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Dans la peau d’un superviseur de centre de scrutin pendant un jour d’élection

Récit d’une expérience au cœur de la démocratie.

Par
Hugo Meunier
Hugo Meunier
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Samedi matin, tôt. Pendant que les honnêtes citoyens relaxent en mou, je me présente devant un immeuble du quartier Rosemont, à l’instar d’une trentaine de personnes. C’est ici qu’aura lieu notre formation pour devenir fonctionnaire d’un jour, en vue des élections fédérales.

Mes collègues sont des femmes pour la majorité et agiront à titre de superviseures de centres de scrutin (SCS) dans les différents bureaux de vote du quartier Rosemont-Petite-Patrie.

« Tu as l’air articulé, tu pourrais être superviseur », avait adjugé un Sylvain* lors d’un coup de fil éclair suivant le dépôt de ma candidature en ligne via le site d’Élections Canada.

Une promotion (j’avais postulé pour être scrutateur) au seul son de ma voix, la démocratie est en péril.

Mais bon, l’idée est de vivre de l’intérieur ce rendez-vous électoral, à l’heure où une pénurie frappe le recrutement de personnel et où la pandémie risque de compliquer son déroulement.

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Une file s’allonge dans le couloir du quatrième étage, jusqu’à une dame qui prend nos présences derrière un paravent en plexiglas.

Aucune machine à café dans les parages. La matinée sera longue.

Heureusement, Claude – notre dynamique formateur – déridera la salle à plusieurs reprises au cours des prochaines heures.

Quelques scrutateurs/trices, agent.e.s d’information et préposé.e.s à l’information sont aussi éparpillé.e.s dans la salle, mais la quasi-totalité seront superviseur.es, comme moi. À main levée, la moitié ont travaillé lors du vote par anticipation.

Une pile de documents traîne sur les tables, surtout des guides décortiquant le travail de chacun.

Le respect du port du masque fera partie de mes tâches, explique Claude.

« Ce sera difficile, on s’attend à ce que des gens invoquent des conditions médicales », souligne-t-il.

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Les électeurs devront sinon s’armer de patience. Pour des raisons sanitaires, il n’y aura qu’un scrutateur par table au lieu de deux comme c’était le cas habituellement. « L’électeur, c’est un client, on le sert un à la fois », illustre Claude, avant de lancer une vidéo explicative sur le rôle des fonctionnaires électoraux, sorte de cours 101.

« Le superviseur c’est le chef d’orchestre de la place », résume le formateur, qui s’est surtout attardé aux cas d’exception.

Électeurs qui n’apparaissent pas sur les listes, changements d’adresse, transferts de bureau de scrutin, erreurs dans le nom: il y a des formulaires pour les scénarios possibles.

Trois heures plus tard, je repars plus mêlé qu’à l’arrivée.

Pas le choix de l’apprendre sur le tas.

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« Préparez des lunchs la veille, apportez de l’eau et ne portez pas de vêtements vous identifiant à un parti. Si vous avez un chandail orange aux couleurs du NPD, vous le porterez le lendemain », résume Claude.

Avant de partir, une employée nous demande de prêter serment à voix haute en lisant une déclaration solennelle.

« Je n’ai pas enfreint et je n’enfreindrai pas la Loi électorale du Canada. »

Amen.

Monter la salle

7h30 jour d’élection, devant une salle paroissiale de mon quartier. Des millions de Canadien.nes sont convoqué.es aux urnes pour élire les députés de la 44e législature.

Le concierge déverrouille la porte. Je rencontre sur place mes deux collègues superviseurs: Mike et Francine.

Une première expérience pour tout le monde. « C’est ridicule une formation de seulement trois heures pour autant de responsabilités! », peste Mike, qui n’a pas la langue dans sa poche.

Mais bon, on a une job à faire.

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Et tout est justement à faire: coller les flèches du respect de deux mètres au sol, poser les pancartes à propos des règles sanitaires, installer les tables des scrutateurs à quatre mètres de distance, monter la table de l’agent l’inscription, celle des préposées à l’information, distribuer du Purell partout, poser des affiches indiquant le lieu de vote, prévoir l’accessibilité aux personnes handicapées, une entrée indépendante de la sortie, etc.

Le bureau de vote ouvre à 9h30, pas le temps de se tourner les pouces.

Les scrutateurs/trices entrent graduellement pour se mettre à l’ouvrage. Certain.e.s ont de l’expérience et préparent spontanément leur poste en disposant l’urne, les bulletins de vote, les crayons, les listes électorales, le plexiglas, etc.

À 25 minutes de l’ouverture, une petite file s’étire devant la porte.

Nous sommes prêts juste à temps.

Pour les pauses (une de mes responsabilités), j’annonce aux troupes qu’on va improviser. « Je suis déjà surpris d’avoir des pauses! », rétorque Julien, qui a de l’expérience comme scrutateur et sait que la journée sera intense. La preuve, il a traîné son coussin pour améliorer son confort, le plus mignon coussin d’ailleurs, avec un chaton brodé.

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Parlant de « brodé », Camille, la jeune scrutatrice en face de Julien, fait de la broderie à son poste dans les rares temps libres entre les électeurs. « On m’appelle grand-maman », plaisante l’étudiante dans la vingtaine.

Quelques mots sur mes autres collègues. À l’accueil, il y a Amir, Lin et Guillaume, chargés d’orienter les gens à la bonne table numérotée (en fonction des adresses).

Martin, l’agent d’inscription, vérifie si les gens qui n’ont pas leur carte d’électeur sont sur la liste électorale de notre bureau de vote. Ensuite, les autres scrutatrices (outre Julien et Camille) sont Mélissa, une autre Camille (qui a de l’expérience) et Sandra, une « bleuet » du Lac avec qui je vais particulièrement bien m’entendre (mais tout le monde est hyper gentil).

Les feuilles de quossé?

Le temps file. Avec l’autre superviseure, Francine, je cours sans arrêt pour désinfecter les isoloirs après chaque passage d’électeurs à l’aide de lingettes.

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L’avant-midi n’est pas terminé que j’ai dû faire deux marathons de Montréal.

Martin, l’agent d’inscription, m’interpelle pour une première situation. Un monsieur n’apparaît pas sur la liste. On se creuse les méninges, pour enfin retrouver la bonne table où voter, selon son adresse. Le monsieur est satisfait. La démocratie triomphe.

Plier le bulletin comme du monde. Arracher le talon. Redonner le bulletin. Assister l’électeur qui le dépose dans l’urne. Repeat.

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Midi approche, on prévoit une hausse de l’achalandage. Mike me parle de faire le tour des postes pour ramasser les feuilles de séquence. Jusqu’à minuit, je n’aurais jamais compris c’est quoi ça des os%$&* de feuilles de séquence. Mike a essayé de me l’expliquer, Julien aussi, Sandra aussi, en vain.

Je suis une cause perdue.

Je remplace Julien pour sa première pause. Les électeurs défilent à la chaîne. Ne rien oublier.

Saluer monsieur, madame. Demander les pièces d’identité (un permis de conduire fait la job). Rayer le nom dans la liste. Inscrire le numéro correspondant dans la feuille de séquence (non, je sais encore pas c’est quoi). Remettre un crayon (plusieurs ont le leur).

Plier le bulletin comme du monde. Arracher le talon. Redonner le bulletin. Assister l’électeur qui le dépose dans l’urne. Repeat.

« À moment donné, on pogne le rythme », souligne avec empathie Julien à son retour de pause.

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Mike est presque toujours au téléphone avec le bureau-chef, pour rendre des comptes où faire les suivis. Sa journée a l’air plus éprouvante que la mienne, je sympathise.

Au tour de Camille qui brode de partir en pause. Je la remplace. « Pas obligé de faire toutes les pauses, je suis là aussi », glisse Francine, avec bienveillance.

Mais bon, j’adore être scrutateur. Je jase avec les gens et le temps passe plus vite.

Les électeurs sont patients, courtois, souriants et habitués de faire la file. Un rare avantage de la pandémie.

« Mon mari ne m’a même pas attendue! Après 46 ans, il est moins romantique », se lamente à la blague une dame, qui habite le quartier depuis avant la naissance d’Alexandre Boulerice.

Amir vient me demander un certificat de transfert. Quossé ça donc?!?

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Je comprends que ça concerne les employés des élections qui n’ont pas le temps de se déplacer à leur bureau de vote. C’est mon cas, je vais devoir faire ça aussi. J’oriente Amir vers Martin, l’agent d’inscription, qui va remplir la paperasse.

Le métier commence à rentrer

C’est assez tranquille sur l’heure du dîner, à des années-lumière des files interminables qui font jaser sur les réseaux sociaux dans d’autres circonscriptions.

Les électeurs sont patients, courtois, souriants et habitués de faire la file. Un rare avantage de la pandémie.

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Une jeune fille se présente à la porte et demande à voir un superviseur. Elle est bénévole pour le NPD et vient consulter les feuilles de séquences. Elles sont sûrement importantes, finalement, puisque la jeune femme s’est installée durant plus de six heures à la table visiteur au fond de la salle pour les consulter périodiquement. Je pense que c’est une façon de savoir si le vote sort pour les candidats, en l’occurrence Alexandre Boulerice dans ce cas précis.

À part elle, il n’y a qu’un représentant du Bloc qui est venu faire la même chose, mais pour emporter. « Je viens chercher les feuilles de Bingo! », lance-t-il, avant de repartir en coup de vent.

Je n’ai par contre fait aucune blague d’isoloir au cours de la journée, une fierté.

13:15, mon café du matin est loin, je cogne des clous et la journée ne fait que commencer.

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Au tour de Martin de partir en lunch. J’espère ne rien avoir à faire, puisque je ne comprends pas trop sa job.

15h, la routine s’installe. J’ai même commencé à faire des jokes plates, comme montrer « subtilement » mes muscles à Sandra au loin pour l’intimider.

En bon mononcle, j’ai aussi un riche éventail de répliques à servir aux électeurs qui défilent devant moi.

« Avez-vous voté du bon bord? Le pays est fier de vous, gardez le crayon, pour une fois que le gouvernement est généreux, etc. »

Je n’ai par contre fait aucune blague d’isoloir au cours de la journée, une fierté.

Ah oui, concernant les crayons en bois à usage unique fournis, les gens pouvaient les garder en souvenir ou les laisser sur place.

J’en ai genre une cinquantaine chez moi si jamais.

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Le scrutin dans le sang

Au tour du directeur de scrutin du coin de débarquer sur place en trombe. Il semble avoir chaud et vient seulement s’assurer que tout se déroule rondement. Pressé, il repart après nous avoir expliqué deux-trois formalités sur les certificats de transfert.

Je continue à remplacer les scrutateurs en pause. Une façon de reposer mes jambes de vieux quadragénaire pas en forme.

« On dirait que t’as déjà fait ça! », me louange Francine, en me voyant scrutater (mettons) comme un pro.

– J’ai ça dans le sang!, que je réponds avec enthousiasme. Je me déteste.

16h, le rush d’après souper approche sans compter la longue soirée qui suivra. Pour rester focus, je vais acheter du café pour les troupes. Une façon de me faire pardonner de ne rien comprendre des feuilles de séquence.

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Mike ramène cet électeur qui chiale parce qu’aucun candidat du parti de Maxime Bernier ne se présente dans sa circonscription. Ils seront quelques-uns à déplorer ça d’ailleurs au cours de la journée.

Je remplace le souper de Camille. Une file assez longue apparaît dehors pour la première fois.

Une fillette pleure dans les bras de son père. « Zeee veux voter!! », se lamente-t-elle.

Un jeune électeur se présente et vote directement en face de moi, sans se donner la peine d’aller dans l’isoloir.

Un autre raconte voter pour la toute première fois de sa vie, mais souhaite annuler son bulletin, faute de candidats pour le Parti populaire du Canada. « Je suis contre toutes ces mesures sanitaires et le vaccin est trop expérimental », justifie-t-il respectueusement.

Derrière lui, une fillette pleure dans les bras de son père. « Zeee veux voter!! », se lamente-t-elle.

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Je remplace l’autre Camille pendant son souper. Bon timing madame broderie, c’est l’heure de pointe.

Je m’efforce de rester concentré pour ne pas me tromper.

L’erreur est humaine, mais pas aujourd’hui. L’important est de balancer au terme de l’exercice.

Le pauvre

Le soir tombe rapidement, avec cette noirceur soudaine propre à l’automne.

Assis dans le gazon en face de la salle, je mange ma salade de pâte avec appétit, profitant d’un break de masque. Un enfant s’immobilise à ma hauteur. « Est-ce que vous êtes un pauvre? », me demande-t-il.

Je porte pourtant mes plus beaux pantalons, p’tit morveux.

Les familles sont nombreuses en soirée, d’ailleurs.

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Je remplace Jessica en pleine heure de pointe. Les électeurs défilent sans arrêt. Je dois rester concentré, malgré la fatigue. Une règle offerte dans le kit d’Élections Canada m’aide à barrer la bonne personne sans trop loucher.

La fille du NPD est toujours là. Presque 20h, les bureaux de Terre-Neuve viennent de fermer.

Sandra est fatiguée, mais tient le coup. On crève à l’intérieur, je rêve d’une douche.

«Merci pour tout ce que vous faites!», lance le dernier électeur sur le coup de 21h30.

L’étape cruciale du dépouillement des voix approche. Plus de trente minutes avant la fermeture du bureau. Je prends le temps de faire mon devoir, après avoir rempli le formulaire de transfert (j’aurai au moins appris ça).

Le directeur de scrutin passe une dernière fois, encore à bout de souffle.

Mike lui pose des questions sur les feuilles de temps. « C’est votre responsabilité! Regardez dans votre guide! », lance-t-il un peu à boutte, avant de repartir.

Pas le meilleur pédagogue en ville. Mike râle un peu, avant de replonger tête première dans ses guides.

On accueille les derniers retardataires à quelques minutes de la fermeture.

« Merci pour tout ce que vous faites! », lance le dernier électeur sur le coup de 21h30.

Awww merci monsieur, C’EST ÇA NOTRE SALAIRE!

En fait pas juste, ça, il faut justement remplir notre feuille de temps. Au total, j’aurai fait 16 heures plus la formation payée à environ 23$ de l’heure**.

Le bureau est officiellement fermé, on verrouille les portes. Le ménage s’amorce, pendant que les scrutateurs/trices organisent leur table en vue du dépouillement. En trente minutes, plus aucune trace d’une élection fédérale, sauf sur mon cell où les médias rapportent la « victoire » d’un gouvernement minoritaire libéral.

Je m’installe avec Sandra, qui ouvre l’urne après avoir suivi un protocole strict, sous l’œil d’un superviseur (Mike, puisque je prends le rôle de secrétaire pour le comptage des voix).

Sandra ouvre un à un les bulletins et prononce le nom du parti choisi à voix haute. Je consigne à l’aide d’un X dans une grille.

Il y a un peu plus de 200 bulletins dans notre urne, la majorité est allée au NPD, suivi du Bloc et des libéraux. Cinq votes ont été annulés. « Tous pareil! », a notamment fait savoir un électeur en barbouillant tous les candidats.

Fun fact, la candidate marxiste-léniniste a récolté deux fois plus de voix que la candidate du Parti conservateur dans notre urne (deux votes contre un seul).

La victoire d’Alexandre Boulerice n’est toujours pas encore annoncée, mais on a un avant-goût dans notre bureau de vote, puisque la forte majorité des voix lui ont été consacrées dans les cinq urnes.

Ramener la démocratie dans une valise de char

23h, j’ai le cerveau en bouilli et je ne sers plus à rien. Mike est encore au téléphone avec le bureau pour s’assurer que tout soit remis dans l’ordre.

Sandra suit les étapes minutieusement dans le guide. Dépouiller les voix, poser les scellés sur les enveloppes, tout remettre dans tel ou tel sac, puis ranger tout ça dans l’urne. C’est vraiment compliqué. Il y a certes des numéros pour chaque enveloppe, formulaire, document, mais je ne vois plus clair. Les Camille ont terminé à toute vitesse, suivies des autres.

Drôle de voir les sacs dûment remplis entassés à l’arrière de sa petite voiture d’occasion. L’image de la démocratie dans toute sa splendeur.

Bonne nouvelle, tout le monde balance et les urnes ont été déposées près de la porte, prêtes à être transportées au bureau d’Élections Canada.

C’est Mike qui le fera avec son véhicule.

Drôle de voir les sacs dûment remplis entassés à l’arrière de sa petite voiture d’occasion. L’image de la démocratie dans toute sa splendeur.

On se salue tous avec des elbow punch. C’était pour moi un véritable plaisir de vivre cette expérience avec eux.

Et même les décevants résultats (et surtout les dépenses électorales astronomiques) contribuent aujourd’hui à alimenter le cynisme envers la politique, le professionnalisme des milliers de fonctionnaires fédéraux à pied d’œuvre pour faire respecter la démocratie maintient un peu d’espoir.

*Tous les prénoms ont été changés.

**La totalité de l’argent que je vais amasser durant cette expérience sera remise à l’organisme Mères avec pouvoir.