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Des oreilles à la peau : histoires de tatouages musicaux

Avoir la musique dans la peau.

Par
Benoît Lelièvre
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Mon premier tatouage était un cadeau de fête de ma conjointe. Lorsqu’elle me l’a offert, elle a spécifié : « Choisis une citation de livre que tu veux avoir sur ta peau et on ira au salon ensemble. » Ça m’a pris six mois pour me faire une tête. J’ai finalement jeté mon dévolu sur un paragraphe de la page 120 de Get in the Van, les journaux de tournée d’Henry Rollins avec son premier groupe Black Flag :

The initial inception must be pure. All energy must be put to use. The end must never leave your sight. Complete destruction must be had. You must maintain drive that goes beyond obsession, beyond purpose, beyond reason. Every movement must be in the forward direction. When in the woods, seek the clearing. The path shines so bright it’s almost blinding.

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C’était en 2010, j’avais 27 ans. La question que tout le monde se pose avant un premier tatouage, c’est : « Est-ce que je vais regretter? Qu’est-ce qui se passe si je trouve ça laid ou stupide quand je deviens plus vieux. » C’est pas exactement ce qui m’est venu en tête la première fois que je me suis regardé dans le miroir, mais plutôt : « Wow, pourquoi ai-je donc attendu aussi longtemps? »

Bientôt douze ans après mon premier coup d’encre, j’aime toujours autant mon premier tatouage. Le look ET le contenu. Ces mots font aujourd’hui partie de moi, tout comme la philosophie et l’éthique de travail d’Henry Rollins. C’est comme une note laissée par un grand frère. Je suis d’ailleurs loin d’être le seul à avoir un tatouage musical et à encore l’aimer. Ça semble être presque un passage obligé chez les gens tatoués. Plusieurs collègues en ont un. La plupart des tatoué.e.s que je connais en ont un aussi.

Je suis donc parti à la recherche d’histoires de tatouages musicaux dans mon entourage et sur internet pour essayer de mieux comprendre l’origine de ce phénomène.

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Vincent

« J’avais encore aucun tatouage mais j’étais curieux et je voulais expérimenter. Pour un jeune de 19-20 ans, ça peut être un gros move, on se le cachera pas. Ayant peur de faire un move impulsif, je me suis laissé quelques semaines/mois pour y penser (ça fait drôle à dire alors qu’aujourd’hui, je peux me décider en un avant-midi pour un tattoo », m’explique Vincent, un travailleur communautaire de 25 ans qui s’est fait tatouer l’avant-bras en hommage au groupe québécois Karkwa.

«J’ai découvert Karkwa quand j’étais ado, donc en plein développement et en plein changement d’identité.»

« Ç’a été le premier band/artiste québ que j’ai commencé à écouter de manière assez récurrente quand mon père m’a offert leur CD Les tremblements s’immobilisent pour Noël », me raconte-t-il avec nostalgie. « J’ai découvert Karkwa quand j’étais ado, donc en plein développement et en plein changement d’identité. À cet âge-là, on est constamment influencé par notre entourage. C’est clair que nos goûts musicaux évoluent après. Entre-temps, en vieillissant, j’ai découvert d’autres artistes super intéressants qui m’ont marqué, mais jamais autant que Karkwa. »

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Vincent m’explique aussi que son tatouage et sa relation avec Karkwa sont symboliques de sa relation avec son père, qui lui a originalement offert l’album. Ses deux parents sont musiciens et l’ont élevé dans un environnement propice à la découverte musicale. « Même si aujourd’hui, nos opinions politiques diffèrent de plus en plus (apparemment que je fais partie des “wokes” selon mon père), on réussit encore et toujours à garder un point d’attache. »

Manon

« Le 16 juillet dernier (le lendemain de mon anniversaire), l’artiste rappeur Laylow a sorti un album que j’attendais énormément, L’Étrange Histoire de Mr. Anderson, un album dont la conception fait penser à un film », me raconte ma collègue Manon, qui s’est fait tatouer au bureau en décembre dernier. Une nouvelle tradition de Noël urbanienne née de nécessité pandémie (il fallait avoir des activités individuelles pour le party de bureau).

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« Je suis très fan de Laylow parce qu’il a son univers propre, très visuel, très cinématographique. J’aime énormément quand un artiste mélange musique et cinéma. Parmi tous les sons de l’album, il y en a un particulièrement que j’adore. C’est Spécial en feat avec Nekfeu et Foushée. »

«J’aime bien que ça soit suggéré et qu’on le sache pas tout de suite.»

À un moment dans le clip (à 1:28 pour les curieux et curieuses), on voit Foushée avec une marguerite entre ses doigts, dont elle coupe les pétales pour faire une sorte de fleur carrée. Elle ne laisse les pétales intacts que sur un côté. Manon a décidé de se faire tatouer cette fleur : « Je voulais pas forcément d’un tatouage qui rappelle directement un artiste, j’aime bien que ça soit suggéré et qu’on le sache pas tout de suite. Ça peut sembler juste être une fleur retravaillée, mais y’a une petite histoire derrière. »

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Manon a choisi cette fleur en référence à cet album qui l’a beaucoup marquée. Elle a découvert L’Étrange Histoire de Mr. Anderson peu de temps avant de partir de France pour aller vivre au Canada. C’est un clin d’œil à sa nouvelle histoire à elle.

Jean

On dit souvent que le punk est plus qu’une musique. Que c’est une éthique et un style de vie en soi. C’est le genre de philosophie qu’on a sous la peau, métaphoriquement ou non. Pour Jean, un tatouage du groupe punk français Bérurier Noir était une idée qui avait du sens émotionellement et intellectuellement : « S’il y a un groupe qui est logique d’avoir sous la peau, c’est bien lui. Son univers a fait rayonner la marge d’une époque où le tatouage n’était pas encore démocratisé. C’est donc à la fois une façon d’honorer les revendications du groupe que de s’inscrire en continuité avec un patrimoine alternatif. »

«C’est à la fois une façon d’honorer les revendications du groupe que de s’inscrire en continuité avec un patrimoine alternatif.»

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C’est sur le lecteur CD portatif de sa grande sœur que Jean a entendu pour la première fois le groupe mythique. « La première écoute est ardue pour tout le monde, dit-il. C’est incisif, froid, cru, bref proche du désagréable. Je réalisais déjà sa singularité, mais c’est bien plus tard que j’ai adhéré à sa beauté. »

Les années n’affectent d’ailleurs pas sa relation à son tatouage ou aux idées de Bérurier Noir : « Je vieillis en harmonie avec ce coin d’encre. L’œuvre du groupe dégage toujours cette magnifique violence désespérée. La lutte des oubliés est au cœur de son message et celle-ci m’a beaucoup guidé dans mon parcours. L’avoir ainsi gravée suggère un état d’esprit qu’il ne faut jamais perdre de vue. »

À la lumière de ces témoignages, l’héritage musical chez les personnes tatouées devient plus clair pour moi. Loin d’être une déclaration d’amour éternelle à un.e artiste (parfois ce l’est, mais toujours), c’est plutôt une façon de capturer des moments, des époques, et de les transporter avec nous pendant toute notre vie.

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Un tatouage (comme une chanson) rappelle des sentiments, une manière de penser et une époque. Un tatouage musical, c’est une façon de ne jamais oublier qui on a été ou même le chemin parcouru.