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De cascadeur en Grèce à barbier dans le Mile End

Quand le service militaire dérive en acrobaties à moto.

Par
Jean Bourbeau
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URBANIA et le MEM – Centre des mémoires montréalaises collaborent dans la création de l’exposition Détours – Rencontres urbaines, présentée au MEM (1210 St-Laurent). Cette expérience immersive dévoile la richesse humaine qui compose Montréal, à travers la rencontre de 25 personnes extraordinaires qui l’habitent.

Dans le même esprit, nous vous présentons aujourd’hui Eustachius, un citoyen qui, à sa manière, incarne l’unicité de Montréal. Si vous aimez son histoire, vous adorerez les portraits singuliers présentés dans l’exposition Détours – Rencontres urbaines.

Un numéro de téléphone jauni traîne, presque égaré, le long d’une clôture sur l’avenue du Parc. Dans ma laborieuse recherche d’appartement, je n’ai plus rien à perdre, j’appelle.

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La voix au bout du fil s’exprime dans un anglais incertain, mais après deux répétitions, je comprends qu’elle exige de me retourner. En obéissant, je remarque un homme derrière une vitrine qui m’invite dans sa direction.

Je traverse la rue qui se défait avec laideur de l’hiver et entre dans l’étroit salon de coiffure. On parle à peine de l’appartement qu’Eustachius, le propriétaire, me sert un café filtre et me taquine sur le vert de mes cheveux. « Quelle catastrophe », maugrée-t-il à la blague. Je prends une gorgée en m’asseyant sur l’une des chaises au cuir craquelé tenu par du duct tape.

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Avec son vieil ami Yórgos, ils écoutent un combat de kickboxing mettant en vedette Mike Zambidis, dit le Tyson grec, âgé de 41 ans. Les jambes croisées, Eustachius en a quarante de plus, ce qui ne l’empêche pas de remuer subtilement les poings et les hanches comme si c’était lui dans le ring.

Le petit salon s’inscrit dans la tradition de ces lieux sans âge – souvent tenus par de vieux immigrants qui ne veulent pas accrocher leurs séchoirs – comme il en reste un encore à Montréal, résistant à la modernité par la poussière et l’hospitalité, argent comptant seulement.

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La pièce est tapissée d’affiches démodées, d’artéfacts orthodoxes et d’objets empilés. Le local abrite même quelques mobiliers dorés du défunt Exxxotica. Un décor fait pour parler, où l’on y passe aussi bien les cartes à jouer que les années.

Les souvenirs d’autrefois sont la vraie fortune d’Eustachius, aujourd’hui veuf et père d’adultes établis. Il n’a pas la tête aux négociations de location alors qu’il ouvre une boîte débordante d’une vie aussi pleine que lointaine. Dans l’intimité des murs lavés par les saisons, il me convie à un moment précis de sa vie. Au diable l’appartement.

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« La Grèce dans laquelle j’ai grandi est sortie épuisée de la Seconde Guerre puis d’une guerre civile. Elle était pauvre, mais tout le monde avait une maison et un jardin pour cultiver ses tomates », raconte-t-il en m’exhibant un portrait de lui à l’adolescence. Une époque douce située entre 1949 et le coup d’État menant à la Dictature des colonels en 1967.

« Je n’avais pas une grande éducation, mais j’étais street smart, souligne le barbier. Je ne voulais pas être fermier comme mon père, alors j’ai appris à 13 ans comment couper les cheveux. »

Mais comme l’impose le régime, Eustachius doit interrompre sa carrière capillaire pour offrir deux années de service militaire au pays. À 21 ans, il quitte le petit village de Némée dans sa Péloponnèse natale, « là où Héraclès tue le lion dans la mythologie antique », précise-t-il, l’index levé.

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Juillet 1961. Il entre à Athènes, puis quitte la capitale pour rejoindre une division à la mauvaise réputation, à Kozani, en Macédoine-Occidentale. Au froid et loin des vignobles du sud, il intègre une caserne composée d’hommes d’un peu partout : de Salonique, de Crète, des bourgades aux frontières albanaises. « Nous n’étions pas des gangsters ni des communistes, mais des rebelles qui n’écoutaient personne. Comme seul un homme qui sait que toute la vie est devant lui », murmure pensivement le coiffeur. Dès le début, il accumule autant les conquêtes que les mauvais coups, certains lui font même passer quelques nuits en cellule.

Il y apprend entre autres le maniement d’armes, la cartographie et les opérations d’urgence, mais à l’ombre des exercices militaires, c’est surtout les six motocyclettes américaines qui l’attirent. Des Harley-Davidson en parfaites conditions. « Je n’avais jamais conduit une moto, raconte l’octogénaire. J’étais un peu fou et jeunesse oblige, il fallait combattre l’ennui, alors j’ai appris par moi-même et je partais faire des balades dans les champs environnants, où poussent le safran aux pieds des montagnes. »

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Peu à peu, le jeune homme prend ses aises sur deux roues et pratique des acrobaties. Il se découvre un certain talent et carbure autant à l’adrénaline qu’à la créativité des manœuvres qu’il peaufine avec ses compagnons. Bien rares sont les militaires qui peuvent égaler son audace. Il est toujours le premier volontaire pour tanguer au sommet des pyramides. Après les répétions, la troupe bifurque parfois pour se pavaner au village, faisant tourner les regards. Le bataillon se fait de plus en plus motard.

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Les chutes sont toutefois fréquentes. Les blessures, sérieuses. Des accidents graves causant des fractures, des commotions, transformant des motos en pertes totales. Le barbier me montre ses cicatrices de brûlure sur une jambe. « Il fallait garder la réputation de durs au sein de la division et c’était bien vu d’être aussi casse-cou », dit-il non sans fierté.

En parallèle, il fait un peu d’argent en coupant les cheveux des militaires de la caserne. Quelques drachmes en poche pour manger loin de la cafétéria et offrir des verres « aux orphelins de la guerre qui n’ont pas un sou pour cirer leurs bottes ».

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Deux fois par an, en l’honneur de la fête de l’indépendance (25 mars) et le jour du Non (28 octobre), c’est l’opportunité pour la bande d’impressionner la foule dans une grande parade présentée dans un stade plein à craquer. Défilant à près de 50 km/heure sur une piste de sable avec leurs plus beaux habits et fusil à la ceinture, ces petits filous s’improvisent cascadeurs, traversent des cerceaux en feux et exécutent des sauts dans un boucan de moteurs et d’applaudissements.

« Après les spectacles, on sortait au village avec toute la cavalerie pour s’adonner à de grandes beuveries », se souvient mon interlocuteur. Patelin où sa bravoure et ses jolis traits sculptés par le soleil méditerranéen ne passent pas inaperçus.

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Les photos noir et blanc se succèdent et le bercent dans cette époque au fumet de gazoline. Tout est raconté avec aisance et humour. La mémoire est précise, rarement hésitante. Les quelques fois où l’oubli se faufile, il ferme les yeux, la main sur le front, puis les noms lui reviennent en grec. Toujours en grec.

Le kickboxing laisse place à un match de foot. Eustachius se lève, s’exclame. Crocs et sarrau de coiffeur, le barbier motard aux cheveux blancs arbore autant d’énergie qu’à ses années intrépides.

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Juillet 1963. Ayant en poche son attestation des services accomplis et le butin de deux ans de coupe de cheveux, il se laisse séduire par l’inconnu et décide de venir s’installer à Montréal sans trop savoir ce qui l’attend, alors que ses sept frères restent en Péloponnèse.

Il commence à travailler comme apprenti barbier sur la rue Saint-Viateur, se fait rapidement ami avec tout le quartier, mais le salon est la proie des flammes à la suite d’une embrouille du patron. Comme si le feu le suivait. « Une partie de ma vie a brûlé ce soir-là », mentionne-t-il, expliquant les coupures de photos noircies.

Il ouvre son propre salon sur Parka Vanèika, l’avenue du Parc, en 1966, alors l’épicentre de la communauté hellénique montréalaise. Eustachius devient Steve pour les non-Grecs. Son petit commerce porte d’abord le nom de Steve Hair Stylist, puis, loi 101 oblige, sa vitrine affiche Steve Coiffure Mode. Son enseigne bleu et rouge, au 5441, n’a jamais arrêté de tourner depuis.

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Une adresse où jadis jusqu’à sept coiffeurs pouvaient accueillir la clientèle. Aujourd’hui, ceux et celles qui franchissent la porte sont surtout ses ami.e.s qui viennent bavarder autour d’un café. Les décennies et mille histoires ont passé.

Il me montre un dernier cliché : un groupe de soldats dans la fleur de l’âge et cigarettes au bec. Eustachius pointe du doigt un camarade maintenant décédé, puis un autre et un autre. Rappel impitoyable du temps qui défile, tenu par des mains frêles qui ont travaillé le ciseau sur près de 70 ans, fidèles à deux pays et une seule mémoire.

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Il n’a jamais eu l’envie de retourner sur une motocyclette au Québec. Il avait une famille et une entreprise à prendre soin. Fini les folleries, mais ses yeux s’animent encore d’une petite flamme quand il parle des anciennes Harley toutes neuves et mime d’accélérer, guidon en main. La brise fraîche de la Macédoine-Occidentale lui revient peut-être au loin.

Le feu, lui, ne l’a jamais vraiment quitté.

Le portrait d’Eustachius vous a donné le goût de plonger dans le Montréal insolite? Rendez-vous au MEM – Centre des mémoires montréalaises (1210 St-Laurent) pour visiter l’exposition immersive Détours – Rencontres urbaines (billets disponibles en ligne). Vous y découvrirez 25 personnes extraordinaires qui contribuent à donner une âme toute particulière à leur ville.

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Lisa Grushcow, première rabbine ouvertement lesbienne du Canada, Lazylegz, danseur de breakdance à béquilles, Junko, artiste multidisciplinaire qui fait naître des œuvres d’art d’un tas de ferraille, Ramzy Kassouf, maraîcher urbain, Clifford Schwartz, propriétaire du bar country le Wheel Club… nos protagonistes ont des parcours de vie uniques, et de belles histoires à vous raconter.