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C’est la saison des festivals à Montréal, les vedettes sont en ville. Dans la dernière semaine, j’ai aperçu au loin Rachid Badouri dans un restaurant et rigolé à quelques tables du ministre Mathieu Lacombe dans un show d’humour, mais la seule rencontre qui m’ait laissée véritablement starstruck a été celle avec un démon aux racines scandinaves et hongkongaises.
Mais avant d’aller plus loin, commençons par le commencement. C’était la semaine passée.
« Oh my God, mon premier », ai-je crié en apercevant un Labubu qui se balançait nonchalamment au bout du sac à main d’une jeune femme au visage poupin. Elle s’apprêtait à quitter la buvette, sans se douter que la vision qu’elle offrait venait de déchaîner en moi une réaction proche de l’apoplexie.
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C’est que je fais partie de ceux absolument enchantés par l’aura de la petite peluche à l’air espiègle et l’attrait qu’elle exerce sur les masses.
Pour ceux qui auraient manqué le phénomène, les Labubu sont de petits toutous à collectionner, très librement inspirés de la mythologie nordique et imaginés par l’auteur et illustrateur hongkongais Kasing Lung. Mi-elfes, mi-démons, ces créatures à la fourrure multicolore sont d’abord apparues dans ses livres au début des années 2010, avant d’être repérées par Pop Mart, une entreprise chinoise qui vend des jouets et des jeux. Pop Mart doit sa notoriété à des boîtes mystères, où chaque achat est une surprise pour le consommateur. C’est une stratégie marketing efficace qui crée de nouvelles générations de collectionneurs.
Sur le marché depuis 2019, les toutous Labubu sont longtemps restés un secret d’initiés, avant d’être propulsés au-devant de la scène plus tôt cette année par Lisa, une des chanteuses de Blackpink, un de ces groupes phares de la K-pop à l’assaut du monde.
Depuis l’hommage de Lisa aux Labubu, c’est la folie furieuse; la peluche, qui se décline en différentes séries et qui est parfois dotée d’un porte-clé pour faciliter son transport, a été vue suspendue aux sacoches de Rihanna, Dua Lipa, Cher (!) et David Beckham.
Le toutou est régulièrement en rupture de stock sur le site de Pop Mart, et chaque nouvel arrivage s’écoule en quelques minutes à peine.
Le prix de base des Labubu tourne autour de 36 dollars canadiens sur le site officiel, mais grimpe rapidement à 80 ou 90 dollars chez certains revendeurs accrédités qui voient leurs stocks s’envoler tout aussi vite. La situation fait évidemment le bonheur des revendeurs véreux, qui n’hésitent pas à gonfler les prix pour capitaliser sur la demande et se faire une passe de cash. La popularité des Labubu est telle que Pop Mart a vu son chiffre d’affaires doubler en un an, atteignant 1,8 milliard de dollars.
L’engouement mondial pour la petite chose a également stimulé le marché des produits dérivés (genre des vêtements pour les habiller) et des Labubu contrefaits, qu’on appelle des « Lafufu ».
35 ans bientôt 75
En bonne fashion victim, j’ai le goût de plonger tête première dans la folie Labubu moi aussi, même si je me sens en fin de peloton du buzz, avec les normies.
À 35 ans, je me vois chaque jour basculer un peu plus dans la gang des générations plus âgées, larguées par les phénomènes viraux qui prennent naissance sur TikTok et deviennent l’oxygène des adolescentes et des vingtenaires. Des Stanley Cup aux étuis à gloss d’Hailey Bieber en passant par les pimple patch (ou pansements à boutons en français) en forme d’étoile, je suis partagée entre « I want it all » et « franchement ».
Quelqu’un se rappelle des hand spinner ou des toupies Beyblade? Non? Moi non plus d’abord.
La lutte des pas de classe
Je sais que je ne suis pas la seule à être confrontée à ce genre de combats intérieurs : la vue d’un Labubu en chair et en os (vous comprenez ce que je veux dire) a provoqué une petite commotion à ma table, pas juste chez moi. J’ai vu une pointe de désir et de jalousie dans les yeux de mes amis, deux hommes gais aussi superficiels que moi. C’est simple : on envie les jeunes et la frivolité qui les habite encore à cet âge.
J’aimerais tellement pouvoir m’y abandonner, parfois. Mais vieillir, c’est souvent renoncer aux plaisirs puérils, sous peine de subir l’opprobre des adultes sans fantaisie qui forment le noyau dur de ce qu’on appelle la population active.
Ce conformisme social relève pour moi de la torture : je n’ai ni la maturité ni le willpower nécessaires pour résister aux sirènes du capitalisme tardif.
D’ailleurs, parlant de capitalisme tardif : un Labubu a récemment été aperçu sur la tombe de Karl Marx, à Londres, comme pour le tuer une deuxième fois. Si ça, ce n’est pas un signe que la fin est proche, je ne sais pas ce que ça vous prend.
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J’aurais envie de dire « désolée, camarade Marx », mais j’ai l’impression que c’est surtout lui qui est désolé pour nous, de là-haut. Après tout, « ceux qui font des révolutions à moitié ne font que se creuser un tombeau », dit l’adage.
Enough internet
Je suis parvenue à chasser les Labubu de mon esprit en tentant de redonner un sens à ma vie. En vain. Lundi, en prenant la route vers le travail, je suis tombée sur une petite annonce placardée aux abords de la station Rosemont.
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J’ai vu ça comme un signe du ciel. Il me fallait désormais mettre la main sur le prrrrrécieux pour être complète. J’ai averti mes boss que ça serait ma quête de la semaine et que j’allais contacter le revendeur de Labubu. « N’oublie pas d’enregistrer ton appel », m’a prévenue Rosalie.
« Bonjour, j’ai vu votre petite annonce au sujet des Labubu…est-ce que ce sont de vrais Labubu? »
« Mais non, madame, ce ne sont pas des vrais Labubu », me répond une voix masculine au fort accent maghrébin au bout du fil.
Baon. Déception numéro un. 40 piasses pour un Lafufu, vraiment?
« Bah, écoutez madame, les autres les vendent 60-70$ sur Marketplace. Et les vrais Labubu, moi je les ai vus à 150$. »
Mon interlocuteur m’explique qu’il s’est lancé dans la vente de Lafufu sept jours plus tôt et qu’il a réussi à en vendre 12 jusqu’à présent. Je lui demande quel est le profil type de ses clients. Des parents? Des adolescents? Des collectionneurs?
« Honnêtement, ça ne m’intéresse pas. J’ai plein de petites business. Je rentre pas dans les détails [avec les clients], je ne les connais pas. Moi je travaille dans la construction. J’envoie quelqu’un vous porter les Labubu dépendamment où vous êtes. »
La conversation coule naturellement et est ponctuée de plusieurs rires complices devant ce phénomène populaire étrange si bien que je me sens à l’aise de lui dire que je lui pose toutes ces questions dans le but d’écrire un article.
Silence au bout du fil.
« Non, mais c’est pour URBANIA, un média jeune, cool… un peu ironique », dis-je en proie à une vague de panique.
« Mais madame, ce que je fais c’est pas légal. »
« Non, oui, je sais, mais on a déjà fait un article sur un gars qui revend des DVD… allô? »
« Madame, pouvez-vous attendre? »
« Oui, je…»
Clic. La ligne raccroche.
Je rappelle, pas de réponse. Je texte, silence radio. Ah shit.
Déception numéro deux. Consciente que je l’ai échappé, j’appelle ma voisine de bureau à l’aide. C’est bon. Florence, cheffe de marque pour Quatre95, va patcher pour moi et appeler mon dude sur son numéro à la fin de la journée pour éviter d’éveiller ses soupçons.
En attendant, je décide d’appeler des revendeurs accrédités et d’écumer Marketplace question d’avoir une meilleure idée de l’offre disponible. Une boutique de figurines sur le Plateau-Mont-Royal me confirme avoir des Labubu authentiques à partir de 90$ en magasin, soit 50$ de plus que le prix de détail officiel.
« Pour avoir des vrais Labubu à 40$, vous devez acheter directement sur Pop Mart, mais c’est impossible. Même nous on ne peut pas les prendre chez Pop Mart directement, les stocks sont trop limités. On achète chez d’autres fournisseurs », justifie le commerçant.
Sur Marketplace, la fourchette de prix est similaire à ce que mon dude m’avait décrit, mais je tombe quand même sur un Labubu habillé en Louis Vuitton des pattes à la tête et affiché à 799$. Soupir.
That’s enough internet for the day.
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Canal Evasia
« Mmhhh ce numéro me semble non fonctionnel. C’est vraiment le bon? » Comme promis, Florence a appelé mon dude une couple de fois en soirée et elle est tombée chaque fois sur une boîte vocale qui n’a pas encore été configurée. Mais Florence est tenace, elle n’a pas dit son dernier mot.
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Câline. Y’en aura pas de facile. Ou peut-être que oui, finalement. Mon algorithme Facebook, toujours à l’affût de mes pulsions du moment, s’est mis à me bombarder par lui-même de publicités sur les Labubu et à me suggérer des options d’achat sur Marketplace.
C’est comme ça que je suis tombée sur l’offre de la boutique Evasia, une boutique bien connue des amateurs de plantes (j’en suis) située dans Hochelaga-Maisonneuve.
J’appelle avant de me déplacer, pour être sûre de ma shot.
« Oui, nous avons des Labubu de la collection Big into Energy. »
« Les vrais de vrais? »
« Non, ce sont des répliques parce que les vrais sont 60 $ en montant et nous on les vend à 25 $… ils sont très convaincants pour les enfants, vous appelez pour un enfant? »
« Non, j’appelle pour une femme adulte de 35 ans. »
Mon interlocutrice éclate de rire. « Il n’y a pas d’âge pour ça », dit-elle pour me rassurer. « Vous nous suivez sur Instagram? Si vous voulez, je vous envoie une photo des boîtes. »
Très convaincante en effet. Je prends le chemin d’Hochelaga-Maisonneuve. Débarquée du métro Pie-IX, je croise par hasard mon père que je n’avais pas vu depuis quelques semaines, parce qu’on n’est pas à une absurdité près dans ce texte. Le patriarche s’en allait thrifter au Renaissance, une activité que je ne fais plus depuis que je suis une transfuge de classe grâce à tous les sacrifices qu’il a faits pour moi.
« Qu’est-ce que tu fais là? »
« Toi qu’est-ce que tu fais là? »
« Je suis vieux, le médecin dit que je dois sortir de mon appartement et marcher plus pour la santé, toi? »
Sur le coup, je me sens mal d’expliquer à mon père, un bonhomme retraité qui vit sur les rentes du gouvernement, que je m’en vais claquer 25 piasses sur une breloque pour ma sacoche question d’atténuer l’espace d’un instant toutes mes blessures d’abandon (l’autre pendant des sacrifices qu’il a faits pour moi).
« Je m’en vais acheter un toutou pour la job pis ensuite, ben je retourne travailler. »
*immigrant parent stare*
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« Tu t’en vas travailler habillée comme ça? », me glisse ce papa pas capable de prendre un break.
– Ok, merci, c’est complet pour moi, à la revoyure M. Destiné!
J’arrive finalement à la boutique Evasia et c’est le paradis.
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Enfin, au bout de ma quête. Je n’y croyais plus. Catherine, la vendeuse, m’accueille avec le sourire. « Ils sont très très populaires, même si ce sont des Lafufu. Les enfants n’y voient que du feu et les parents sont soulagés de ne pas avoir à mettre une fortune dessus pour que leurs enfants soient à la mode », me raconte-t-elle en me tendant la machine pour payer.
« Tu vas voir, les nôtres sont comme les vrais, avec la boîte surprise matte », rajoute Catherine.
C’est beau chez Evasia. C’est rempli de bonzaïs et d’objets de décoration d’un autre temps, comme cette figurine troll qui me rappelle que plus ça change plus c’est pareil. À chaque époque sa bébelle labubutomisante.
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Attrapez-les tous
Je suis retournée au bureau pour vivre mon unboxing de Labubu devant public. La vaillante Florence m’y attendait.
Je l’avoue, j’étais fébrile. Je savais pas trop à quoi m’attendre. Je me sentais comme à l’époque des cartes Pokémon. J’ai ouvert la boîte puis le sachet et…
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…j’ai déballé un Lafufu exactement de la même couleur que celui que j’avais aperçu à la buvette quelques jours plus tôt.
Ça m’a émue, la boucle était bouclée. Ou presque.
J’étais rendue pas pire loin dans la construction de mon article et je me dis que ça vaudrait la peine d’inclure un.e expert.e pour me parler de la frénésie autour des Labubu. De la dopamine economy, de la compulsion d’achat, de la création artificielle du besoin gonflée par les tendances mode et les algorithmes, and all that jazz.
J’ai contacté Laurence Grondin-Robillard, doctorante et professeure associée à l’École des médias de l’UQAM.
« Autant je trouve les Labubu horribles, autant hier j’ai acheté un Lafufu à mon neveu », admet-elle d’entrée de jeu.
Bon ça y’est, même nos intellectuels tombent comme des mouches. Nous sommes officiellement foutus. Les Mayas étaient juste fourrés dans leur date.
« Par souci de transparence, je pense que je devrais préciser que j’ai acheté deux Lafufu. Un pour mon neveu… et un pour moi pour qu’on puisse les déballer en même temps, question de voir aussi si un de nous deux en avait pogné un rare », explique la professeure. « Je ne sais pas ce que je vais en faire. Le fait que la tête tourne sur 360 degrés me fait un peu peur. »
Mais voyons qu’est-ce qui nous prend? C’est pas sérieux. Qu’est-ce qui fait qu’une journaliste et une prof d’université avec un minimum d’esprit critique se laissent happer par une tendance aussi nounoune?
« Les Labubu, ça fonctionne parce qu’on a l’aspect ludique. L’ouverture des boîtes mystères c’est un jeu qui est addictif. On joue aussi sur la FOMO [ndlr : fear of missing out] avec les modèles spéciaux qui poussent les consommateurs à surconsommer dans l’espoir de mettre la main sur le toutou convoité », explique-t-elle.
« La popularité des Labubu pourrait aussi refléter une quête d’évasion et de réconfort dans un contexte politique tendu », rajoute Laurence.
De la validation, du réconfort, un besoin d’évasion : c’est en plein ça! Du moins pour moi. Après avoir déballé mon Lafufu, j’ai tout de suite dit à ma collègue Florence que j’en voulais un autre. Même feeling qu’après un nouveau tatouage : exaltation+sevrage+manque = obsession.
C’est con, c’est superficiel, c’est du niaisage.
Mais ma quête m’aura fait passer par toute une gamme d’émotions et je ne regrette aucune d’entre elles. En ces temps de haute tension, se sentir en vie l’espace d’un instant, c’est déjà une victoire.
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