« J’avais plus peur de l’instructeur que de prendre le volant. »
« Le prof m’a proposé à quelques reprises qu’on fasse des pratiques ensemble “juste pour le fun”. »
« J’ai reçu tellement de commentaires infantilisants que je n’ai jamais eu le courage de refaire mon examen. »
« Je me sentais comme LA cruche dans une joke de blonde. »
« Le moniteur a commenté mon habillement pendant tout le cours. »
Ce n’est qu’une infime partie des témoignages troublants que j’ai reçus cette semaine, dans le cadre d’un appel à témoignages sur les stéréotypes liés au genre qui perdurent dans le milieu des écoles de conduite.
Bien que ces histoires ne soient heureusement pas représentatives de toutes les expériences, on ne parle pas de cas isolés. #Not all écoles de conduite, comme on dit.
Femme au volant, mort au tournant
En 2019, les femmes représentaient 48,4 % des titulaires de permis de conduire au Québec, contre 37,7 % en 1978.
Si les femmes occupent aujourd’hui la moitié des routes, le chemin vers l’obtention de la précieuse carte n’est pas de tout repos pour bon nombre d’entre elles.
«l’instructrice était très condescendante avec moi. J’avais l’impression qu’elle me prenait vraiment pour une idiote […] ça m’a complètement déstabilisée.»
« Quand j’avais 18 ans, ça m’a pris beaucoup de motivation pour aller faire mon cours de conduite parce qu’être derrière le volant me causait beaucoup d’anxiété. Mais je me suis beaucoup pratiquée avec mes parents, et je me considérais comme compétente et prudente », me confie Ariane, fin trentaine, originaire de la banlieue de Montréal et aujourd’hui installée dans la métropole.
« À l’époque, je ne m’en rendais pas compte, mais j’étais vraiment dans les standards de beauté : une belle grande blonde, jeune, mince, avec une grosse poitrine, poursuit-elle. Quand je me suis présentée à mon examen pratique, l’instructrice était très condescendante avec moi. J’avais l’impression qu’elle me prenait vraiment pour une idiote, qu’elle me jugeait et ça m’a complètement déstabilisée. »
Peu en confiance, la nervosité d’Ariane atteint des sommets pendant son examen, ce qui lui fait commettre des erreurs. Résultat : elle échoue. « Au fil des années, j’ai repassé mes examens théoriques à plusieurs reprises, mais je n’ai jamais eu le courage de refaire d’examen pratique. J’aurais trop peur de tomber sur le m ême genre d’évaluatrice », révèle-t-elle, en spécifiant que le mépris dont elle a fait l’objet à l’époque est une des raisons de sa crainte. « Oui, je considère que ça s’est passé comme ça en raison de mon genre, mais aussi de mon apparence », déplore la jeune maman, qui se débrouille comme elle peut sans voiture.
À ce jour, Ariane n’a toujours pas son permis de conduire.
Sexisme en quatrième vitesse
« Comme dans tous les milieux traditionnellement investis par les hommes, les préjugés basés sur le genre sont malheureusement encore bien présents. Et ils peuvent être véhiculés autant par des hommes que par des femmes », affirme d’emblée, Marie-Ève Desroches, chargée du projet « Femmes et rapport à la ville » à la Table des groupes de femmes de Montréal, un organisme oeuvrant pour la promotion et la défense des intérêts des femmes dans une perspective féministe.
Bien que la grande majorité des instructeurs de conduite soient des hommes, certaines femmes qui occupent ces postes et évoluent dans ce milieu font parfois preuve de misogynie internalisée, un comportement duquel a souffert Ariane au contact de son instructrice.
« Dans le cas plus précis des cours de conduite, on peut supposer que plusieurs comportements problématiques surviennent dans une voiture, mentionne-t-elle. On parle donc d’un milieu clos, sans issue et sans témoin. De plus, le rapport de pouvoir est exacerbé par rapport à l’instructeur, bien souvent un homme, en position d’autorité. »
«le moniteur a commencé à commenter mes vêtements, qu’il qualifiait de trop révélateurs.[…] Je n’ai jamais remis les pieds dans cette école»
Leila, une jeune quarantenaire établie à Montréal, en sait quelque chose. « J’ai pris mon premier cours de conduite à trente ans, ce qui est tard par rapport à la moyenne des gens, m’explique-t-elle. J’avais toujours le même instructeur pour mes cours pratiques. Il était très à l’aise avec moi. Je pense que notre origine maghrébine commune lui donnait une impression de grande familiarité avec moi. Au fil des cours, il s’est mis à tenir des propos extrêmement sexistes et misogynes. Là où ça a dépassé les bornes, c’est quand il a commencé à commenter mon apparence et mes vêtements, qu’il qualifiait de trop révélateurs. Dans des moments comme ça, je deviens “lionne” et j’ai pas pu m’empêcher de le confronter. »
Choquée, Leila gare le véhicule et sort de la voiture en trombe. Elle n’a jamais remis les pieds dans cette école. Elle a cependant fait une plainte auprès de l’établissement, ce qui n’a pas donné grand-chose, selon ses dires.
« Ça m’a pris dix ans avant de retourner prendre des cours! », me révèle Leila, manifestement troublée par cette expérience. « Cet été, j’ai pris mon courage à deux mains, je me suis réinscrite à des cours pratiques dans une toute nouvelle école et peux-tu croire que je suis tombée sur le même genre de moniteur, qui tenait le même genre de propos sexistes? Il était aussi très agressif et impatient. Faque je me suis encore pognée avec! » ajoute-t-elle, la voix teintée d’un rire jaune.
«J’ai peur de tomber sur un moniteur problématique. J’ai peur du moniteur plus que du test»
Après deux leçons avec le moniteur en question, Leila demande de changer d’instructeur. Elle ne se sent pas en sécurité avec lui et considère qu’il ne s’agit pas d’un contexte d’apprentissage adéquat. Elle a alors la chance de tomber sur un professeur beaucoup plus patient, avec lequel elle se sent en confiance. Elle retient cependant que le personnel de l’école lui a indiqué souvent recevoir ce type de plaintes, sans trop spécifier le type de mesures prises dans de pareilles circonstances. « Là, ça se passe bien, mais je t’avoue que j’ai peur de faire mon examen avec la SAAQ. J’ai peur de tomber sur un moniteur problématique. J’ai peur du moniteur plus que du test, je te niaise pas! », me confie celle qui en appelle à plus d’empathie, de patience et de bienveillance dans ce processus déjà bien assez rocailleux, d’autant plus à l’âge adulte.
Bien qu’en voie de l’obtenir, Leila n’a toujours pas son permis de conduire.
Le pied sur l’accélérateur
« Après quatre cours, le prof qui m’était attitré m’a proposé à plusieurs reprises qu’on fasse ”des pratiques ensemble juste pour avoir du fun” à l’extérieur des moments prévus », me confie Zoé*, à qui la conduite causait beaucoup de stress. « Je ne me sentais pas à l’aise de faire affaire avec lui, mais c’était le seul prof qui avait des disponibilités qui concordaient avec les miennes. M’imaginer passer d’autres moments dans un espace restreint avec lui, c’était trop pour moi. Ça m’a coupé mon élan et j’ai abandonné. »
À ce jour, Zoé n’a toujours pas son permis de conduire.
«le prof qui m’était attitré m’a proposé à plusieurs reprises qu’on fasse ”des pratiques ensemble juste pour avoir du fun” à l’extérieur des moments prévus»
Bien que Marie- Ève Desroches et l’équipe de la Table des groupes de femmes de Montréal ne fassent pas la promotion de la voiture pour des raisons écologiques, elle reconnaît la prédominance de la culture de l’automobile dans notre société. « Il y a des femmes qui décident de passer leur permis de conduire et d’avoir une voiture parce qu’elles ne se sentent pas en sécurité dans les transports en commun ou à pied, dans les rues, relève Marie-Ève Desroches. C’est encore plus vrai hors des grands centres, où le transport collectif n’est pas au point. En plus, avec la pandémie, le nombre de passages a beaucoup diminué. »
«C’est quand même fou qu’il faille maîtriser la conduite d’un véhicule motorisé […] pour obtenir une pièce d’identité si importante»
Les ramifications de cette culture de l’automobile dont parle Marie-Ève Desroches sont vastes. Pensez-y : la carte du permis de conduire est probablement la pièce d’identité la plus polyvalente puisqu’elle contient à la fois votre photo et votre adresse. Si vous ne possédez pas cette carte, il vous faudra vous munir d’une carte avec photo (comme la carte d’assurance maladie) ou de votre passeport, ainsi que d’une facture comportant votre adresse de résidence, quand viendra le temps de prouver votre identité, ou simplement de récupérer un colis au bureau de poste.
« C’est quand même fou qu’il faille maîtriser la conduite d’un véhicule motorisé ou être en voie concrète de le faire pour obtenir une pièce d’identité si importante aux yeux de la société, déplore Marie-Ève Desroches. Si on ne la possède pas, c’est presque comme si notre identité était moins valide. Sinon, il faut pallier. »
Ce faisant, si l’on perçoit le permis de conduire comme une forme de validation sociale, il est d’autant plus troublant de constater les embûches rencontrées par les femmes qui souhaitent l’obtenir, qu’elles aient 16, 25, 39, 56 ou 65 ans.
Dans le rétroviseur
« Les comportements problématiques, sexistes et misogynes dans le milieu des écoles de conduite, c’est tolérance zéro! », me répond d’emblée Marc Thompson, directeur général de l’Association des écoles de conduite du Québec (AECQ), qui rassemble 150 propriétaires d’écoles de conduite et près de 300 écoles. Quand je lui brosse le portrait du type de témoignages que j’ai recueillis, il m’indique que peu de plaintes sont reçues par son équipe. « Oui, c’est arrivé que l’on reçoive des signalements pour des attouchements ou pour des propos inacceptables, mais c’est rare », mentionne le directeur, qui se souvient cependant de plaintes ayant mené à la prise de mesures disciplinaires, des renvois et même des procès, mais dans des écoles n’appartenant pas à l’association qu’il dirige.
«il est possible de porter plainte auprès de l’école que l’on fréquente ou de l’association qui la régit.»
Celui qui s’assure de préciser que l’AECQ est munie d’un code d’éthique, qu’il tente de faire respecter au meilleur de ses compétences, affirme recevoir une dizaine de plaintes contre des instructeurs par année, tout au plus. « Ça ne veut pas dire qu’il n’y a pas plus de cas, mais c’est ça qui se rend à nous », affirme-t-il, en expliquant qu’en cas de problème, il est possible de porter plainte auprès de l’école que l’on fréquente ou de l’association qui la régit.
Marc Thompson m’indique également que depuis le 1er janvier 2022, c’est la Société de l’assurance automobile du Québec (SAAQ) qui est responsable de la gestion des plaintes pour inconduites dans le cadre des cours de conduite, dont une partie était auparavant prise en charge par l’Association québécoise des transports (AQTR). « Si je reçois une plainte, je dirige la personne vers la SAAQ, qui pourra prendre le relais », ajoute le directeur.
Je donne donc un coup de fil à la SAAQ. « Tous les comportements sexistes, racistes, homophobes et discriminatoires en tout genre sont inadmissibles à nos yeux et on les dénonce fermement », déclare promptement Mario Vaillancourt, porte-parole et relationniste de la SAAQ. « On invite évidemment les gens à porter plainte et à dénoncer, c’est important de le faire. »
Mario Vaillancourt m’explique que pour posséder une école de conduite, il faut la faire accréditer par la SAAQ. Les propriétaires font l’objet de vérifications sur leurs antécédents judiciaires, ce qui est vérifié aux deux ans. Ceux-ci se verront également sensibilisés régulièrement au respect d’un code d’éthique.
Combien de plaintes la SAAQ a-t-elle reçues depuis le début de l’année 2022? Zéro.
Et en cas de plainte, que se passe-t-il? « Nous traitons toutes les plaintes, assure Mario Vaillancourt. On fait un suivi auprès du propriétaire de l’école pour qu’il y ait une prise en charge de l’employé visé. En cas de récidive, on intervient auprès de l’école pour retirer le formateur et ça peut aller jusqu’à la suspension de l’accréditation de l’école si ce n’est pas corrigé. Nous prenons tout cela très au sérieux, nous nous assurons de faire des suivis très rapides et nous avons des stratégies de vérification. »
Que faire si l’on est victime de comportements inadéquats, tout comme Ariane, Leila et Zoé? Selon Mario Vaillancourt, il est à tout moment possible de changer d’institution. En effet, chaque école est tenue de produire les documents nécessaires à la poursuite d’un cursus dans un autre établissement. Si elle refuse, la SAAQ interviendra. Le porte-parole encourage également les personnes à porter plainte auprès de la SAAQ et même à la police en cas de comportements plus graves.
Combien de plaintes la SAAQ a-t-elle reçues depuis le début de l’année 2022? Zéro.
Mais je suis prête à parier que ce n’est pas parce qu’aucune parole, aucun geste ou aucun propos problématique ne sont survenus derrière les portières closes des auto-écoles.
*Le prénom a été modifié pour préserver l’anonymat.
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