Devant un Insta Chèques fraîchement barricadé, l’odeur des patates frites profite au ramasseux occupé à éventrer chaque sac d’une montagne de vidange. De l’autre côté, une femme affalée dans la gravelle hivernale hurle contre un Dieu indifférent à son sort. Ainsi débute notre dérive dans ce petit Far West du bas d’la Main.
Justement, il y a cette boutique, Indiana Jeans, formidable jeu de mots pour un magasin général destiné aux cowboys. Bottes de cuir, lasso et cravates bolo, des indémodables du genre que l’on retrouve en face du Cabaret Kingdom, illustre repère d’effeuilleuses où je me suis fait voler ma naïveté à 19 ans après être tombé en amour un peu trop facilement.
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Il n’est pas rare d’entendre que « Montréal n’est plus ce qu’elle était », une formule lancée depuis toujours afin d’exprimer l’inconfort à s’ajuster aux mutations rapides de l’environnement urbain. Quelque chose comme une perte d’identité qui nous glisse entre les mains.
Artère emblématique de la métropole, le boulevard Saint-Laurent s’inscrit pleinement dans cette évolution constante, parfois même en lui dictant le rythme. Cependant, le court tronçon de 500 mètres reliant la rue Sainte-Catherine à la rue Sherbrooke, lui, a décidé de rester fidèle au passé. Malgré quelques percées de la modernité, il offre une rare perspective sur le Montréal « tel qu’il était », figé dans son caractère d’hier, brouillon et éclectique.
Mais pour combien de temps encore?
Carte postale d’une enclave qui, bien malgré elle, résiste aux forces du changement.
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Au cœur de ce pôle animé des festivals, je me tiens devant la première de nombreuses boutiques de surplus militaire. Ces échoppes mystérieuses proposent toujours un buffet étonnant, allant de mitaines trouées aux nunchakus, en passant par des drapeaux confédérés. Une réserve infinie d’objets camo jamais vraiment nécessaire, mais qui éveille l’enfant soldat en nous.
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Au-delà, la station de métro Saint-Laurent ne semble pas être au meilleur de sa forme; sa ridicule structure artistico-métallique s’apparentant désormais à un cimetière de vélos démembrés par les vols.
Sans fierté, une cabine téléphonique y sommeille telle une relique défigurée du passé.
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Les futurs passagers de la 55 soupirent d’impatience à l’extérieur de l’abribus au sol recouvert de vomissures décongelées.
C’est également à cette latitude que les premières secousses du #quartierdesspectacles se font sentir. La revitalisation d’un faubourg autrefois malfamé tourne désormais autour de résidences huppées, d’un festival estival du Airbnb et d’une sécurité idéalisée pour yuppies fortunés.
Au pied de deux imposantes tours de condos monochromes, les halls d’entrée minimaliste ornés de faux marbre débordent de boîtes de colis. Les lofts branchés, équipés de douches à jets massants, ont attiré dans leur sillage des services essentiels, tels qu’une mini-épicerie, une pharmacie et, bien sûr, un Starbucks, donnant naissance au classique paysage contemporain prisé par tout centre-ville dénué de personnalité.
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boulevard De Maisonneuve
Passé le garage abandonné, un restaurant branché propose des cocktails maison dont les prix commencent au salaire minimum.
Derrière la vitrine d’un café de troisième vague, une femme vêtue d’une tenue de sport, assise impeccablement droite derrière son MacBook Pro, ignore le jeune toxicomane qui réchauffe ses mains avec son souffle.
Un homme me dépasse en poussant une brouette munie d’un haut-parleur crachant du death metal devant le Bouillon Bilk et ses nappes blanches de la fine cuisine, chat siamois parmi les matous.
Deux univers se croisent, davantage qu’ils ne se rencontrent.
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Un vieil homme répand des graines pour les oiseaux aux abords d’Importation Yousuf, un bazar chaotique proposant de tout, des bonnets du Venezuela aux t-shirts de Tupac. Commerçant affable, Yousuf partage sa perspective sur les temps difficiles : « Les jeunes ne viennent plus, ils sont trop absorbés par leurs téléphones et préfèrent passer des commandes sur Amazon. »
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Son voisin, le sinistre 1601, est annoncé à la cacanne. Au sommet de ses escaliers défoncés se trouvait autrefois le théâtre d’extravagances des plus trash. Frontière imprécise entre le squat, la piquerie et le rave où je me suis trop souvent perdu.
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Le bas d’la côte est paré de pancartes à louer coulantes de fientes de pigeons, de boîtes à malle défoncées, de portes cadenassées, oubliées, qui mènent vers je ne sais quoi. Tout de ce tronçon rouillé est bancal, écaillé par le souffle des années. À cette hauteur, la Main est une texture.
Un palimpseste abîmé où le temps s’étire dans l’inertie.
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Entre les surplus d’armée, d’autres boutiques fourre-tout surgissent, sans nom apparent. D’obscurs bric-à-brac regorgeant de lunettes 3D, de ceintures à studs zébrées, de faux tatouages et de bijoux bon marché.
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Notre valoriste du départ s’enthousiasme devant les vestiges éparpillés devant l’entrée de l’élégant Goethe-Institut. En ces lieux, les contrastes n’ont nul besoin de se cacher.
Un duo de très jeunes femmes descend d’un taxi pour s’engouffrer dans le salon de massothérapie Elite One Spa. Ouvert 24 heures et muni d’une caméra de surveillance, on ne le devine pas destiné pour la récupération d’un marathon. Les souvenirs du Red Light subsistent.
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Juste à côté gisent les ruines des Katacombes. Abandonnée depuis 2020, la mythique salle de spectacle sera démolie pour faire place à des dortoirs étudiants. Un mal pour un bien, à en juger par le nombre d’affiches protestant contre les augmentations de loyer, indélicatement collées à l’eau-farine.
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Les 17 adresses vacantes que j’ai recensées tout au long de mon parcours transforment la rue en un canevas librement tatoué par les vandales. Une galerie militante qui s’exprime à travers pochoirs, graffs, collages et autocollants sauvages.
Là, des tags esquissés du bout des doigts sur la poussière des vitrines derrière les grilles de fer.
Ici, un cœur tracé au sharpie clame un amour inuit.
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rue Ontario
Leonard fume à l’entrée du Centre d’Amitié Autochtone de Montréal. « Le coin n’est pas tout rose, mais c’est mieux que Val-d’Or », confie l’homme originaire de la Baie-James.
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À proximité, l’immense palais occupé par le Eva B est le royaume incontesté de l’excentricité depuis 40 ans, un repaire alternatif de fripes qui séduit les cheveux colorés et les pantalons patchés.
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Au sein de ce décor malmené, émergent également quelques opportunités d’affaires modestes et variées : une boutique proposant autant des casquettes sur mesure que des bongs, plus haut, un service de pose d’ongles, une arcade de réalité augmentée, une salle de sport exclusivement réservée aux femmes, une transformation sans chirurgie, et, pourquoi pas, un service de déblocage d’iPhone.
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L’adresse du 2028 est justement une porte qui ne mène nulle part, une impasse idéale pour y séquestrer un homme, comme cela s’est produit l’année dernière. Une mauvaise journée qui prendra fin sur le trottoir, ensanglanté avec les mains liées. Pour le petit crime, ces recoins ont leur utilité.
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Une légende urbaine circule, expliquant qu’une grande partie des immeubles du coin appartient à la communauté asiatique ayant autrefois eu l’intention d’élargir le quartier chinois vers le nord. Actuellement, les étages de ces bâtiments serviraient d’entrepôts pour stocker divers articles.
Mystère et boule chinoise.
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À côté d’un terrain en friche persillé par des lignes du désir, on peut trouver Bakounine, Proudhon et Arendt. L’Insoumise, l’unique librairie anarchiste de la ville, porte bien son nom, combattant contre vents et marées le capital, un livre à la fois, payé cash, évidemment.
Devant, l’entrée des Services Islamiques du Québec se fond dans le décor, lieu communautaire de prière bien loin du caractère monumental de la Mosquée Bleue. L’austérité religieuse fait fi des murs plâtrés.
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rue Saint-Norbert
Un joint est allumé à l’abri de l’hiver sous le Musée Juste pour rire.
Dans la partie haute de la pente trône l’hôtel art déco très BCBG s’appropriant l’héritage des Colocs. Dans son ventre, un autre café hors de prix. Devant, un resto-boutique pastel où l’on sert sur des plateaux multiétages de mignons cupcakes.
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On sent le vent tourner.
rue Sherbrooke
Le local à l’angle Est semble pourtant voué à une succession interminable de faillites, avec des projets qui peinent à survivre plus de quelques mois. Un lieu peut-être hanté par trop de fantômes.
À l’intersection, l’énergie des squeegees est partie pour laisser place à la lente déambulation de ceux qui n’ont pas d’itinéraire précis.
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Résistant folklorique enlisé dans sa petite misère, la Main d’antan semble désirer préserver son authenticité, mais à quel prix? Malgré sa nostalgie grunge persistante, une atmosphère plus glauque qu’invitante s’y est installée. Et il ne faut pas se leurrer, le paysage décrit est menacé. Bien des promoteurs ont l’œil rivé sur lui.
Si le destin prochain des grandes villes semble se réduire à être l’apanage des riches et des pauvres, alors nous voilà face à une incarnation concentrée de demain.
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