Écrire sur celui qui nous a donné envie d’écrire, voilà un exercice voué à l’échec.
Je serais bien incapable de me souvenir de la première de ses chroniques que j’ai lue. J’étais adolescent, sans doute, et c’est grâce à un camelot anonyme, que La Presse atterrissait chaque matin devant la maison de région où j’ai grandi. Un foyer peu porté sur la littérature. Mais l’irruption récurrente de la page A5 dans ma vie, comme dans celle de tant d’autres, a fendu quelque chose. Une brèche s’est ouverte. Et par elle, une lumière est entrée.
Pour des générations de journalistes en devenir, Pierre Foglia fut un continent, certes lointain, mais bien réel. Un territoire de style, de liberté, de franchise. Tous, ou presque, ont un jour caressé ce rêve, aussi évident que déraisonnable, d’arrimer les rivages des phrases avec la même précision tranquille que la sienne.
Si certains ne retiennent de lui que le bougonneux aux opinions tranchantes — ce vieux crisse qu’il s’amusait à jouer — Foglia était avant tout une voix.
Une voix singulière qui entrait dans le quotidien des gens et, sans jamais les prendre de haut, les tirait vers le haut. Il écrivait comme on tend la main. Il éveillait sans jamais faire la leçon, ou alors avec ce désenchantement charmeur qui était sa signature. Pour beaucoup, le rendez-vous avec sa prose relevait du rituel.
Il savait accorder la même grâce à l’anodin qu’au bouleversant. Parler d’un croissant, d’un scandale ou d’une guerre oubliée avec la même sensibilité, avec le même ton inimitable. Chaque parution devenait un petit événement. Et chaque fois, jusqu’à la dernière, on se demandait : où va-t-il nous emmener, cette fois?
On le disait ovni dans le paysage médiatique. Et c’était vrai. Foglia possédait ce rare pouvoir d’influence, qu’il exerçait avec une noblesse manifeste : faire vendre des livres qui le méritaient, remplir des adresses obscures pour une seule bouchée qui l’avait ému, susciter un engouement soudain pour des disciplines que personne ne suivait. Quand le chroniqueur le plus aimé du Québec écrivait sur la foulée d’Haile Gebrselassie, on s’empressait de s’émerveiller à ses côtés.
On n’était pas toujours d’accord avec lui. Et c’était tant mieux. Foglia cultivait une pensée complexe, dérangeante parfois, mais jamais tiède.
Il pouvait passer sans transition de l’immigration à la souveraineté, des mollets de Lance Armstrong aux vertiges de Céline ; deux anti-héros qu’il admirait autant qu’il redoutait, sans doute parce qu’il y reconnaissait le reflet de ses propres contradictions. Ses mots pouvaient surprendre, émouvoir, secouer, parfois tout ça dans un seul paragraphe bien serré. Il avait surtout le don de la dernière phrase, celle qui vous sciait les jambes.
Pour celles et ceux qui ne l’ont pas connu, rien n’est perdu. Il laisse derrière lui une œuvre immense, désormais distillée au compte-gouttes sur un groupe Facebook nostalgique. Alors que seuls deux petits livres rassemblent les éclats dispersés de 4 300 chroniques qu’on aura chéries avec ferveur, à mesure qu’elles paraissaient, comme on savoure un privilège que l’on sait éphémère.
Il y a quinze ans, il a signé une chronique élogieuse à propos d’URBANIA, parue le jour même que l’anniversaire de son fondateur. On dit qu’il ne s’en est toujours pas remis. Un collègue, ancien de La Presse, me confiait l’autre jour que le seul journaliste dont on n’osait pas retoucher les textes, c’était lui. On ne polit pas ce qui brille déjà.
Anticapitaliste espiègle, Foglia éclairait à sa manière un pan du monde sans dogme ni drapeau. Il écrivait toujours au service d’un regard. Il énumérait les choses, les scènes, les odeurs, jusqu’à ce qu’on y soit. Littéraire, toujours. Tendre, souvent. Et puis, sans prévenir, il lâchait une délicieuse saleté du genre : « des bien-pensants accrochés aux poils du cul de la norme, comme des morpions au pubis d’une vieille linguiste. » (2005)
Foglia, c’était ça. On a tous tenté de l’imiter, et on aurait eu tort de ne pas le faire, ni de cesser d’essayer.
Même génial, on se sentait proche de lui. Lecteurs fidèles, lecteurs orphelins. Car s’il nous a quittés hier, pour beaucoup d’entre nous, cela fait déjà dix ans qu’il nous manque. Dix ans de deuil amorcé le jour où ses chroniques se sont faites plus rares, puis tues. Mais on se l’imaginait encore là, pépère, en train de flatter son chat dans sa maison proche des lignes.
Celui qui redoutait tant la mort a fini par l’accueillir, non sans lui demander, j’imagine, d’enlever ses souliers avant d’entrer. Il avait 84 ans. Le Parkinson l’avait rattrapé, le même mal qui avait terrassé Mohammed Ali, son frère de cœur qu’il avait interviewé au Zaïre, à la veille du plus grand combat du XXe siècle. Foglia est parti avec l’aide médicale à mourir, tout juste après un dernier Tour de France.
Si j’écris aujourd’hui, ou que je roule en Marinoni, c’est sans doute, un peu, à cause de lui. Journalistes comme lecteurs, nous lui devons beaucoup. Pour mille raisons, mais surtout d’avoir fait du journal papier, médium parfois gris et monotone, un terrain d’envol. Une page où, soudain, surgissait le magnifique :
« Et l’horizon est d’encre et de nuit. Ce que cela veut dire? Rien. C’est de la poésie. Il n’y a pas de fer dans la poésie, comme dans les sardines. Par contre, il y a du phosphore dans la poésie; c’est pour cela qu’elle illumine mon vieux cœur qui s’obscurcit. Ah ah. Je vous en remets une petite louche? » (2000)
Câlisse qu’il était bon.
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