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Dans le monde du cacaffichage québécois
Que reste-t-il des années glorieuses de Facebook? En une décennie, le réseau social est passé du plus haut lieu de la sociabilité à un site moribond habité en majorité par des publicités et des articles partagés par vos matantes et mononcles sans en vérifier la source. Les jeunes le désertent en masse.
Ces terres abandonnées sont pourtant un terreau fertile pour un genre mémétique bien particulier : le cacaffichage. Dans un monde où on enregistre des chaleurs record en Antarctique, où on craint la guerre nucléaire en Europe et où Jean Charest pense refaire le saut en politique, l’absurdité totale de ces pages offre une échappatoire confortable. Pour vous y retrouver, cependant, vous aurez peut-être besoin d’une introduction en bonne et due forme.
« La joke, c’est que y’a pas de joke »
Le shitposting, ou cacaffichage en français, désigne des mèmes de « mauvaise qualité » souvent produits en grande quantité en déployant le moins d’effort possible. Ils ne comportent souvent pas d’image ou même de blague à proprement parler.
« C’est à prendre au deuxième ou troisième degré, explique l’administrateur de la page Analyses politiques complexes et nuancées. La joke, c’est que y’a pas de joke. »
Quel intérêt alors? Le mème est tellement présent dans le monde médiatique que même les grandes multinationales s’y mettent. En refusant de « puncher » là où on s’y attend, le cacaffichage se moque de manière absurde de la culture dominante.
Tout y passe : les conventions humoristiques, la distinction entre la vie publique et privée, entre l’auteur.ice et le personnage. « Il y a un je-m’en-foutisme qui m’intéresse. C’est presque punk », ajoute l’administrateur anonyme, fan du genre sans s’y adonner lui-même.
Alice Savard, 20 ans, étudie au cégep à temps plein. Elle est aussi l’administratrice de la page Gauchiste séparatiste peu pertinente, suivie par à peu près 6000 personnes.
« J’ai créé la page il y a deux ans, raconte-t-elle. C’ était à un moment de ma vie où j’allais pas tellement bien. Je m’étais éloignée de mes ami.e.s et je n’avais plus ces conversations de groupe où faire mes blagues. J’avais besoin d’exprimer cette créativité quelque part. »
Alice y poste un peu de tout, des blagues, des opinions, des mèmes : « Je faisais du shitpost sans même savoir ce que c’était à l’époque. » Sa page a gagné en popularité beaucoup plus vite qu’elle ne l’aurait cru. Depuis, elle travaille un peu plus son contenu avant de le publier. « J’écris encore tout ce qui me passe par la tête, mais je retravaille les formulations pour que ce soit le plus drôle possible », révèle-t-elle.
Un « déconnage artistique »
Malgré son aversion pour les codes et le peu d’effort qu’il demande, le cacaffichage pourrait-il être qualifié d’art? Pour Viviane Côté Martin, cacafficheuse, il s’agit d’une communication entre la rigolade et l’autofiction : « C’est du déconnage artistique, mettons. »
L’ancienne étudiante en littérature voit dans le cacaffichage une manière de sublimer les pensées qui l’habitent et ce qu’elle vit au quotidien. Isolée comme beaucoup durant le premier confinement, elle a créé sa page pour en faire un défouloir : « Je n’avais plus personne à qui dire mes pensées, donc la page est devenue une sorte de vide-tête ou un exercice de journaling. » Alors qu’elle voulait rester relativement discrète, elle a été surprise que son contenu rejoigne autant de gens.
Qu’est-ce qui attire les fans de cacaffichage? C’est autant une question de propos (ou son absence) que de forme. « Je pense que les gens se reconnaissent, explique Viviane Côté Martin. Tout le monde a des pensées weird qu’on n’ose pas nécessairement exprimer. Le shitpost donne une place à ces pensées-là. »
L’instabilité politique des dernières années semble aussi avoir été un terreau fertile pour tout ce qui est humour absurde. Devant un quotidien de plus en plus incertain et une impuissance face à la crise climatique et les injustices sociales, beaucoup se tournent vers des formes plus ironiques et abstraites d’humour. Ce n’est donc pas étonnant que le shitposting soit devenu particulièrement populaire autour de 2016, lors de l’élection de Trump aux États-Unis et la montée fulgurante de la Alt-Right.
Ce n’est pas sans rappeler l’époque où on voyait émerger le mouvement dadaïste, qui, comme le cacaffichage, se moquait des conventions et repoussait les limites de l’absurde en réaction à une montée du fascisme et des inégalités. « Devant l’absurdité du quotidien, les gens se réfugient dans plus d’absurde », résume Viviane Côté Martin.
Ça fait rire qui?
Le cacaffichage ne fait pas rire tout le monde. C’est même un peu le but de la chose. Par l’usage de procédés hermétiques, comme le vagueposting (faire exprès de publier quelque chose de vague ou d’incroyablement niche) ou le copypasta (des phrases, des textes, même parfois le script complet d’un film que l’on copie et qu’on publie sans contexte), le cacafficheur ou la cacafficheuse sépare son audience entre les gens qui comprennent la blague ou non. La blague peut donc se faire au dépens de ce pan de l’audience un peu moins habituée aux références niches de la culture internet, qui ne saisit pas l’ironie d’un propos ou qui cherche le sens là où il n’y en a pas. Bref, une grande partie de la culture du shitpost, c’est de se différencier des normies, la culture dominante.
Entre les internautes qui partagent toutes les références nécessaires pour comprendre la blague (ou la non-blague), les liens peuvent être intenses. « Y’a des gens de la communauté de Gauchiste séparatiste peu pertinente qui me connaissent mieux que mes ami.e.s », avoue Alice Savard. Elle prend le temps de lire tous les commentaires sous ses publications et d’interagir avec ceux et celles qui sont devenus, au fil du temps, de véritables ami.e.s. « Les rencontres que j’ai faites grâce à ma page ont fait de moi l’adulte que je suis aujourd’hui », déclare-t-elle.
Cette communauté a été grandement bénéfique pour Alice et son estime de soi : « Je ne suis pas influenceuse, je suis juste une fille qui parle de sa vie. Mais y’a 6000 personnes qui trouvent ça intéressant, c’est plus que mon école secondaire. C’est fou de me dire que je suis une ultra-micro-célébrité de niche et que y’a des gens qui m’admirent pour ça. »
Viviane Côté Martin, quant à elle, s’est forgé une communauté avec d’autres administrateurs et administratrices de pages de mèmes et de cacaffichage : « Ça m’a permis de trouver des gens qui ont un cerveau qui fonctionne comme le mien. » Loin d’une cabale secrète où tou.te.s les admins de pages se rencontrent dans un sous-sol pour comploter, Viviane fait allusion à plusieurs conversations de groupe dans le microcosme mémétique québécois.
L’interaction des pages de shitpost entre elles fait partie intégrante de la pratique. « Les pages s’alimentent entre elles et ça crée plus d’interaction, se réjouit Viviane. Des fois, ça crée des vagues, toutes les pages se mettent à publier à propos du même sujet et tout le monde embarque. Je trouve que ça a vraiment enrichi mon contenu. »
Vous voilà maintenant outillé.e pour découvrir le monde du cacaffichage et, peut-être, pour un instant, oublier que le Parti conservateur fait des gains, que la sixième vague de COVID arrive et que c’est pas grave si Hydro-Québec augmente ses tarifs full-pine, parce que la planète est en feu.
Bonne fin du monde la gang!
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