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Dernière heure : Gilbert Rozon n’est pas une victime

Heille, La Presse, un café avec Dominique Pelicot tant qu’à y être? 

Par
Vanessa Destiné
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Rozon_Vanessa

J’avais encore les yeux collés quand j’ai lu cette phrase au petit matin dans un de mes group chats sur Messenger. Sur le coup, je n’ai pas compris de quoi parlait mon amie Marie.

Le texte de Rozon dans La Presse? J’ai d’abord cru à une nouvelle enquête-choc sur le fondateur de Juste pour rire. J’ai imaginé de nouveaux témoignages pour s’ajouter à ceux, accablants, des 9 femmes qui le poursuivent présentement au civil pour agression sexuelle.

Je n’étais pas prête pour la gifle monumentale qui m’attendait.

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« Je ne suis pas cet homme », clame Gilbert Rozon dans une lettre d’opinion que La Presse a décidé de publier sur son site web, mercredi, à 21h15.

Une lettre dans laquelle l’entrepreneur déchu se dit victime d’une « condamnation médiatique » et soutient avoir injustement « été jugé dans la rue, exécuté à la une, crucifié sur les réseaux ».

Une lettre dans laquelle il avance que « sous l’effet de cette condamnation » symbolique, il est devenu un « monstre », un « salaud », « l’ennemi public numéro 1 ».

Une lettre publiée en plein procès, qui ne répond à aucun impératif de publication sérieux (ni urgence d’actualité ni révélations d’intérêt public) si ce n’est l’argument bancal du sacro-saint équilibre des points de vue. Je dis « bancal » parce que cet équilibre est souvent à géométrie variable dans la majorité des médias francophones de la province. Il suffit d’avoir déjà tenté de faire publier une lettre d’opinion à titre de citoyen ordinaire pour le savoir (been there, done that); les médias font le tri de manière subjective et publient ce qu’ils ont envie de publier indépendamment des principes de base qui guident la profession.

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Quand ce ne sont pas les lettres de citoyens ordinaires qui sont écartées, ce sont les articles de leurs propres journalistes, apparemment; le chroniqueur Patrick Lagacé nous apprenait récemment que ses patrons avaient refusé de publier son enquête sur Coralie Léveillé, victime d’inceste par son père Jean-Claude, dit Giovanni Apollo, sous prétexte que ce dernier était « socialement mort et enterré » depuis les enquêtes journalistiques explosives qui l’avaient exposé comme mythomane, harceleur sexuel et intimidateur de première classe.

Si Giovanni Apollo a connu le trépas social quelque part en 2017, dans la foulée de la publication des articles de La Presse et de Radio-Canada, qu’en est-il de Gilbert Rozon, exposé durant la même période par Le Devoir et le 98,5?

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Je sais pas vous, mais moi, je me demande combien de lettres d’opinion et d’articles journalistiques pertinents sont sur le backburner de La Presse pendant qu’on remet les clés du journal à quelqu’un comme Gilbert Rozon pour qu’il vienne nous saouler avec des mondanités.

Une prise de position qui ne dit pas son nom

J’ai contacté La Presse pour comprendre ce qui avait motivé leur décision de publier le texte de Gilbert Rozon. Voici la réponse de François Cardinal, vice-président à l’information et éditeur adjoint :

« La lettre que nous avons publiée fait suite à une chronique d’Isabelle Hachey et un éditorial de Stéphanie Grammond. À La Presse, nous jugeons que toute personne a le droit de répliquer à un texte d’opinion ou à une chronique la concernant. Dans un esprit d’équité de traitement, sans prendre position, nous avons décidé de publier cette réplique. »

Mais publier cette lettre EST une prise de position. Elle envoie le message que la parole d’un homme accusé d’agression sexuelle, un homme qui possède fortune, notoriété et un solide réseau, mérite d’être entendue et relayée dans les pages d’un grand média, au même titre que celle des journalistes qui l’interpellent, ou pire : sur le même pied d’égalité que celle des victimes, des survivantes, des femmes.

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C’est un choix qui illustre un double standard. D’abord, il révèle le privilège des puissants. Il est difficile d’imaginer que La Presse offrirait une telle tribune à un citoyen lambda accusé d’un crime similaire, simplement pour qu’il puisse se défendre avec un discours victimaire qui fait chier tout le monde. On peut présumer que le droit de réplique est un privilège réservé à ceux qui ont déjà les moyens de se faire entendre ailleurs.

Pourquoi Gilbert Rozon ne partage-t-il pas ses états d’âme sur Facebook comme les autres roturiers?

Ensuite, on comprend que certains crimes sont plus faciles à pardonner que d’autres. La Presse aurait-elle publié un tel texte si les victimes alléguées avaient été des enfants? Aurait-elle ouvert ses pages à un fraudeur, un dealer de drogue, un homme accusé de meurtre? J’ai l’impression qu’il n’y a que les crimes de nature sexuelle visant les femmes qu’on se permet de banaliser à ce point. Ça participe directement à ce qu’on appelle la culture du viol, cette expression qui fait tant grincer des dents certains de mes collègues journalistes.

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Camarades, si vous voulez qu’on arrête de l’utiliser, commencez donc par ne plus en offrir la démonstration.

Une joke qui s’étire

Je ne comprends pas pourquoi un média d’envergure a accordé une occasion supplémentaire à Gilbert Rozon de jouer au gros bébé lala plein de morve animé d’un God complex qui, non seulement nie tout ce qu’on lui reproche (ce qui n’est pas forcément surprenant venant d’un accusé), mais pousse aussi l’odieux jusqu’à dénigrer les femmes de la manière la plus vile qui soit pour se complaire dans cette image idéalisée qu’il a de lui-même, à des lieues de l’être lamentable et insécure qui prend parole à la barre depuis le début du mois de juin pour sauver les meubles.

Des menteuses. Des jalouses. Des nymphomanes en état de transe. On aura tout entendu de la bouche de l’ex-grand manitou de l’humour au Québec, mais je n’ai pas encore réussi à trouver matière à rire dans cette sombre farce qui s’étire depuis trop longtemps déjà.

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« Je ne suis pas cet homme », et pourtant, Gilbert Rozon s’est retrouvé devant un tribunal en 2020 après que 14 femmes eurent porté plainte contre lui à la police pour harcèlement et agression sexuelle. De ces 14 plaintes, une seule a été retenue par le directeur des poursuites pénales et criminelles (DPCP) : celle d’Annick Charrette, qui affirmait avoir été violée par Gilbert Rozon en 1980 alors qu’elle avait 20 ans et lui 25.

La plainte d’Annick Charrette a mené à un procès au criminel qui s’est soldé par l’acquittement de Gilbert Rozon à cause de la notion de doute raisonnable. Une notion qui va de pair avec la présomption d’innocence et qui est le pilier de notre système de justice, pour le meilleur et pour le pire.

Comme on nageait pas mal dans le pire, la juge attitrée au dossier avait tenu à souligner le courage d’Annick Charrette. Elle avait évoqué un récit livré de manière « honnête », « sincère », « sans biais » et « sans exagération », allant jusqu’à dire que son témoignage était plus plausible que celui de Gilbert Rozon et que le verdict d’acquittement ne voulait pas dire que les faits qui lui étaient reprochés ne s’étaient pas produits. Mais le foutu doute raisonnable aura pesé plus lourd dans la balance, comme c’est trop souvent le cas dans les cas d’agression sexuelle.

Étrangement, on ne voit pas autant de zèle autour de cette notion quand il est question d’un vol de char, mais bon, cette réflexion sera pour un autre article.

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« Je ne suis pas cet homme », et pourtant, Gilbert Rozon a également été poursuivi en 1998 dans une autre affaire d’agression sexuelle, cette fois sur une jeune femme 19 ans.

« Je ne suis pas cet homme », et pourtant, à l’époque, Gilbert Rozon a plaidé coupable.

Et, malgré cet aveu de culpabilité, l’affaire s’était conclue sur une absolution inconditionnelle pour éviter d’entraver sa carrière qui avait le vent dans les voiles. Les avocats de Rozon avaient mis de l’avant l’importance, pour leur client, de pouvoir voyager aux États-Unis. Le juge avait essentiellement acquiescé en sortant son petit marteau de bois accompagné de très petits violons pour statuer que Gilbert Rozon avait fait l’objet d’une couverture médiatique suffisamment humiliante comme ça et que cette dernière aurait assurément un effet dissuasif sur lui à l’avenir.

Lol.

Je me lève et je me casse

Ce que Gilbert Rozon s’escrime à faire depuis le début de ses audiences a un nom : il s’agit de la stratégie DARVO. C’est LA tactique de manipulation préconisée par les hommes puissants accusés d’agression sexuelle, de violence conjugale ou d’abus en tout genre. C’est LA tactique au cœur de bien des procès de vedettes qui ont défrayé la manchette au cours des dernières années, de Johnny Depp à P. Diddy en passant par l’affaire Lively-Baldoni.

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DARVO, c’est l’acronyme de Deny, Attack, Reverse Victim and Offender : nier les faits, attaquer celles et ceux qui les dénoncent, puis inverser les rôles pour faire passer l’agresseur ou le manipulateur pour la véritable victime. Une méthode destinée à déplacer le blâme, brouiller les cartes et rallier l’opinion publique. La méthode est donc particulièrement efficace quand l’accusé est auréolé de pouvoir, de charme, de richesse ou de notoriété.

On le sait, il n’y a aucune limite à l’indécence des riches; devons-nous en plus en être complices? Les médias de masse, chiens de garde de la démocratie, sont-ils au courant que l’intérêt public qu’ils prétendent défendre inclut aussi l’intérêt des femmes, c’est-à-dire 50 % de la population? Faut-il leur expliquer que dans un journal déjà tapissé d’articles où on parle de féminicides et de sadiques sexuels qui s’en prennent aux filles et aux femmes, la parole libre et décomplexée d’un « présumé » agresseur constitue peut-être l’affront de trop? Celui dont on se serait volontiers passé parce qu’on en a plein le cul des violences misogynes dans une société qui s’inquiète pour la réputation des hommes avant de s’inquiéter pour la sécurité des femmes?

On en a marre de participer au spectacle de notre propre déshumanisation. Comme Virginie Despentes, désormais je me lève et je me casse.

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Nous ne sommes pas rendus assez loin collectivement dans notre compréhension des violences genrées pour qu’une telle lettre soit reçue comme un droit de réplique fait dans les règles de l’art ou un simple outil pédagogique permettant de mesurer le niveau de délire d’un homme conscient que son règne achève. Je sais que certains diront que Gilbert Rozon a juste l’air fou avec sa lettre d’opinion et qu’il se cale tout seul, mais je ne suis pas sûre que c’est le rôle des médias de lui donner la corde avec laquelle se pendre. Les résumés d’audience du procès civil, déjà sur la fine ligne du sensationnalisme à cause des déclarations scabreuses de Rozon, suffisent largement à satisfaire l’intérêt public.

À voir le concert de réactions négatives que ce texte a généré sur les réseaux sociaux, j’ose espérer qu’à l’avenir, un peu plus de prudence s’imposera dans les salles de rédaction. La méfiance du public envers les médias traditionnels est déjà largement documentée. Ce genre de décision éditoriale ne fait qu’alimenter la confusion et le ressentiment, en plus d’offrir des arguments à ceux qui méprisent la profession.

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Pour reprendre les mots de ce cher Gilbert, ce n’est pas le journalisme que j’accuse. C’est son abdication. Son glissement paresseux, entre autres, vers l’information spectacle. Son besoin d’appartenir à la bonne meute, plutôt que de chercher rigoureusement la vérité, comme c’était jadis sa vocation.

Publier cette lettre, ce n’était ni intelligent, ni neutre, ni nécessaire. À force de tendre le micro aux narcissiques riches et puissants vexés d’être exposés pour ce qu’ils sont, les médias comme La Presse risquent de perdre à jamais l’écoute de ceux et celles qui ne s’y sentent pas entendus.

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