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« Tout est parti d’un rêve. Un homme me regardait et au lieu d’un visage humain, c’était une turbine. L’inspiration naît toujours d’un rêve », me raconte Alex au fond d’une salle de spectacle DIY en décrépitude. Je prends un cliché de l’énorme dessin griffonné au bic sur le mur. Une vision dont il a fait sa signature. Sa carte de visite. Il m’invite à le rencontrer à son studio quelques jours plus tard.
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Au sous-sol d’une nouvelle galerie sur St-Laurent se trouvent les ateliers du collectif d’art visuel WIP. Mon hôte me présente à ses voisins de création. Il occupe un petit bureau en bois tout simple avec un scanneur et un mur entièrement tapissé de ses croquis. Dans la vie, Alex dessine.
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Je l’interroge sur son projet du moment : « Ça vient encore d’un rêve. Un homme, dont la chair est faite de pain, nourrit les oiseaux avec les miettes de ses mains. C’est mon prochain film ». Mais avant d’aller là, il faut revenir aux premiers jets.
Alex Boya est né à Sofia en Bulgarie, il y a 30 ans. Arrivé à Montréal avec sa famille après la chute de l’Empire soviétique, ses parents ont pu poursuivre ici leurs pratiques artistiques. Un père tourné vers l’art conceptuel et une mère illustratrice jeunesse. Au cours d’une enfance dans les beaux quartiers et de séjours annuels au pays, son intérêt envers le dessin ne se dément pas. « Ça n’a jamais été une confusion. C’est presque simplet. Tout jeune, je traçais des esquisses comme une manière de rêver et depuis, je n’ai jamais pensé arrêter. Mes parents m’ont toujours encouragé. Ils m’ont laissé faire, ce qui est déjà beaucoup. Ce confort m’a permis de croître sans résistance ».
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Après une formation en illustration au collège Dawson, il poursuit ses études à l’école de cinéma Mel Hoppenheim de l’Université Concordia. Au cours de sa scolarité, il devient également illustrateur médical. « J’adorais reproduire les organes. C’était utilisé dans les cours d’éducation physique à McGill. Je déconstruisais plan par plan la contraction d’un muscle. Un travail anatomique et de motricité », m’enseigne-t-il.
C’est à cette époque que sa pratique se complexifie, que sa sensibilité se fait plus encyclopédique. Il dérive vers l’expressionnisme médical, un terme de son cru qu’il embrasse depuis. « Je décris le style comme une illustration scientifique de la chair de l’âme ». Ses dessins déploient une identité méticuleuse et une façon très frontale d’aborder le détail. « Dessiner est un exercice physique, c’est un amalgame où se croisent le regard et la main. Une drogue et une thérapie à la fois ».
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Son premier film d’animation est le fruit d’une collaboration avec l’Office National du Film du Canada. Dessiné entièrement à la main sans table lumineuse, Focus (2017) est un court-métrage expérimental d’une durée d’une minute, proposant d’entrer dans les rouages cérébraux d’une jeune femme atteinte d’un trouble du déficit de l’attention avec hyperactivité. « Une représentation animée très concrète d’une conscience qui s’étire », m’explique Alex.
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Beaucoup plus élaboré, son deuxième film, Turbine (2018), s’étend sur huit minutes. Toujours en partenariat avec l’ONF, mais cette fois avec l’aide d’une vingtaine de collaborateurs. « C’est l’histoire d’un pilote de guerre qui s’écrase par la fenêtre de son appartement. Lorsque sa femme rentre du travail, elle découvre que le visage de son mari est remplacé par une turbine d’avion, tandis que lui, il est tombé amoureux de leur ventilateur de plafond de cuisine. » Film surréaliste synthétisant sa démarche esthétique, il fait un tour remarqué des festivals d’animation, de Clermont-Ferrand jusqu’en Estonie en passant par le Mexique et un prix à New York.
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« Je dessine de la main gauche, avec de simples crayons, tu vois aujourd’hui, avec un pousse-mine de merde du Dollorama. Mais je signe toujours de la droite pour conserver l’honnêteté de l’enfance ».
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En 2019, il commence à téléverser ses premières animations sur la plateforme GIPHY, alors que celle-ci n’était pas encore affiliée aux grands médias sociaux. Plus de 3 400 hallucinations tourbillonnent maintenant sur son babillard virtuel comptant 1,7 milliard de cliques. « Le GIF, c’est une sorte de graffiti web. Un hiéroglyphe cinétique activement approprié et décontextualisé par l’audience dans une perspective sociale ». Ses animations ont contribué à des projets allant de collaborations artistiques, de communication, de sciences cognitives et de clips musicaux.
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Alex planche actuellement sur Le Moulin, un ambitieux projet qui transgresse les règles du processus créatif. « Je tente une approche différente pour être davantage dans la fibre humaine. Ça prend en considération les nouveaux moyens de communication. La narration est décentralisée, inconsciente et intuitive », avance-t-il, renouvelant son désir d’aventure surréaliste.
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Il a rassemblé une communauté d’internautes de partout sur la planète, des artistes légendaires comme Bill Plympton au même titre que des jeunes qui œuvrent dans le domaine de l’intelligence artificielle avec l’intention de créer un espace en ligne sans hiérarchie. « J’ai lancé un synopsis et les membres lui trouvent un sens, imaginent des liens. Je publie mes dessins et tout un univers artistique évolue autour indépendamment. L’initiative tend à faire tomber les barrières entre le cinéma et son public. La mise en récit adopte des propositions extérieures à ma décision. Les ficelles se tirent librement».
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À l’image de sa dernière production pleine d’onirisme, Le Moulin développe une dystopie relatant une catastrophe zombiesque où la peau des infectés se transforme en pain, alors que ceux en santé sont incapables de résister à leur appétit devant les Walking Breads. La finalité est un film d’animation traditionnel d’une dizaine de minutes, mais à plus courte échelle, une bande dessinée est prévue pour l’automne.
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Justifiant sa démarche tentaculaire : « Le cinéma est dorénavant un flux inaltérable. L’expérience de la salle noire et de la projection unique s’est transformée en une banque de données en diffusion continue. Sa consommation est devenue un nuage d’impression, une célébration presque plastique. Nous sommes exposés à un narratif constant, sans début ni fin. L’idée avec Le Moulin est de déconstruire ce processus et d’en faire une sculpture organique. On va voir ce que ça va donner ! ».
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Je lui demande quelles seraient les fausses impressions que les gens se font d’un illustrateur — animateur professionnel? « Que ça prend beaucoup, beaucoup de temps ! Ce qui est faux. Il y a une sorte d’empathie maladroite. Le public ne comprend pas toujours à quel point c’est un plaisir et non une agonie. Dessiner est un massage cérébral irrésistible. Je me sens telle une taupe qui avance sans cesse dans un tunnel d’idées. Les illustrateurs sont perçus comme des martyrs dans l’industrie. Au contraire, nous avons beaucoup d’indépendance et sommes libres de toutes formalités. C’est très loin du cinéma en prise réelle. Les marges d’erreur sont minimes. Tu peux tordre la réalité, construire ta subjectivité dans une perspective aussi révolutionnaire qu’infinie ».
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« Et pour payer son loyer? », ai-je l’audace de questionner. « Je mène une vie modeste, mais je viens tout juste de signer un contrat avec les Nations Unies. Je vais visualiser certaines des déclarations adoptées par l’Assemblée générale », dit-il avec humilité. « Et puis, Montréal est une ville formidable pour vivre de son art. Il y a une mentalité à contre-courant. On peut se dédier à sa pratique et exercer son droit de refus sans être coincé dans une situation de marche ou crève. Si je travaillais pour l’industrie à Los Angeles, ma vie serait complètement différente ».
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Avant de se quitter, Alex m’arrête dans les marches pour conclure ses propos : « J’oubliais! Avec l’animation, tu es dans la glande pinéale, la mise en séquence de fantasme », me dit-il en s’assurant que je note tout. « Vomir sur papier un filet de pensée, c’est ouvrir un monde de toutes les possibilités, c’est une lumière de sensibilité sur la vérité », me dit-il au passage. Visiblement, Alex n’a pas l’intention de déposer son pousse-mine du Dollorama de sitôt.
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