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Des famines créées par l’Homme pour alimenter les guerres
«Je me sens parfois si faible que j’ai peur de ne pas avoir assez de lait pour nourrir mon bébé. Parfois, je sens que je vais m’écrouler, et quand je suis debout, ma vue s’embrouille.» Martha Nyandit, 42 ans et mère de six enfants, résume ainsi son quotidien au Soudan du Sud, où la moitié de la population est en situation d’insuffisance alimentaire. Au total, ce sont plus de 20 millions de personnes qui risquent de mourir de faim au Yémen et dans la Grande Corne de l’Afrique au cours des prochains mois.
Si nous associons uniquement les famines aux sécheresses, quand il va finir par pleuvoir, le grand public va se dire que la crise est réglée.
La famine qui sévit au Yémen, au Soudan du Sud, en Somalie et au Nigéria – et qui menace de s’étendre rapidement au Kenya et à l’Éthiopie – n’est rien de moins que la «pire crise humanitaire depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale», a déclaré à la mi-mars le secrétaire général adjoint aux affaires humanitaires et coordonnateur des secours d’urgence des Nations unies (ONU), Stephen O’Brien.
Comme ces pays concernés sont touchés à intervalles réguliers à la fois par des famines et par des sécheresses, plusieurs relient les deux phénomènes. Une grossière erreur, selon les quatre experts entendus le 27 avril à la conférence «Les causes des famines», organisée par le blogue Un seul monde de l’Association québécoise des organismes de coopération internationale (AQOCI) en collaboration avec le Centre interdisciplinaire de recherche en développement international et société (CIRDIS).
Il y a une dimension climatique à la famine, mais la cause principale est la violence politique et les problèmes de gouvernance.
«Si nous associons uniquement les famines aux sécheresses, quand il va finir par pleuvoir, le grand public va se dire que la crise est réglée. Les gens vont donc arrêter de donner aux organisations d’aide humanitaire», a fait remarquer Maïka Sondarjee, candidate au doctorat en science politique à l’Université de Toronto qui s’intéresse particulièrement à la Somalie. «Sauf qu’il n’y aura pas de récolte viable avant plusieurs mois…»
«Oui, il y a une dimension climatique à la famine, mais la cause principale est la violence politique et les problèmes de gouvernance», a précisé Lee J.M. Seymour, titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur la violence politique et professeur agrégé au département de science politique de l’Université de Montréal. «Les pays touchés par la famine sont ceux affectés par la guerre. Au Soudan du Sud, les zones plus affectées sont celles où les groupes armés ciblent intentionnellement la population civile, considérée comme un élément-clé dans la dynamique de guerre civile» qui dure depuis 2013.
Certaines régions touchées par la famine demeurent hors de portée des travailleurs humanitaires.
Même chose au Yémen, où les combats entre le gouvernement et les rebelles houthis font rage depuis 2015. «Comme toutes les infrastructures sont endommagées, les prix ont flambé et aujourd’hui, 70% de la population a besoin d’aide humanitaire», révèle Cecilia Millan, coordonnatrice des programmes humanitaires et Moyen-Orient chez Oxfam-Québec, qui a œuvré plusieurs pays du secteur. «Pour éviter la catastrophe, il est essentiel que la population retrouve un accès plus régulier aux produits alimentaires et d’hygiène de base.»
Car dans tous les pays actuellement touchés par la famine – dont les contextes particuliers mériteraient chacun un autre article –, certaines régions demeurent hors de portée des travailleurs humanitaires. Entre autres parce que les «routes» (bien souvent des pistes en terre) y sont impraticables ou que les habitants se sont réfugiés dans des zones marécageuses.
«Un des éléments importants du problème est l’instrumentalisation de la famine comme arme de guerre», explique Aristide Nononsi, expert indépendant mandaté par le Conseil des Droits de l’Homme de l’ONU au Soudan. Car les différentes factions en conflit tentent souvent de transformer cette tragédie en avantages stratégiques. Les seigneurs de guerre attaquent des convois alimentaires d’urgence, puis y prélèvent une «taxe » qui sert à nourrir leurs propres troupes, par exemple. Et autant les rebelles que les forces gouvernementales bloquent l’accès à certaines régions touchées, parce qu’ils considèrent que leurs habitants sont «déloyaux».
La pression citoyenne peut prendre diverses formes.
Comment aider?
Mais que peuvent faire les habitants d’un pays à la réalité – autant quotidienne que géographique – aussi éloignée que la nôtre de celles des Yéménites, des Sud-Soudanais et consort? Sans doute plus que vous le pensez.
«Vous êtes des acteurs politiques», a souligné M. Nononsi le 27 avril. «Vous pouvez pousser le gouvernement canadien à en faire plus sur la scène internationale si vous croyez que c’est nécessaire.» La pression citoyenne peut prendre diverses formes, des pétitions aux manifestations en passant par l’envoi massif de lettre de plaidoyer aux députés fédéraux, entre autres pour qu’ils augmentent les budgets alloués à l’aide humanitaire et au développement international.
Votre autre levier se trouve dans votre portefeuille. Car si les besoins financiers sont immenses – l’ONU estimait récemment à 2,1 milliards de dollars américains pour le Yémen seulement – la réponse des donateurs internationaux se fait attendre. Début avril, seuls 20% des 4,4 milliards nécessaires pour la région touchée avaient été recueillis. «Nous constations une grande fatigue des donateurs devant ces problèmes récurrents, a noté Lee Seymour. Même chose du côté des diplomates, qui sont exaspérés de voir que la situation ne s’améliore pas.»
Mais cette solidarité ne doit pas se matérialiser n’importe comment.
D’où l’importance de sensibiliser de nouveaux donateurs, peu importe leur budget. «Vous savez, dans ces pays-là 20 dollars canadiens, c’est beaucoup!», a assuré Cecilia Millan. «Et ça va plus loin que le montant: en donnant, tu te solidarises avec l’action humanitaire sur le terrain et tu reconnais l’importance d’aider ceux qui ont faim.»
Mais attention, cette solidarité ne doit pas se matérialiser n’importe comment. Oui, la vedette française des réseaux sociaux Jérôme Jarré a bien réussi à récolter 2 millions $, qu’il a transformés en 60 tonnes de denrées et d’eau acheminée en Somalie sur un coup de tête. Mais son geste est qualifié d’«irresponsable» par plusieurs spécialistes, entre autres parce qu’il est très complexe d’assurer la livraison d’une telle cargaison aux habitants sans un réseau bien implanté sur le terrain. «Ce genre d’aide nuit à l’autosuffisance d’un pays, au développement humain et à la réduction des inégalités au niveau national», a résumé Maïka Sondarjee dans une lettre ouverte publiée dans Le Devoir.
À qui donner?
Il est donc toujours préférable de donner aux organisations humanitaires présentes sur le terrain, ou alors à des initiatives comme la Coalition humanitaire. Cet «organisme parapluie» regroupe sept grandes organisations non gouvernementales (ONG) canadiennes – Aide à l’enfance Canada, CARE Canada, Islamic Relief Canada, l’Organisation de secours luthérienne mondiale canadienne, Oxfam Canada, Oxfam-Québec et Plan Canada – actives depuis plusieurs années dans les pays touchés par la famine.
La Coalition mène actuellement une campagne conjointe pour venir en aide aux populations du Soudan du Sud, du Yémen, de la Somalie, du Nigeria, de l’Éthiopie et du Kenya. «Ces pays vivent tous la même histoire et leurs populations ont les mêmes besoins, donc ça a plus d’impact de les réunir et de redistribuer les dons», a fait valoir Cecilia Millan.
On ne peut pas débarquer en Afrique pour aider. Tout ce qu’on peut faire, c’est amasser des sous et leur envoyer.
En 2011, la Coalition humanitaire avait amassé 6 millions de dollars canadiens pour venir en aide aux 13,3 millions d’habitants de la Corne de l’Afrique alors aux prises avec un autre épisode de famine. Même les humoristes québécois s’étaient impliqués: 16 d’entre eux, dont Laurent Paquin et Martin Matte, avaient participé à un spectacle-bénéfice au profit de la Coalition.
«Pourquoi moi j’ai tout ce que je veux, je mange à ma faim, alors que de l’autre côté de l’océan, des gens meurent de faim?», se questionnait à l’époque Louis-José Houde. «On est impuissant [face] à ça. On ne peut pas débarquer en Afrique pour aider. Tout ce qu’on peut faire, c’est amasser des sous et leur envoyer.»
Pour lire un autre texte de Benoîte Labrosse: «La ville de la semaine: Ouagadougou».
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