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Ça a commencé par une conversation au bureau.
Le sujet : la récente vague de dénonciation d’inconduites sexuelles. Mais plus particulièrement, le contexte de consommation dans lequel plusieurs gestes reprochés auraient été commis.
On s’est mis à parler de coca ïne qui, avec l’alcool, semble souvent faire partie du portrait lorsqu’on lit un peu entre les lignes (désolés).
Quelques personnalités ont décidé de prendre un pas de recul ou de suivre une thérapie. Certains ont même admis du bout des lèvres avoir un problème de consommation.
Manifestement, on a un problème de violence et d’abus de nature sexuelle. Mais aurait-on aussi un problème… de coke?
Est-ce que les milliards de reportages entourant la légalisation du cannabis ont laissé la cocaïne (surtout son essor) dans notre angle mort?
La poudre fait-elle un retour en force, propulsée par notre société de performance ?
Des questions intéressantes, des points de vue aux antipodes.
D’un côté, il y a ma collègue toute neuve Mélanie, 21 ans, calculant qu’une partie importante de son entourage immédiat (75% selon ses estimations avisées, sans être scientifiques) en consomme ou en a déjà consommé de façon récréative.
« Mes amis sont d’avis que faire de la coke une fois de temps en temps, c’est plutôt banal. Est-ce l’univers dans lequel j’évolue qui est propice à ça? » s’interroge la journaliste, précisant pourtant que ses amis sont majoritairement des universitaires qui ont du succès dans leur vie personnelle et professionnelle.
De l’autre côté, il y a moi, 42 ans, qui croit naïvement que la coke a connu ses années de gloire dans les années 80, comme le personnage de Beaudoin dans Cruising Bar (Mélanie n’a aucune idée de quoi on parle ici).
Bon, j’ai vu neiger quand même, mais pas tant que ça dans mon nez, sauf à quelques occasions se comptant sur les doigts de ma main. Bon ok, mes deux mains.
Je remarque néanmoins une présence accrue de la coke depuis quelques années dans les salles de bain de partys que je fréquente.
Est-ce symptomatique d’une tendance ou est-ce plutôt dû au fait que je fais désormais partie de cette tranche d’âge de professionnels un peu bourgeois portant un veston avec des jeans qui s’envoient une clé de patente dans les narines de temps en temps?
Quel portrait peut-on en brosser, loin des histoires de fentanyl et de surdoses mortelles (bien réelles) qui se frayent d’ordinaire un chemin jusqu’à nos oreilles à travers les médias?
On a discuté avec plusieurs consommateurs «ordinaires», qui se font des tracks à l’occasion sans pour autant perdre le contrôle de leur vie, jusqu’à preuve du contraire. On a aussi parlé avec un dealer qui ne manque vraiment pas de job. Et avec d’autres pour qui la relation à la coke est plus trouble.
Mais avant de continuer, quelques chiffres.
Stimuler la consommation
Selon une étude publiée l’an dernier par le Centre canadien sur les dépendances et l’usage de substances, environ 2,5% des Canadiens de plus de 15 ans ont avoué avoir consommé de la cocaïne en 2017, contre 0,9% en 2013.
Chez les jeunes de 20 à 24 ans, la consommation de cocaïne a grimpé de 3,3 % à 6,2 % durant la même période, ce qui constitue une hausse considérable.
Sauf chez les jeunes de 15 à 19 ans (qui n’ont pas les moyens de sniffer), la coke trône au cinquième rang des drogues les plus consommées au pays, après l’alcool et le cannabis.
Un enthousiasme qui n’étonne pas la chercheuse au département de pharmacologie et physiologie de la faculté de médecine de l’Université de Montréal Anne-Noël Samaha, puisque la coke «reste une drogue d’actualité, dans l’air du temps, dans la performance, une drogue stimulante et dans la même famille que le ritalin ».
Si elle constate que la consommation diminue avec l’âge, Mme Samaha ajoute que la coke n’a jamais cessé d’être populaire: « C’est une façon de se faire voir, se mettre de l’avant, de se désinhiber. Ça compromet ton jugement, on se sent invincible! » Être invincible, c’est le rêve de tout le monde non?
« La coke c’est une magic drug! »
« La coke c’est une magic drug! Ça commence souvent avec l’alcool, tu bois, tu bois, tu bois, tu commences à pogner des down, puis après une ligne tu te sens bien, tu peux continuer », raconte Mr. White (son idée), un dealer avec qui nous nous sommes entretenus. Très occupé, il deal plus sérieusement depuis cinq ans après l’avoir fait on et off depuis le secondaire.
« Tout le monde a déjà essayé la coke! Pourquoi? Beaucoup à cause du cinéma. »
Christophe*, un étudiant en relations humaines de 23 ans, qualifie justement la coke de « drogue de brosse ». « Tout le monde a déjà essayé la coke! Pourquoi? Beaucoup à cause du cinéma. Pulp fiction, Wolf of Wall Street… même si ça ne finit pas toujours bien pour les personnages, la coke est très valorisée dans la culture populaire. C’est lié à l’euphorie, au plaisir, au succès », décrit celui qui calcule consommer de la coke 3-4 fois par année. « C’est comme n’importe quoi, quand tu connais tes limites, tu peux doser. C’est valable pour toute consommation », ajoute l’étudiant.
Pour Mr. White, la coke a toujours eu du succès. La tendance n’en serait donc pas vraiment une? « Passé 25 ans, tout le monde en fait. Ce qui m’a le plus frappé c’est que ça touche toutes les classes sociales. On va voir des avocats en faire, des profs », explique le revendeur, qui estime qu’un grand consommateur engouffre 80 à 100$ par jour dans sa dépendance.
D’ailleurs, parlant budget, la pandémie a fait monter les enchères. Mais pas pour les consommateurs. « Pour le consommateur le prix n’augmente pas. Il y a 10 ans, il y a 20 ans, c’était quand même 20$ un quart et 40$ un demi! Ce qui a changé, c’est la qualité et la quantité de ce que tu reçois pour ton 20$ », ajoute-t-il, sous-entendant que la coke est toujours coupée avec autre chose et probablement de plus en plus pour couvrir les augmentations.
Malgré tout, la patente demeure son item le plus vendu avec le weed. Et ce n’est évidemment pas juste grâce aux consommateurs de brosse comme Christophe. « Il y a deux types de consommateurs, ceux qui font ça socialement, puis ceux qui se réveillent et qui en prennent. Ce sont eux qui sont vraiment les bons clients » résume le dealer débordé, qui aimerait bien prendre des vacances en Gaspésie comme tout le monde. « Mais c’est comme un dépanneur, est-ce que tu as déjà vu ton dépanneur du coin partir un mois en vacances? Non! Il faut quelqu’un qui gère les choses! »
Une mission permanente
Sam, qui a travaillé dans le milieu des bars et du cinéma, évoque une scène de film pour illustrer parfaitement son état d’esprit sur la poudre. « Sur la coke, t’es constamment en train de vouloir que quelque chose se passe, tu es en totale mission. Tu sais que tu veux faire quelque chose, mais tu ne sais pas exactement quoi. Dans Boogie Nights, cette scène avec Julianne Moore et la Roller girl incarne parfaitement cette quête sans fin », explique le trentenaire en montrant du doigt l’hypocrisie autour de cette « drogue que personne ne fait mais que tout le monde consomme ».
« J’en ai fait avec une vingtaine d’acteurs et de musiciens très connus, qui s’en cachaient plus ou moins. Des gens qui travaillent fort et qui sont fatigués. Souvent je ne veux pas tripper, je veux juste rester éveillé », raconte Sam, qui a fait ses premières lignes dans la trentaine. « Au début, mes amis refusaient d’en prendre, mais ils ont tous cédé depuis », explique Sam, qui ne cache pas sa surprise de voir de très jeunes consommateurs dans son entourage. « J’ai vu des gens de 18-19 ans en faire, ça m’a beaucoup étonné. C’est plus facile de s’en procurer j’imagine, c’est livré à domicile et le service est excellent », suggère-t-il comme explication, ajoutant se sentir entre bonnes mains lorsque le vendeur se pointe chez lui. « Il me propose toujours deux sortes, j’observe un raffinement chez le vendeur, comme une SAQ sélection de la coke », illustre Sam, qui ne consomme jamais en solitaire. « La coke est vraiment un truc social. Tout le monde est sur le même beat, dans des débats, en train de se raconter et c’est un genre de rituel », souligne-t-il.
Des propos qui trouvent écho chez Bill, 22 ans. « Ça rentre dans la normalité de notre génération. Tout le monde en a déjà fait, personne n’en est mort. Bref, difficile de porter un jugement sur quiconque en consomme aussi peu que moi », souligne Bill, qui dit en prendre aux quatre mois environ.
Même s’il ne considère pas la consommation occasionnelle comme étant problématique ou dangereuse, Bill ne croit pas qu’il faille la normaliser pour autant. « Ce n’est pas tout le monde qui a la force mentale pour pouvoir le faire de façon uniquement récréative. C’est donc dangereux pour certains », croit-il.
Pour Léa qui consomme de la coke huit à neuf fois par an, cette drogue est propre aux milieux de performances. « Ce n’est pas juste dans le milieu des arts qu’on retrouve de la cocaïne. C’est un cliché. Dans tous les milieux où la fête est omniprésente et les milieux qui nécessitent qu’on soit constamment en mode performance, on en retrouve » croit-elle. Elle précise par contre que « la coke, c’est un faux bonheur… comme prendre un café mais, amplifié. »
Quand on parle de légalisation, Sam ne comprend pas trop que la cocaïne n’ait pas suivi les traces du pot. « Je pense que ça va faire comme pour l’alcool. Pendant la prohibition, les gens pensaient que l’alcool rendait fou. [Si on légalisait la cocaïne] la qualité serait pas mal meilleure », croit-il.
La chercheuse et professeure Anne-Noël Samaha est aussi d’avis que la légalisation est la meilleure façon de sortir une drogue de l’ombre. « Depuis la nuit des temps, l’humanité consomme de la drogue et la répression ne fonctionne pas. On détourne énormément de ressources pour imposer cette répression, des ressources perdues. Si on emploie des ressources pour mieux informer les gens, on peut minimiser les dégâts », explique Mme Samaha, citant en exemple le Portugal où la dépénalisation des drogues – incluant la cocaïne – s’avère jusqu’ici un succès.
« Depuis la nuit des temps, l’humanité consomme de la drogue et la répression ne fonctionne pas. »
L’enseignante s’étonne de voir ses élèves se braquer et hiérarchiser les drogues lorsqu’elle aborde le thème de la légalisation. « Pour eux, la cocaïne c’est encore le démon et ça devrait rester dans l’ombre. J’enseigne dans mes cours que la notion de drogue dure ou douce n’a pas de sens scientifique. Il n’y a pas de drogues dures et douces, juste des façons de consommer dure et douce », explique Mme Sahama, qui ajoute que le pourcentage de consommateurs basculant vers la dépendance est comparable aux autres drogues. «Même si c’est une minorité qui perd le contrôle, les risques d’overdose existent avec la coke, contrairement au pot », nuance toutefois la prof, qui souhaite à tout le moins une grande discussion sur le sujet.
« Mes yeux clignaient tout seuls»
Va pour le côté «lunette rose » de la cocaïne, celui où il est facile de doser, facile d’arrêter quand bon nous semble.
Mais pour certains consommateurs dits récréatifs, le beau piège a bien failli se refermer.
C’est le cas de Max et JF.
JF, 25 ans, l’avoue sans détour: sa consommation occasionnelle de coke devenait problématique. Il s’est même fait peur. « J’ai senti que mon corps m’envoyait des signaux importants. Des tics. Mes yeux clignaient tout seuls parce que je dormais moins de 2-3 heures par nuit. Le regard que les gens posaient sur moi avait changé. Chaque fois qu’il y avait une histoire de coke, j’étais dedans », avoue l’employé d’une grande boîte, qui a alors décidé de prendre un break. « J’ai éloigné des gens aussi. J’en ai vu en tabarouette du monde se comporter en trou de cul là-dessus. Faut pas que ça devienne une excuse, mais ça réveille certains comportements chez des gens. J’ai choisi de m’éloigner, sinon tu deviens complice », explique JF, qui se dit entouré de cocaïnomanes fonctionnels depuis son entrée à l’université et après avoir travaillé dans les bars.
« T’es bon (ou t’as l’impression de l’être) dans toutes les sphères de ce que tu entreprends. Avec les filles, ça semble plus facile. »
« Tout le monde était là-dessus », tranche le jeune homme, qualifiant la coke de drogue idéale « pour se remettre dans la game quand t’es fatigué. T’es bon (ou t’as l’impression de l’être) dans toutes les sphères de ce que tu entreprends. Avec les filles, ça semble plus facile. T’as plus confiance et la gêne disparaît. Le buzz est court et si t’en fais pas trop, tu peux t’en tirer sans être trop scrap le lendemain », explique celui qui a choisi de ralentir la cadence, aidé par la COVID .
Outre ses amis d’université, les amis d’enfance de JF – dont plusieurs oeuvrent dans le domaine de la construction – font aussi pas mal de poudre les fins de semaine en virant des brosses dans leurs maisons. Un autre genre de trip, pour un résultat similaire.
Max – justement – travaille en construction (les deux hommes ne se connaissent toutefois pas) et estime consommer en moyenne deux grammes de coke par semaine depuis cinq ans.
C’est pas énorme comparé à certains diront les gros consommateurs, mais il aurait envie d’arrêter et n’en est pas encore capable. Même s’il adore en faire, il voit la cocaïne comme un danger. « C’est pas pur, c’est souvent coupé… puis dans le cerveau on le ressent quand on en fait trop », admet le jeune ouvrier, montrant aussi du doigt la facilité avec laquelle on peut s’en procurer. « J’ai genre six numéros dans mon cell. Je suis allé à Québec, j’en ai trouvé, à Victoriaville, j’en ai trouvé », résume Max qui dit engouffrer en moyenne 150$ par semaine pour sa consommation.
Au-delà du prix, il ne faut pas négliger les « dépenses collatérales » qui vont de pair avec une soirée de poudre. « Quand je sors dans les bars et j’en fais, je m’en sors jamais en bas de 160-200$. Tu consommes jusqu’à des heures pas possibles et ta tolérance à l’alcool augmente », souligne JF.
Sam, lui, est du genre à commander des tournées de shooters dans les bars ou faire des achats impulsifs sur Amazon à deux heures du matin. « Caller une escorte ou aller aux masseuses aussi, c’est un réflexe quasi banal de gars sur la poudre », ajoute-t-il.
Le prix n’est certainement pas en train de freiner la consommation, résume Max, ajoutant tout de même « heureusement que c’est un peu cher, sinon où en serions-nous? »
« Caller une escorte ou aller aux masseuses aussi, c’est un réflexe quasi banal de gars sur la poudre »
On a aussi voulu jaser de cocaïne avec la police, histoire de savoir si elle remarquait une hausse des interventions en lien avec cette drogue. Comme c’est souvent le cas dernièrement, le Service de police de la Ville de Montréal a décliné notre demande d’entrevue, nous orientant vers la Direction de la santé publique, où personne n’était disponible pour répondre à nos questions.
DONNER AU SUIVANT
Lors d’une entrevue accordée en 2018, le commandant de la Division du crime organisé du SPVM affirmait constater une forme d’acceptation sociale concernant la coke.
Nous avons aussi voulu voir si les adolescents en consommaient. À l’organisme Le Grand chemin – un centre d’aide pour les 12-17 ans aux prises avec des dépendances – une coordinatrice nous a expliqué que la coke demeurait marginale chez cette tranche d’âge. « C’est trop cher pour eux. À cet âge, c’est l’alcool et le pot dans 90% des cas, suivis des amphétamines (une enquête menée en 2011 auprès des jeunes du secondaire par l’Institut de la statistique place la cocaïne au 5e rang des drogues les plus populaires)», explique Valérie Beaupré, qui a toutefois remarqué un nouveau phénomène très préoccupant. « De plus en plus de gros revendeurs vont fournir gratuitement de la coke à des ados pour qu’ils la vendent pour eux dans leurs écoles », raconte la coordinatrice, inquiète.
Morale de l’histoire : la coke a bien survécu aux années 80. Et son règne n’est pas près de se terminer.
*Tous les prénoms sont fictifs.