Logo

Des ateliers pour inculquer les valeurs féministes aux ados du quartier Saint-Michel

« C’est toute une chaîne de violence qu’on essaie de briser. »

Publicité

Une ambiance survoltée règne dans le petit local de la Maison d’Haïti où sont entassé.e.s une quinzaine d’adolescent.e.s autour d’une table. Le groupe tente de s’entendre sur une vidéo YouTube à diffuser sur l’écran plat accroché au fond de la salle. Son choix s’arrête finalement sur le vidéoclip de la chanson Shake du streamer américain IShowSpeed.

Si c’est la première fois que j’entends la mélodie, ce n’est visiblement pas le cas des jeunes qui m’entourent : plusieurs bondissent de leur chaise pour imiter les mouvements de danse du populaire youtubeur suivi par 6,9 millions d’abonné.e.s.

La scène est paradoxale. Ces ados sont rassemblé.e.s pour assister à un atelier sur le sexisme. Or, IShowSpeed a récemment été banni à vie de tous les jeux de la compagnie Riot Games après avoir tenu des propos misogynes et avoir violemment insulté une joueuse en direct sur sa chaîne, lui criant de « quitter ce putain de jeu et de faire la vaisselle de son mari ». Le streamer avait déjà été banni de la plateforme Twitch l’an dernier après avoir menacé de viol une influenceuse en direct.

Publicité

Pas le meilleur modèle de masculinité positive, donc. Mais la chanson se termine et les jeunes réclament aussitôt un autre hit du youtubeur.

« Ok, tout le monde, on va commencer », interrompt Orlando Ceide, chargé de projet à la Maison d’Haïti, en pénétrant dans la pièce. Il est accompagné de Guerda Amazan, directrice générale adjointe de la Maison d’Haïti et animatrice du jour, Marianna Chiossi, chargée de projet, et Jean Wedne Collin, intervenant.

« Les filles sont toutes des putes »

L’atelier-discussion qui s’apprête à débuter s’inscrit dans le cadre de Projet Gars et de Juste pour elles, deux programmes de la Maison d’Haïti – un centre d’accueil et de référencement pour les personnes immigrantes – qui ont respectivement pour objectif de guider positivement les garçons et les filles de 10 à 17 ans en échangeant avec eux et elles sur des thématiques comme le consentement sexuel, la masculinité positive, le féminisme, les identités de genre, les émotions, les relations saines et l’acceptation de soi.

Publicité

L’activité du jour porte sur les stéréotypes sexistes et réunit exceptionnellement les garçons et les filles.

Guera Amazan leur demande d’abord de piger chacun.e un bout de papier parmi ceux éparpillés sur la table, sur lesquels sont inscrits des termes en lien avec la thématique du jour. Tour à tour, les ados sont invité.e.s à s’exprimer sur le mot pigé.

« Tu peux discriminer quelqu’un parce que c’est une fille, en lui disant que sa place est dans la cuisine », suggère un garçon au sujet du mot « discrimination ».

Publicité

« La discrimination, c’est comme tantôt, vous avez dit qu’on va aller jouer au soccer, mais y’aura des hommes qui vont dire que vous pouvez pas jouer parce que vous êtes une femme », poursuit-il.

«Si un homme utilise une femme comme un objet, et il lui dit “va cuisiner” ou “va faire la vaisselle”, c’est sexiste.»

« Si un homme utilise une femme comme un objet, et il lui dit “va cuisiner” ou “va faire la vaisselle”, c’est sexiste. Parce que l’homme se croit supérieur à la femme », renchérit un autre, dont les propos me rappellent ceux du streamer IShowSpeed.

Une jeune fille qui a pigé le mot « préjugé » avoue qu’elle n’en connait pas la signification exacte, avant de déduire qu’« il y a “jugé” dedans, et juger, c’est observer une personne et penser quelque chose à cause de son sexe, son apparence ou autre chose ».

Publicité

Au sujet du mot « sexisme », un garçon mentionne, sourire en coin : « Ça me rappelle une chanson qui a des paroles… inappropriées envers les femmes. » Ses amis ricanent.

L’animatrice poursuit en leur présentant quelques définitions des termes « stéréotypes » et « sexisme », puis la discussion bifurque vers le consentement et les identités de genre. Guera Amazan explique brièvement la distinction entre sexe et genre.

Vers la fin de l’atelier, je lève la main pour demander aux ados quels sont les stéréotypes sexistes qu’ils et elles entendent régulièrement.

« Les gars, ils disent beaucoup que les filles sont toutes des putes. Peut-être qu’il y en a que c’est vrai, mais pas toutes », me répond une fille de 16 ans.

«Depuis que je suis en secondaire 3, presque tous les gars de ma classe, ils ne font qu’insulter les filles.»

Publicité

« Moi, depuis que je suis en secondaire 3, presque tous les gars de ma classe, ils ne font qu’insulter les filles, ajoute une autre. Soit une fille est une salope ou elle est moche. J’essaie de les conscientiser en disant “Et si c’était votre sœur?”, mais on dirait que ça ne fait rien. »

« On dit toujours que les filles sont plus matures que les gars », mentionne à son tour un garçon de 13 ans.

Je leur demande ce que l’on dit sur les garçons et les hommes.

« Parfois, les hommes vont vivre de la violence ou de la peine, mais ils ne vont rien dire parce qu’ils veulent paraître forts », répond une adolescente.

« Oui, on dit qu’un homme, ça ne pleure pas », rétorque un garçon.

« Il faut leur apprendre à s’aimer »

Au terme de l’activité, je m’assois avec Orlando Ceide et Marianna Chiossi, respectivement responsables de Projet Gars et de Juste pour elles, pendant que les jeunes mangent du melon d’eau sur la terrasse.

Publicité

Orlando et Marianna m’expliquent que Juste pour elles a d’abord vu le jour en 2013, dans le but d’outiller les filles pour qu’elles puissent éviter les pièges de l’exploitation sexuelle, un fléau très présent dans Saint-Michel, l’un des quartiers les plus défavorisés de la métropole.

Marianna Chiossi, responsable de Juste pour elles, Jean Wedne Collin, intervenant, Guerda Amazan, directrice générale adjointe de la Maison d’Haïti et Orlando Ceide, responsable de Projet Gars.
Marianna Chiossi, responsable de Juste pour elles, Jean Wedne Collin, intervenant, Guerda Amazan, directrice générale adjointe de la Maison d’Haïti et Orlando Ceide, responsable de Projet Gars.

« C’est devenu un peu comme un safe space pour parler des problématiques que vivent les filles à l’adolescence, indique Marianna Chiossi. Dans le quartier, elles vivent beaucoup d’hypersexualisation, de harcèlement, elles se font approcher par des proxénètes… Et on remarque que les problèmes de quartier s’accentuent à l’école au lieu de s’apaiser. »

Publicité

Marianna fait notamment référence à l’école Louis-Joseph-Papineau, surnommée « le bunker » ou « la prison » en raison de l’absence de fenêtres.

«Dans le quartier, les filles vivent beaucoup d’hypersexualisation, de harcèlement, elles se font approcher par des proxénètes.»

« Avec les filles, on parle aussi beaucoup d’estime de soi, poursuit-elle. On se rend compte que souvent, les adolescentes ne savent pas combien d’espace elles peuvent prendre, autant dans la famille que dans la société et à l’école. Il faut leur apprendre à prendre leur place, à s’aimer. Elles ont beaucoup de pression de la société, qui leur dit qu’elles ne sont pas assez belles, pas assez ci, pas assez ça. »

« Elles subissent beaucoup de micro-agressions – et d’agressions tout court – de la part des garçons, et elles ne savent pas comment répondre à ça. C’est toute une chaîne de violence, en fin de compte, qu’on essaie de briser. »

Publicité

Contexte interculturel

Puisque les relations saines et le consentement passent aussi par l’éducation des garçons, Projet Gars a été créé en 2020 pour aider les adolescents à « affronter les effets pervers et négatifs qu’entraîne le phénomène de l’hypersexualisation et de la masculinité toxique ».

« L’objectif du projet, c’est d’inculquer des valeurs féministes chez les jeunes dans une perspective de redéfinition de l’identité masculine, tout ça en contexte interculturel », explique Orlando Ceide.

Contexte interculturel, puisque les personnes immigrantes constituent tout près de la moitié de la population micheloise, selon un rapport de Vivre Saint-Michel en santé datant de 2019.

« On a des jeunes venant de diverses communautés, qui sont là pour parler avec nous de sujets parfois très difficiles, souligne Orlando. Parler d’identités de genre avec des jeunes de confession musulmane, ou des jeunes de la communauté haïtienne – qui a une forte tendance protestante – ce n’est pas toujours évident. On doit développer une proximité et un lien de confiance très fort avec les jeunes, mais aussi avec leurs parents, parce qu’il faut avoir leur consentement. »

Publicité

Pour y arriver, la Maison d’Haïti propose des ateliers de compétences parentales, de francisation et de littératie financière aux parents pendant que leurs enfants assistent eux aussi à des ateliers ou prennent part à des activités sportives ou artistiques.

Quant aux jeunes, l’organisme les rejoint en passant par les écoles du quartier, où elle organise des Dîners de gars et des Dîners de filles pendant l’année scolaire. Mais les premiers contacts entre les intervenant.e.s et les jeunes se font aussi beaucoup dans la rue.

«On traîne dans le quartier, dans les parcs, sur les terrains de basket-ball.»

« On traîne dans le quartier, dans les parcs, sur les terrains de basket-ball, raconte Orlando. On se met à jouer avec eux pour créer un premier lien. On leur demande ce qu’ils aiment faire, et on mise sur leurs intérêts pour les inciter à passer à la Maison d’Haïti. On leur propose de venir jouer à la PS4 ou au basket ici. »

Publicité

« Une fois que ce lien de confiance là est établi, ils sont plus enclins à participer aux activités et aux ateliers qu’on organise et à écouter ce qu’on a à leur dire. »

David contre Goliath

En entendant certaines réponses des jeunes pendant l’atelier, on pourrait croire que les mentalités n’ont pas beaucoup évolué au fil des années. Les filles se font encore traiter de « putes » et les garçons peinent à se montrer vulnérables. Les deux intervenant.e.s se font toutefois rassurants.

« C’est sûr que ça varie vraiment d’un jeune à l’autre. Il y a des jeunes qui partent de plus loin, qui ont besoin de suivis individuels à l’extérieur des ateliers », commence Orlando.

« Mais en général, il y a beaucoup de progrès, poursuit Marianna. Les filles, particulièrement, sont très ouvertes par rapport à l’équité des genres, elles nous apprennent même des choses sur la diversité de genre. »

En tentant d’éduquer les jeunes, la chargée de projet avoue cependant avoir l’impression de se battre contre un adversaire beaucoup plus puissant qu’elle : les réseaux sociaux.

Publicité

« Les jeunes passent au moins deux heures par semaine avec nous, mais ils passent beaucoup plus de temps sur Instagram et sur TikTok, note-t-elle. Des fois, on finit de donner un atelier sur le consentement, puis les jeunes ouvrent leurs réseaux sociaux et ils voient plein d’exemples de choses qui sont tout à fait en contradiction avec ce qu’on vient de leur dire. On doit beaucoup répéter nos messages pour que les jeunes les intègrent dans ce contexte-là. »

Alors que nous mettons fin à notre entretien pour qu’Orlando et Marianna puissent accompagner les ados au terrain de soccer, je repense au youtubeur IShowSpeed et à ces influenceurs qui déversent leur misogynie éhontée sur le web. Je me dis qu’heureusement qu’il y a des initiatives comme celles de la Maison d’Haïti pour rappeler aux jeunes que l’empathie, la vulnérabilité et l’amour sont plus puissants que la haine.

Commentaires
Aucun commentaire pour le moment.
Soyez le premier à commenter!

À consulter aussi