colère, m’explique René Bouffard. C’est une réaction aussi valide que l’anxiété ou la honte, mais on ne peut pas accepter toutes manières de la verbaliser. On va donc parfois reformuler les propos du père pour lui montrer comment doit s’exprimer cette émotion. »

L’administrateur du groupe Facebook rencontré plus tôt considère quant à lui que les lieux virtuels offrent un complément aux services en personne, et non pas une alternative: « Je pense qu’on fait un travail différent des associations locales. Les gens viennent pour poser une question, ensuite on n’a des nouvelles que sporadiquement. Maintenant, il faut aussi du soutien psychologique! Ça arrive d’ailleurs qu’on s’attache à un membre. Il y a des papas en détresse pour lesquels j’ai parcouru de grandes distances, simplement parce que je tenais à les rencontrer. On peut aussi avoir des discussions de groupe sur Messenger… Bref, même si on n’est pas proches géographiquement, il y a des réseaux qui peuvent se mettre en place. »

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Des réseaux qui, d’après mon observation, sont de bons prétextes à une communication nécessaire, mais qui devraient tout de même être plus étroitement surveillés. Parce que personne ne gagne à ce que la ligne entre « détresse masculine » et « haine des femmes » ne soit brouillée. Crise ou pas. Anonymat virtuel ou pas.

Si vous souffrez, n’hésitez surtout pas à contacter la ligne d’écoute Tel-aide.