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Un appartement complet traine sur le trottoir, au coin Davidson et Saint-Catherine, dans Hochelaga-Maisonneuve. Une cage d’oiseaux, des vêtements en chiffe, une table à café, et même des jouets pour enfants. «As-tu un pick-up, on va porter ça au marché aux puces de Saint-Eustache et on vend ça au moins 400$!», m’interpelle un homme en vélo, au sujet d’un gros meuble en chêne.
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«Tu peux toute prendre, le proprio a vidé son appartement et le gars s’est poussé. Il vendait du crack», souligne un homme à la fenêtre d’un logement perché au deuxième. De l’autre côté de la rue, la police intervient pour une chicane.
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Cette scène croquée sur le vif est assez banale sur ce tronçon de la rue Sainte-Cat’, caractérisé par la consommation et le travail du sexe à ciel ouvert.
Le plus dur est de voir ces travailleuses du sexe intoxiquées errer sur les trottoirs comme dans The Walking Dead, dans l’espoir d’hameçonner les automobilistes qui s’aventurent dans ce secteur difficile, surtout circonscrit entre le boulevard Pie-IX et la rue Davidson.
Mais voilà qu’un vent d’espoir souffle enfin dans ce décor, où s’élève le 3629, l’adresse d’une piquerie bien connue ici et barricadée depuis un incendie il y a un an.
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Le bâtiment vient d’être officiellement vendu à l’organisme L’Anonyme, qui a reçu de la Ville une enveloppe de 2,3 millions de dollars pour le convertir en maisons de chambres.
«On est passé chez le notaire lundi!», s’enthousiasme Julien Montreuil, le directeur-adjoint de l’Unité d’intervention mobile, dont une des missions est de sillonner les rues pour offrir du soutien psychosocial, du matériel de protection et d’aider leur clientèle à réduire les méfaits.
L’Anonyme mise énormément sur ce projet pour inspirer un effet domino ailleurs dans le coin. «Il n’y aura que trois règles à suivre : payer son loyer, le garder salubre et ne pas troubler la paix. Pour le reste, on va aller au rythme des gens», explique M. Montreuil, qui ouvrira grandes ses portes aux partenaires-terrain comme Dopamine et Stella.
Leur projet prévoit d’ici 2021 l’aménagement de 14 logements, destinés à la quarantaine de locataires qui occupaient l’immeuble avant l’incendie. «La plupart de ces gens n’ont pas quitté le quadrilatère et demeurent dans l’espace public. Ç’a créé des enjeux de cohabitation», admet-il.
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Une ballade dans le quartier suffit pour en avoir un aperçu. «Ça existe des citoyens qui se plaignent ou des commerçants qui grincent des dents, mais c’est une minorité. Notre priorité est d’abord d’aider notre clientèle», explique Julien Montreuil, citant la crise des surdoses qui fait des ravages actuellement.
Il ajoute que même si la consommation de drogue et la prostitution seront tolérés entre les murs de l’immeuble, les locataires ne recevront pas un chèque en blanc pour autant. «Notre limite est qu’un de nos logements soit pris en charge par le crime organisé et devienne une plaque tournante du trafic de stupéfiants», prévient-il.
«On lutte contre la pauvreté, pas la dope»
L’ancien crackhouse se situe à un jet de pierre de l’organisme Dopamine, qui vient aussi en aide aux toxicomanes du secteur, en plus de superviser un centre d’injection de soir. «On salue un projet comme celui de l’Anonyme, mais ça prend du logement social ailleurs aussi», estime d’emblée le directeur-général de l’organisme Martin Pagé.
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La piquerie abandonnée a beau être cadenassée, son ombre continue à planer dans le secteur. «Les gens ne disparaissent pas, c’est pourquoi ça prend des projets qui partent des besoins des gens de la communauté et non l’inverse pour se donner bonne conscience», martèle Martin Pagé.
Il ajoute l’importance de ne pas voir les junkies et les travailleuses du sexe du coin comme des citoyens de moindre importance. «Ce sont des gens en situation précaire, qui sont nés dans la communauté, comme leurs familles bien souvent», explique M. Pagé, qui comprend quand même que le voisinage capote un peu de les voir éparpillés dans la nature depuis la fermeture du 3629. «D’où l’importance des places comme Dopamine ou le projet de l’Anonyme, pour leur donner des endroits où se poser, s’engager, se laver. Notre lutte est contre la pauvreté, pas la dope», rappelle ce dernier, qui avoue avoir parfois mal à sa société devant la manière avec laquelle on traite nos enfants, nos aînés et nos démunis.
C’est moins vrai dans Hochelaga-Maisonneuve, où les élus, le communautaire et même la police soufflent souvent dans le même sens. «Il y a un dialogue, une alliance naturelle mais aussi du bon monde dans le quartier, très tolérant», résume Martin Pagé.
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Cohabitation difficile
Dehors, des toxicomanes échoués dans le parc, dans les ruelles ou en grappes devant les dépanneurs illustrent néanmoins brutalement l’immensité du travail à abattre.
Plusieurs citoyens et commerçants interrogés ne cachent pas se sentir parfois abandonnés par les autorités, résignés devant le spectacle quotidien des deal de dope, gens qui se shootent et des bagarres qui éclatent régulièrement sur la place publique.
«Il y a eu des grosses batailles deux jours de suite au début de l’année scolaire. J’ai appelé la police, qui m’a dit avoir arrêté une vingtaine de personnes. C’est plus tranquille cette semaine», constate une résidente du quartier, qui n’a pas voulu se nommer, à l’instar de tous les voisins et commerçants interrogés pour ce reportage.
Le Service de Police de la Ville de Montréal a pour sa part refusé de nous accorder une entrevue ou de confirmer l’existence d’une frappe policière d’envergure en début de mois. La Presse avait sinon documenté une opération policière importante menée l’an dernier dans deux piqueries voisines, un mois à peine après la fermeture du 3629. «Lorsque la piquerie à laquelle vous faites allusion (NDLR : 3629) a fermé, d’autres ont ouvert leurs portes», avait alors déclaré le commandant du poste de quartier local.
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Malgré ce voisinage atypique, aucun résident n’a affirmé avoir peur pour sa sécurité pour autant. Pas trop de colère non plus, mais une forme de résignation. «J’ai toujours habité dans le coin et ça ne me stresse pas. C’était déjà comme ça il y a 20 ans, mais là il y a plus de prostituées et je n’aurais pas mis ça-là», lance-t-elle, en montrant du doigt les locaux de Dopamine. «Les gens couchent sur leur terrasse, se piquent et font des choses sexuelles dans la ruelle derrière. Il y a beaucoup d’enfants au parc en face (Edmond-Hamelin) et à au bout de la rue», souligne-t-elle, en référence à l’école Baril.
Des paroles qui trouvent un écho chez cet autre voisin, rencontré en plein grand ménage de la cour du logement où il vient à peine d’emménager, rue Joliette. «Je ne dis pas que la mission de Dopamine n’est pas bonne, mais avec le parc et l’école, on dirait que l’endroit est mal placé», raconte l’homme, qui dit avoir récemment expulsé à deux reprises des gens en train de consommer du crack en pleine nuit sur son balcon.
«Je sais que ce sont des êtres humains qui ont eu des vies difficiles», concède le citoyen empathique.
Au même moment, une femme d’âge mûr juchée sur de hauts talons et portant un boa traverse la rue Joliette en titubant, pour rejoindre un groupe en train de flâner devant le dépanneur du coin. «Je sais que ce sont des êtres humains qui ont eu des vies difficiles», concède le citoyen empathique, qui avoue être lui-même être un alcoolique fonctionnel.
À quelques portes de là, près de l’intersection Chambly, une dame en robe de chambre ne s’est pas fait prier pour partager son indignation, mais aussi sa résignation. «Ça se drogue, ça se pique et ça pisse en dessous de mes marches. Mon chum a dû acheter cinq caméras. J’ai appelé la police une fois, sinon je criais : décalissez, vous n’avez pas d’affaire là!», raconte la dame d’un certain âge, qui observe toutefois une amélioration ces derniers temps.
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La rue fantôme
Une autre chose qui frappe, c’est à quel point cette portion de la rue Sainte-Catherine a des airs de ville fantôme.
Si les locaux à louer, à vendre ou carrément barricadés jouent du coude, quelques irréductibles commerçants résistent. «Il y a un mois, elles étaient quinze devant la porte à fumer du crack, se piquer ou dormir. Elles ne se ramassent pas non plus», énumère, excédée la propriétaire d’une entreprise, qui avoue se sentir coincée entre deux chaises. «Ces filles on les connait tous, on leur donne à manger et quand on n’en voit pas une pendant un bout, on s’inquiète. Mais on souhaite gagner notre vie aussi», plaide la commerçante, aux premières loges pour contempler le va-et-vient des clients, nombreux, «des gens de la banlieue dans des beaux chars», note la propriétaire.
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Bien conscient de la situation, le maire de l’arrondissement reconnait que les affaires sont difficiles dans le coin. «On met le paquet dans des activités de rayonnements comme le show de la ruelle, la grande fabrique ou en misant sur certains types de commerce comme les ateliers-boutiques», explique Pierre Lessard-Blais, lui-même un ancien commerçant du coin.
L’élu est convaincu que le projet de L’Anonyme pourrait faire boule de neige au Québec. «Je sais que c’est confrontant. J’habite moi-même au coin Saint-Catherine, où j’élève trois enfants. Mais quand on parle de mixité sociale, c’est ça. Je suis content que mes enfants puissent voir des réalités plus difficiles que la nôtre», résume le maire, en saluant la «superbe solidarité sociale» de son quartier.
Un peu plus loin, ce tout nouveau résident croisé en train de griller une cigarette sur son balcon près de la rue Alwyn incarne sans le savoir cette ouverture décrite par le maire. «Il y a du monde bizarre, mais ça fait partie du package de vivre ici.»
Amen.