Le gars de la sécurité me bloque à la guérite de la porte #2 de l’immense chantier.
-Ça te prend des bottes à cap d’acier, un dossard et un casque, m’indique l’agent, néanmoins sympathique.
-J’ai rendez-vous avec Catherine Dubois. Vous la connaissez peut-être? Elle joue dans la nouvelle Ligue professionnelle de hockey féminin (LPHF)!
Le gardien dodeline la tête de gauche à droite.
-Tsé, il y a genre 700 personnes qui travaillent ici…
Je texte Catherine pendant que les gros camions font des va-et-vient sur l’immense chantier du nouvel hôpital en construction sur le site de l’Enfant-Jésus, à Québec. Un méga complexe évalué à 2,25 milliards de dollars, dont la livraison est prévue pour 2027.
Midi, c’est l’heure du lunch. Les ouvriers se dirigent vers les roulottes de leur shop, alignées côte à côte. J’aperçois au loin une tignasse blonde qui dépasse d’un casque et reconnaît immédiatement le regard perçant de l’attaquante #28 de l’équipe de Montréal.
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Catherine se présente, flanquée de son papa, Stéphane Dubois, actuel propriétaire de Maçonnerie Innovatech, une entreprise familiale qu’il a fondée il y a 29 ans et reprise par deux de ses fils.
Premier constat : les Dubois ont de la poigne. Ma pauvre main est broyée dans les salutations d’usage.
Catherine Dubois travaille sur le chantier de l’hôpital pour l’été, comme elle le fait depuis plusieurs années, d’ailleurs. « J’aime quand même ça, je suis quelqu’un qui bouge tout le temps. J’ai pas vraiment le choix, en même temps…», admet-elle, au sujet de son boulot de maçonne, levant le voile sur une réalité située à des années-lumière de la traditionnelle saison de golf des joueurs de la LNH.
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Avec un salaire de 35 000$ US par année (48K en dollars canadiens) – soit le minimum dans la nouvelle ligue – disons que Catherine Dubois n’a pas le choix de travailler pour joindre les deux bouts.
« C’est pas normal. C’est difficile, mais est-ce que je vais arrêter de jouer au hockey pour ça? », lance-t-elle, sans attendre la réponse.
Discussion autour d’un poulet au beurre surgelé
Pour cette passionnée qui s’exprime avec aplomb et une franchise déconcertante, on devine rapidement que le hockey occupe une place majeure dans sa vie.
Et qu’importe si Brendan Gallagher pratique ses coups d’approche, les comparaisons entre les équipes masculines et féminines exaspèrent Catherine. « Le salaire moyen est de 55 K (US). Certaines filles gagnent 100K, mais moi, mon gagne-pain, c’est de me faire dire que j’inspire du monde et que j’encourage des filles à jouer au hockey », tranche Catherine, qui m’entraîne dans sa roulotte, où l’attend un poulet au beurre surgelé.
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La hockeyeuse de 28 ans s’installe à une petite table en compagnie de son frère Alexandre, 30 ans, et de son père.
Il y a aussi deux autres employés, Daniel et Denis, ce dernier en poste depuis 25 ans.
Après avoir avalé son lunch à toute vitesse, Catherine tente d’essuyer les coulisses de mortier qui lui maculent le visage. Sa ressemblance avec son père est frappante. Ses yeux, surtout.
Une ambiance bon enfant règne dans le shack, particulièrement lorsque je demande candidement à Alex s’il s’entend bien avec sa petite sœur.
« Pas pire, mais ça dépend de comment elle joue! », raille le maçon, qui a repris la business familiale avec Jimmy, l’aîné des cinq enfants. Les cadettes, deux jumelles de 26 ans, travaillent quant à elles en hôtellerie.
« Pour moi, ça n’a jamais été juste un sport, non plus. »
Catherine a certainement un parcours des plus atypiques.
Née à Charlesbourg, elle part en Ontario à 15 ans pour jouer avec l’équipe nationale canadienne avant de déménager à Montréal, où elle habite maintenant depuis dix ans.
Elle a évolué pendant plusieurs saisons avec les Carabins de Montréal, subi son lot de blessures qui ont compromis sa carrière, avant d’être repêchée in extremis au début de l’année par l’équipe de Montréal de la nouvelle ligue professionnelle.
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« Je ne savais pas qu’on pouvait jouer professionnellement, mais pour moi, ça n’a jamais été juste un sport, non plus », nuance celle qui a évolué dans des équipes de gars jusqu’au niveau Bantam AA.
Avec son gabarit, elle préconise un style de jeu plus physique, ce qui exige d’ailleurs un ajustement de sa part au sein d’une ligue féminine. « Les mises en échec sont tolérées, mais la ligue doit encore trouver un équilibre et des barèmes sur ce qui est permis ou non », explique Catherine, en effilochant un Ficello.
« C’est vrai qu’elle est plus costaude que les autres », admet papa Stéphane.
On comprend vite qu’en plus de la maçonnerie, le hockey aussi est une affaire de famille chez les Dubois. Le paternel a même patiné quelques saisons dans la Ligue Junior Majeur Du Québec à la fin des années 80, dans l’uniforme des Bisons de Granby.
Sur le bord de la retraite
Le parcours de sa fille est digne d’un film, considérant qu’elle s’apprêtait à prendre sa retraite du hockey avant de finalement signer un contrat avec l’équipe de Montréal. « Elle a ses cartes de la CCQ (Commission de la construction du Québec) depuis trois-quatre ans et s’en venait travailler à temps plein avec nous autres. C’était minuit moins une », admet Stéphane.
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D’abord réserviste au sein de l’organisation, Catherine a complété deux contrats de dix jours réglementaires octroyés pour remplacer des joueuses blessées.
Elle s’était faite à l’idée d’accrocher ses patins, lorsque le téléphone a finalement sonné, au début de l’année. Au bout du fil, la directrice générale de l’équipe de Montréal, Danielle Sauvageau.
-T’es où?
-À Québec.
-Qu’est-ce que tu fais là?
-Je travaille…
-Tu t’en viens au Minnesota avec nous autres.
La carrière dans les ligues majeures de Catherine était enfin lancée, après de longs temps morts marqués par des blessures, du travail acharné, des jobs de construction et de l’incertitude. Beaucoup d’incertitude.
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D’une humilité désarmante, elle se lance des fleurs pour la première fois entre deux bouchées de pomme. « Je suis fière de moi, vu que je pensais me retirer. J’ai bien fait durant la réserve et Danielle (qui était coach des Carabins) me connaît depuis dix ans. Je suis une valeur sûre pour elle », déclare l’athlète, pas super à l’aise en me voyant la photographier avec mon cell.
« Ma sœur, c’est mon idole! »
Consciente que de moins en moins de filles travaillent entre les saisons, Catherine espère maintenir le rythme sur la glace. « Je sais que plusieurs d’entre elles peuvent s’entraîner à temps plein, mais je vais toujours me mettre de la pression, je suis bonne sous pression. »
Fonceuse de nature, elle n’a pas le choix de coincer ses horaires d’entraînement entre ses shifts de construction. « L’an dernier, j’allais au gym de quatre à six heures du matin avant de faire ma journée de construction. Un shift de maçonnerie, c’est pas mal plus éprouvant qu’un entraînement, mais ça magane aussi », admet l’attaquante, qui a marqué deux buts et récolté quatre aides durant ses 21 parties disputées.
Pendant que Catherine pianote sur son cell, Alexandre louange sa cadette. « Ma sœur, c’est mon idole! », lance-t-il d’un ton solennel, pendant que la principale intéressée s’étouffe presque avec sa pomme.
Alexandre ne se laisse pas distraire.
« Elle incarne bien le parcours de mon père avec la compagnie. Il est parti de rien et a bûché fort. »
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Il y a de l’émotion dans la roulotte et ça n’a pas l’air d’être monnaie courante. Les deux employés sortent, de même que Stéphane.
Catherine lâche son cell, les yeux remplis d’eau. Le frère enchaîne. « Quand elle a compté son premier but, j’avais jamais pleuré de même, il n’y a pas de mots pour décrire ce que j’ai vécu. Les gens l’aiment parce qu’elle est authentique », résume enfin Alexandre, pendant que sa sœur prouve cette authenticité en se mouchant avec un rouleau de papier brun.
Une famille de travaillants
Non, Catherine ne l’a pas eu facile. Elle a trimé dur, à l’image de son clan tricoté serré. « La résilience, c’est une affaire de famille. On est des travaillants et on a vu nos parents travailler tout le temps. Mon père, c’est le boss et il est quand même toujours sur le chantier avec nous. Je m’inspire de lui pour me faire respecter et me faire une place », confie Catherine, qui a à son tour gagné le respect de ses pairs dans ce milieu de travail très masculin.
Le lunch est fini, mais j’ai encore une couple de questions.
Catherine est polie, mais je vois bien qu’elle veut retourner au travail. Parler d’elle n’est pas son fort, c’est une fille d’action.
Je lui propose de l’accompagner un peu à son ouvrage.
Dans un labyrinthe de couloirs de plâtre, de béton et d’échafaudages, Catherine passe inaperçue. En fait, si on la remarque, c’est sans doute parce qu’elle est l’une des rares filles sur le chantier.
Quelques ouvriers la reconnaissent parfois. Une déléguée syndicale trippe sur son cas aussi, soulignait son père un peu plus tôt.
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Mais imaginez une balade du genre sur un chantier avec un joueur du CH… Difficile de ne pas y voir deux poids deux mesures.
Catherine hausse les épaules. « Oui, mais la ligue des gars existe depuis longtemps. Au début, ça devait être comme ça aussi (NDLR Maurice Richard travaillait notamment aux ateliers Angus pour le CP au début de sa carrière). Mais c’est sûr que j’aimerais juste me consacrer au hockey, m’entraîner et jouer au golf en été », admet-elle enfin, du bout des lèvres.
-Es-tu pas pire au golf?
-Bof. Je claque fort, mais tout croche, sourit-elle.
« C’est magique, il n’y a rien de comparable. »
Sa double vie l’aide à ne pas trop s’enfler la tête. Son entourage aussi contribue grandement à lui faire garder les pieds sur terre, souligne Catherine, qui a les mêmes ami.e.s depuis toujours.
Bien sûr, elle adore les messages d’encouragement et ce nouveau statut de « vedette » au sein de l’équipe montréalaise de l’heure, elle conserve sa belle humilité.
« Je trouve l’intérêt pour moi flatteur et gentil, mais ma motivation est de servir d’exemple. Si je peux réaliser mon rêve, tout le monde peut. »
Bien sûr, elle s’efforce de ne pas bouder son plaisir devant l’engouement incroyable pour la nouvelle équipe, son succès et les amphithéâtres remplis, incluant le Centre Bell.
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Le souvenir de ce match contre Toronto en avril dernier devant 21K fans restera d’ailleurs à jamais gravé dans sa mémoire. « C’était magique, il n’y a rien de comparable. Je patinais les yeux pleins d’eau en pensant à tout le chemin qu’on a bûché pour se rendre là. »
Mais même la tête dans les nuages, Catherine n’oublie pas d’où elle vient ni le chemin défriché par d’autres avant elle.
« Des femmes ont rendu ça possible pour nous autres. On est le résultat des Caroline Ouellette, Marie-Philip Poulin et compagnie. C’est notre job, maintenant, de montrer la voie. »
Et les haters dans tout ça? Ça doit exister, des misogynes qui s’insurgent de voir des femmes entrer dans les ligues majeures de notre sport national? Bien sûr, confirme Catherine Dubois, qui a toutefois choisi de ne pas leur consacrer ne serait-ce qu’une miette de son attention.
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« Tu te fais une carapace avec les années. Il y aura toujours des gens méchants. Je préfère me concentrer sur le positif. Et j’ai même pas le temps de répondre à tous les messages gentils que je reçois en dm sur Instagram », sourit-elle.
Travailler dans la poussière
Au bout d’un dédale de couloirs et de poussière, on rejoint enfin son père Stéphane, et ses collègues Daniel et Denis, en train d’ériger un mur en blocs de béton. Je me dis que la coach Korie Cheverie capoterait sûrement de savoir que son attaquante travaille dans un milieu aussi hostile.
Catherine ne perd pas de temps et commence à pelleter du mortier dans une chaudière, qu’elle transporte ensuite à ses camarades, non sans d’abord devoir grimper sur l’échafaud.
Une ostie de job. J’ai soulevé une seule chaudière et j’ai encore mal au dos en écrivant ses lignes. « C’est pas si pire, mais faire le coulis, ça c’est de la marde », mentionne Catherine, avant de jucher un gros bloc sur son épaule pour aller le tailler avec une grosse machine pour scier.
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Pendant que des nuages de poussière s’élèvent de la machine, Stéphane souffle deux minutes pour me parler avec amour de son clan. « J’ai été chanceux. D’abord, d’avoir une femme extraordinaire qui s’est occupée de nos cinq enfants après être tombée enceinte à 19 ans. On ne l’a pas eu facile », confie-t-il, serein malgré tout.
Environ 30 ans après avoir démarré son entreprise, tout va pour le mieux pour la famille Dubois.
Et au-delà du sport, le fait de voir Catherine vivre son rêve avec les meilleures de sa discipline traduit parfaitement l’acharnement et la ténacité de cette famille.
Cette pugnacité qui fait en sorte qu’une hockeyeuse professionnelle passe son été sur un chantier avec du mortier dans la figure au lieu de s’entraîner à l’air climatisé.