.jpg)
Chouchous des chroniqueurs culturels à la recherche d’un sujet juteux, les Dead Obies font encore parler d’eux avec la sortie de leur deuxième album (au hype savamment construit avec des enregistrements publics et un caméo de Joël Legendre). On s’est rendu au studio du groupe pour parler d’appropriation culturelle, de rap et de gruau.
TEXTE Éric Samson | PHOTO Daphné Caron | madore production
On dirait un boys band tellement les six gars sont typés. Chacun son casting, chacun son attitude. Alors que sur scène, ils se fondent dans un bruyant (brillant) chaos – au point où on peine parfois à suivre ce qui se passe et à savoir exactement qui fait quoi –, dès que les spotlights s’éteignent, la nature reprend ses droits. Quand je les rencontre dans leur studio à la frontière de Centre-Sud et d’Hochelaga, c’est d’autant plus frappant : pendant qu’un gars finit son gruau (“pommes caramel, dude, c’est dope!”), un autre s’ouvre une canette de Pabst.
Il est 13 h 30. Bienvenue dans l’univers Dead Obies.
***
À mon arrivée, ils sont en train de finaliser leur deuxième album. “C’est un gars avec qui on a travaillé sur le projet, Maxime Charron, qui nous a suggéré le titre, Gesamtkunstwerk, parce que ça fittait exactement avec ce qu’on voulait faire”, raconte Joe RCA.
Yes Mccan poursuit : “C’est un mot allemand qui veut dire ‘oeuvre d’art totale’, et oui, c’est un peu prétentieux. Ça fait partie du braggadocio [NDLR : l’arrogance insolente caractéristique] du rap, de dire qu’on est toujours meilleur que les autres and so on, mais c’est aussi une manière de répondre à ceux qui se plaignaient de notre franglais sur Montréal $ud : tiens, là on ajoute de l’allemand!”
Plus que du franglais
Justement, depuis la sortie de leur premier album, la question linguistique semble indissociable du groupe. Mais à l’ère où les controverses sur l’appropriation culturelle font rage, et où l’exclusion des minorités dans les médias est un enjeu qui gagne du terrain (#oscarsowhite, Macklemore et son White Privilege, ou même le Morissettegate du Bye Bye), une autre question mérite d’être soulevée : pourquoi six garçons (dont quatre blancs comme neige) francophones (sauf OG Bear, dont la mère est anglophone) ont-ils décidé de s’exprimer sous la forme d’une musique traditionnellement noire, et dans une langue qui n’est pas la leur? Est-ce une double appropriation culturelle?
“On n’a pas décidé de rapper en franglais, c’est juste comme ça qu’on parle depuis qu’on est jeunes, et c’est la musique qu’on écoute depuis toujours. Ça a beau venir d’un héritage noir aux States, le rap qu’on fait ici est différent”, explique 20Some. “On voit bien que le rap au Québec, le rap qui pogne, si on veut, est surtout fait par des blancs – Koriass ou LLA, par exemple. Mais c’est pas une question de couleur de peau, c’est plus à cause du marché, du marketing”, ajoute OG Bear. Snail Kid, aussi membre du projet Brown avec son père et son frère Jam, précise : “Les noirs peuvent aussi faire leur place, je pense, et c’est déjà arrivé par le passé : Sans Pression, Muzion, etc. Mais souvent, c’est juste que les rappeurs noirs de Montréal-Nord, par exemple, ça ne leur tente juste pas de jouer la game. Ils font du rap pour avoir des views sur YouTube et se donner du street cred, pas pour aller à Tout le monde en parle!”
OG Bear revient à la question linguistique : “Au Québec, c’est vraiment plus un clivage anglo-franco qu’un clivage noir-blanc. T’as juste à regarder ce qui se passe avec Kaytranada, Lunice ou A-Trak [NDLR :trois producers anglophones] pour voir que c’est en partant d’ici que leur carrière a explosé.” Snail Kid lance, en semi-blague : “Check The Posterz, ils en peuvent pus d’attendre de déménager à Toronto!”
Yes Mccan ajoute : “Pour moi, ce qui fait que les rappeurs blancs francophones ont plus de succès médiatique, c’est qu’ils possèdent et maîtrisent les codes de la culture dominante, tout en évoluant en marge. Tsé, quand tu vas à la télé pour parler de ce que tu fais et que tu es en mesure, parce que tu connais la culture dans laquelle les médias évoluent, de comparer ça à Leclerc ou à Desjardins, ça permet aux gens de te comprendre, de mieux saisir ton travail.” Joe RCA renchérit : “L’ADISQ est rule par des blancs francophones. C’est sûr qu’avec un héritage commun, en partant, ça aide à se faire connaître. Même si on ne sera jamais en nomination parce qu’on est over the linedans le français et l’anglais.”
Les fans d’abord
C’est grave, pour eux, de ne pas être à l’ADISQ? “Pas vraiment. Ce qu’on voulait faire avec le nouvel album, et c’est d’ailleurs pourquoi on l’a enregistré live en premier lieu, c’est rappeler qu’il n’y a pas de musique sans spectateur”, répond Yes Mccan. “Il n’y a plus d’argent en musique enregistrée. Ce qui compte maintenant, c’est les shows, alors on voulait mettre l’accent sur les spectateurs. C’est pour ça que sur la pochette, on voit un rappeur en plein milieu de la foule, à côté d’une fille qui se prend en selfie avec lui. On a deux niveaux de mise en scène : la caméra professionnelle qui capte le spectacle, et la fan qui se place elle-même au milieu du show. On revire la lentille de bord, comme on a reviré le modèle de bord : au lieu de sortir un album et de faire des shows, on a décidé de faire les shows et de sortir l’album après.”
Comment ça s’est créé, tout ça? “On a commencé par faire des démos. Je présentais des beats et tout le monde écrivait dessus”, relate VNCE, le producteur et beatmaker. “Après, on est repassés dessus pas mal – il y a à peu près 70 % du matériel qui n’est pas live dans l’album final, que ce soient des retouches musicales ou des lignes qu’on a réenregistrées pour peaufiner le son. Mais le feel est là.”
L’entrevue est terminée, mais on continue à jaser dans le studio un bout de temps. VNCE joue avec de nouveaux beats, d’autres se succèdent à la cabine d’enregistrement pour lancer trois ou quatre lignes.
Il n’y aurait peut-être pas de musique sans spectateurs, mais il n’y en aurait pas non plus sans cette combinaison unique de talents bruts qui prennent tout leur sens une fois réunis. Et on le voit bien en les regardant à l’œuvre : les Dead Obies n’arrêteront pas.
Tant que le feel est là.
***
Pour découvrir plus de Québécois qui créent l’extraordinaire, procurez-vous le dernier numéro du magazine URBANIA!
En kiosque ou sur notre boutique en ligne.
.jpg)