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Dernier tour de piste pour l’homme-orchestre Michel Lauzière
« Je joue au billard contre un inconnu dans une pool room à Saint-Eustache. Je lui demande ce qu’il fait dans la vie, il me répond qu’il est garagiste. On jase de char, puis il me retourne la question, je lui dis que je suis artiste de la scène.
Je lui raconte que je reviens tout juste de Londres, où je me suis produit pour l’anniversaire du prince Charles et 250 invités venus du monde entier lors d’une soirée organisée par sa Majesté, au Buckingham Palace.
Le garagiste, ben, il est parti à rire! »
Malgré les ovations récoltées de Tokyo à Berlin en passant par New York et Mexico, il est encore difficile de croire au destin de Michel dans une salle de billard de Saint-Eustache.
Conversation avec un grand talent trop peu connu.
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– Paul Bourbeau, c’est-tu dans ta famille?
– Oui oui, c’est mon père.
– J’suis allé au secondaire avec lui!
Je me souviens alors que mon père m’a déjà raconté que les voyous du coin lui volaient ses balles de jonglage pour les lancer au bout de leurs bras, dérangés par cet étudiant brillant qui se rendait à l’école en marchant sur les mains.
« J’ai été camelot sur la rue Biron », ajoute quelques instants plus tard Michel Lauzière en me tendant un café. Cette petite rue de Drummondville, c’est celle où j’ai grandi, trente ans plus tard.
Deux enfants du quartier Saint-Pierre au sommet d’une colline dans les Laurentides, loin de la rivière Noire. Si ce n’est du brouillard, la vue de sa cuisine est spectaculaire.
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Nous apportons nos cafés vers son atelier situé en retrait de sa demeure.
Michel me dit d’emblée qu’il s’envole en Allemagne pour trois spectacles début mai, à la demande d’un producteur de festivals rencontré à Dubaï. « On a fait connaissance dans le désert et un mois plus tard, on s’est revus dans un hôtel miteux du Yukon. Il est devenu mon ami. »
« Avant la pandémie, j’avais déjà beaucoup ralenti, mais avec l’arrêt complet, j’ai réalisé que j’étais confortable avec la sédentarité, poursuit-il. Je viens d’avoir 69 ans. Pour faire ce métier-là, il faut avoir le couteau entre les dents et exceller, peu importe les conditions de scène ou le décalage horaire. J’attendrai pas que le bumper tombe à terre. Je veux qu’on garde une bonne impression! »
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Il ne pouvait toutefois pas refuser cette invitation, car elle symbolise en quelque sorte ses adieux au Vieux Continent. « Je pense que c’est la dernière fois que je vais performer en Europe. J’y suis allé 150 fois et j’ai toujours eu ben du fun. »
L’occasion marquera en quelque sorte la fin d’une époque.
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Une longue carrière ponctuée de mille péripéties sur tous les continents.
« La première fois que je suis allé à Istanbul, j’ai fait ma dizaine de minutes en direct à la télévision nationale, à heure de grande écoute, un samedi soir. Le lendemain, les marchands massacraient mon nom dans la vieille ville! »
Un quatre minutes à Monaco, une mi-temps à Los Angeles, un festival à Athènes, un party en Pologne. « Et tu reviens l’année suivante avec un nouveau numéro. »
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Pour ceux et celles qui ne connaissent pas son œuvre, le détenteur du record Guinness pour le premier marathon complété en jonglant avec trois balles possédait, disons, plusieurs lapins à son arc.
Un arbre à vaisselle, une balloune géante, un habit-klaxon, une sarbacane flexible, une pompe à bécyk ou une poire à sauce transformée en flûte de pan ont fait partie de l’arsenal patenté aussi inventif qu’inattendu ayant fait sa signature et son triomphe.
« J’avais mes trucs pour conquérir une foule », lance-t-il avec confiance.
De Séoul à Rome, son modus operandi était le même. « J’arrive sur scène avec une prestance très très ordinaire, anti-showbizz, avec des bébelles qui ont l’air de maudites niaiseries, et je commence mon numéro. Ça part simple, voire simplet, et je les vois dans la salle se croiser les bras. Le numéro s’élève au deuxième et les bras se délient. Quand vient le troisième, ils rigolent et à la chute, la salle applaudit. »
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D’une longueur entre trois minutes et deux heures, ses spectacles étaient un savant mix d’humour universel, d’habileté circassienne, de musique bricolée et d’éclats destinés à épater. « On peut s’émerveiller à n’importe quel âge, souligne Michel. Il fallait que ce soit esthétique, minimaliste, toujours porteur d’une émotion et sans jamais se prendre au sérieux. Là, t’as une maudite belle combinaison! »
Son produit était punché, à l’efficacité étudiée, misant sur l’effet de déroute et de surprise. « Le flash pour un numéro, la fameuse idée, je l’ai cherchée toute ma vie. Certaines sont arrivées dans le bain, d’autres dans l’avion », reconnaît-t-il en terminant son café.
Ses concepts ont été volés et copiés plus ou moins fidèlement un peu partout. Même le constructeur automobile Audi a emprunté l’un de ses numéros les plus célèbres, les « rollerblades musicaux », un tour de force qu’il a réalisé pour la première fois en direct dans les rues de Manhattan pour le Late Show de David Letterman.
« Ça m’a chicoté! Au moins, demandez-le! C’est pas parce qu’on est Québécois qu’on est sans dessein! », s’indigne l’humoriste.
Pour la première fois, Michel a décidé de faire appel à un avocat spécialisé en droit d’auteur. Afin d’éviter toute mauvaise publicité, le conflit a été résolu hors cour. « J’ai finalement gagné beaucoup plus d’argent que si j’avais vendu le concept! », confie-t-il en riant.
Issu d’une famille modeste de sept enfants où la musique n’avait pas une place centrale, il a découvert cette passion qui l’a suivi toute sa vie grâce à son voisin. « Nous avions construit une scène sur un arbre mort et nous jouions des tounes des Beatles avec des guitares en carton aux cordes dessinées. »
La bricole est arrivée jeune.
Sa rencontre à l’adolescence avec Jean Roy, un célèbre amuseur public drummondvillois surnommé Speedo, lui ouvre les yeux sur un monde jusque-là inconnu. Accompagné de son chien savant, Jean lui enseigne la jonglerie, l’acrobatie et la magie humoristique. De nature réservée, le jeune Michel est fasciné. En rencontrant son mentor, il découvre sa véritable vocation.
Michel s’entraîne et améliore ses compétences jusqu’à se démarquer lors de petits concours amateurs. Avec son partenaire, ils forment en 1975 un duo connu sous le nom des Foubrac. Misant sur l’humour absurde, ils jouent où le vent les porte, des bars ou des cabanes à sucre où ils passent le chapeau.
« On a fait plus tard des tournées sans destination ni programme en Gaspésie ou sur la Côte-Nord. On vivait de bohème, comme des saltimbanques. »
À cette époque, Michel peint beaucoup sans toutefois réussir à vendre ses toiles. Pour gagner sa vie, il jongle entre la scène et les contrats de caricaturiste pour les journaux locaux, avec parfois, quand les temps sont plus durs, un petit coup de main de l’aide sociale.
Puis en 1984, le duo est découvert par le festival Juste pour rire. Le Québec s’enthousiasme pour leur douce folie. Le succès des Foubrac durera quatre ans, période durant laquelle la relation entre le mentor et l’élève se détériorera, divisée par l’argent jusqu’à en pourrir petit à petit leur dynamique
Début trentaine, Michel quitte le groupe. « La décision la plus difficile de ma vie, et la meilleure. »
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S’offre alors à lui trois direction : la peinture, la caricature ou l’art de la scène.
Un de ses bons amis, un entraîneur roumain qui a d’ailleurs aidé Nadia Comăneci à se réfugier à Montréal, lui dit : « Michel, tu dois faire spectacle, pas attendre ».
Ses premiers pas solo, il les fait au Japon, puis sur les planches du Chili. Ensuite, tout a déboulé : Pays-Bas, France, Italie, États-Unis.
Ses numéros, voyageant par l’entremise d’une démo enregistrée sur VHS, attirent rapidement l’attention du milieu du divertissement où on le surnomme « The Master of the unusual ». Le téléphone ne dérougit pas.
Michel donne plus de 100 spectacles à travers les universités américaines, puis s’offre aux foules des matchs de la NBA, un numéro à la mi-temps mettant en vedette sa célèbre grosse balloune. « Quand Michael Jordan et les autres grands messieurs quittaient le terrain, je m’installais au milieu du court et c’était mon show », explique-t-il.
Il enchaîne le Madison Square Garden, Detroit, Miami, Chicago, Seattle.
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« Je me disais que j’allais commencer par le Québec et ensuite, j’irai faire le tour du monde, mais c’est le contraire qui est arrivé », souligne celui qui n’a réalisé que deux tournées ici.
Une carrière se comptant en milliers de spectacles. Combien exactement? Il ne le sait pas.
« J’aurais voulu que ça marche plus au Québec. On m’a beaucoup encouragé, mais est-ce que j’ai fait partie du showbizz d’ici? Non, jamais. Et il a fallu que j’accepte ça! », avoue Michel un peu à contrecœur.
S’il n’a pas misé sur la scène locale, c’est parce que depuis la fin des années 80, les demandes à l’étranger n’ont jamais cessé. « J’ai réalisé bien plus de spectacles en anglais qu’en français, plusieurs en espagnol et en portugais. J’ai même présenté mon numéro en russe à Odessa. Mais l’une de mes plus grandes fiertés demeure mon spectacle complet en allemand que j’ai fait sur plus de 150 dates. »
« J’ai eu la chance de me retrouver dans tant de lieux et de cultures différentes, mais aussi de tisser des liens exceptionnels. Je me suis fait de bons amis dont j’ai connu leurs enfants, puis leurs petits-enfants! »
Fort de près d’un demi-siècle de scène, les rencontres ont été l’un des carburants pour se rendre aux quelque 55 pays qu’il a foulés. « Mais mon empreinte énergétique, elle, n’est vraiment pas terrible. J’ai brûlé du gaz comme un camionneur! », admet-il avec regret, parlant des nombreux vols qui viennent avec le métier.
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Une vie peu planifiée, à accepter ou à refuser les propositions. Après tout, il a été l’un des rares artistes québécois à connaître un succès aussi continu à l’étranger. Il a eu la chance de travailler avec Magic Johnson, Tony Bennett, Jay Leno et d’animer un show à Vegas avec Regis Philbin.
« Pis t’es payé, très bien payé à part de ça, mais il le fallait, parce que j’avais cinq enfants au Québec dont ma femme Suzanne devait s’occuper toute seule. »
Mais dès qu’il le pouvait, il revenait à la maison, toujours avec un plaisir renouvelé. La famille a accompagné le père quelques fois, mais Michel a toujours dit non aux contrats s’étendant sur plus de trois semaines. C’était sa condition. « J’en ai refusé plusieurs : Kuala Lumpur, six mois dans un casino en Turquie. Sinon, on y allait toute la gang! Les enfants ont eu une partie de leur éducation à Berlin. »
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« On pouvait apprécier la candeur de mes numéros partout sur la planète », mentionne celui qui a croisé Céline en Chine, joué devant les Zoulous en Afrique du Sud et des salles combles japonaises qui ne réagissaient qu’une fois le spectacle terminé. Il a reçu des plaintes pour indécence dans la Bible Belt suite à une acrobatie où il changeait de pantalon en une seconde et a joué au Koweït devant une foule composée en majorité de femmes portant le niqab. « Tu pouvais voir qu’elles appréciaient par le mouvement que causait le rire sur leur vêtement. »
À parler ainsi de sa carrière, un petit élan de nostalgie s’empare de mon interlocuteur. « J’ai eu tellement de fun. Je ne pensais pas que ça allait être aussi dur d’arrêter. Tu t’habitues à l’adrénaline, mais l’effet, lui, il reste. »
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Ce que Michel Lauzière a fait sur tous les fuseaux horaires, notre génération en raffole et s’en gave aujourd’hui à travers le prisme de son cellulaire. Avec la prolifération des stunts filmés sur les réseaux sociaux, la viralité de numéros inusités et, l’instantanéité de la reconnaissance, je lui demande, naïvement, s’il est né à la bonne époque.?
« T’es pas le premier à me demander ça. Oui, je suis né à la bonne époque, pour le contact humain. J’ai eu une carrière passionnante où je suis allé à la rencontre du monde. J’ai l’impression que tellement de gens sont utilisés par le net au lieu de l’utiliser. »
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Les rideaux se ferment sur une longue carrière à bourlinguer d’une frontière à l’autre. L’artiste, aujourd’hui grand-père, fêtera une dernière fois avec ses amis européens. « Je vais m’ennuyer de goûter les vins locaux après les spectacles. Cette petite tournée terminée, je retournerai à ce que je fais dans une journée ordinaire : jouer de la guitare, jouer du billard et jouer dehors », lance-t-il en rigolant.
Ah, et une petite pensée pour les bullies du quartier Saint-Pierre : Michel a été nommé personnalité de l’année à Drummondville, en 2007.
« Je peux quitter l’âme en paix. Parce que se réveiller sur un resort à Hawaï, en Californie ou en Espagne, c’est dur à battre, comme job. Ce n’est pas une vie normale ! »
Une vie extraordinaire, en effet.