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Da Enrico : l’histoire à feu doux

La survivance de bien plus qu'une pizzeria.

Par
Jean Bourbeau
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Je m’enfonce dans la Petite-Italie sous les lampadaires de la rue Saint-Zotique. Les trottoirs sont désertés sous le froid de la nuit naissante. Au bar à vin Mon Lapin, les fenêtres embuées trahissent sa popularité. Quelques adresses plus loin, je pousse la porte d’une autre époque, j’entre au Da Enrico.

Le restaurant est certes moins occupé : en fait, il est vide de clientèle, mais la chaleur de l’accueil agit comme s’il était bondé. Olga Nobile, 86 ans, Henri Padulo, 91 ans, et leur fils Ricardo m’invitent avec galanterie à m’installer à leur table. Je connais bien peu de choses de leur pizzeria, mais au rythme où les trois s’entrecoupent la parole, la situation ne tardera pas à changer.

Da Enrico – Chez Henri, dans la langue de Dante – est une institution montréalaise dans ce qu’elle a de plus traditionnelle et indémodable. Un appel à la faim irrésistiblement figé dans un vieux Scorsese. Mais comme nombre de celles-ci, son regard se tourne davantage vers les beaux jours d’hier que l’incertain de demain.

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Pour saisir mieux l’envergure de l’établissement, un peu de généalogie s’impose.

Henri voit le jour en 1930, « au coin Alma et Mozart, et moi, Mozart et Alma », s’amuse à raconter Olga. Le mariage de ces deux amis d’enfance compte 62 bougies.

« Mon grand-père Innocenzo Padulo est arrivé de sa Calabre natale au 19e siècle, relate Henri. Il a travaillé à la construction du pont Victoria. En 1932, mes parents Maria et Giuseppe ont ouvert la première épicerie italienne de Montréal, au local même où nous nous trouvons en ce moment. »

« Nous dormions tous là, sans chauffage en hiver », ajoute-t-il en pointant l’actuelle cuisine.

Quand la deuxième vague d’immigration italienne est arrivée après la guerre, l’épicerie est devenue un pôle important pour la diaspora. La famille élargie était autant impliquée dans les médias que la politique et dans le financement des services pour mieux desservir une communauté toujours plus grande. « Quand les gens débarquaient du bateau, ils trouvaient leurs repères entre ces murs. Notre porte n’était jamais fermée », mentionne Henri.

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Les personnages abondent, les époques se bousculent, une mosaïque du quartier se bâtit : « C’était complètement différent. Les Saputo préparaient leur mozzarella dans la cuisine de leur appartement. Mais mon oncle Alfredo était un proche du maire Camillien Houde et de Jean Drapeau. La communauté devait être entendue, tant sous Duplessis que sous le PQ », argumente Henri.

On parle plus de politique que de gastronomie au Da Enrico et on comprend assez vite que le restaurateur, par sa position sociale stratégique, était apprécié des politiciens désireux de rallier le vote italien, et il ne se cache pas d’avoir tiré quelques ficelles pour tenter d’améliorer sa communauté.

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On évoque au passage la francophilie du couple, la carrière de secrétaire bilingue d’Olga à la Simpson, mais aussi la Crise de Saint-Léonard, le vote libéral, Mussolini, les débardeurs du Vieux-Montréal, les mesures de guerre sous Mackenzie King, un médecin japonais et les confidences d’un ancien habitué nommé René Lévesque.

Les trois hôtes alimentent sans cesse ce tourbillon d’histoires dans une charmante cacophonie méditerranéenne. Ils critiquent l’état, parlent de l’euphorie du dernier Euro, vantent la fraîcheur de leurs pâtes, citent des figures connues.

« Tu soupes avec nous ce soir. Qu’est-ce que tu veux manger? Ajoute-lui une boulette de viande, Ricky! C’est la recette de ma mère, elle fond dans la bouche », impose Olga en articulant de grands gestes à son fils.

«Une vie passée autant dans une épicerie qu’un restaurant est une existence près des gens»

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« Une vie passée autant dans une épicerie qu’un restaurant est une existence près des gens », souligne Henri en aidant Olga avec sa canne, obstinée à fumer malgré le froid mordant à l’extérieur. « Nous avions un resto pendant plus de 30 ans sur Crémazie Est, du high end, des bouteilles de Dom Pérignon, des gros bill. Nous recrutions des chefs de la région des Abruzzes, les meilleurs au pays. Dans les années 70-80, tu pouvais croiser des acteurs d’Hollywood, des sportifs professionnels, des commerçants influents. Robert de Niro, Conrad Black ou les Rizzuto, toujours tranquilles. Les temps ont changé, mais je suis encore heureux. »

« Il y avait tout le gratin, c’était la fête, mais également des Italiens sans le sou, poursuit-il en remplaçant sa cravate. Ma mère donnait à manger aux nouveaux arrivants dans la misère. C’est dans mes gênes. Encore aujourd’hui, je remplis mes poches de monnaie chaque matin et le soir, elles sont vides. Il faut aider ceux qui n’ont rien. »

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Un homme débarque à l’improviste. Il propose ses services aux patrons. Il explique qu’il travaille dans l’industrie du béton, mais les matériaux manquent trop. Il cherche de l’ouvrage pour l’hiver. Des cartes de visite sont échangées, puis l’étranger prend place à la table de discussion pendant que je termine avec appétit mon spaghetti sauce bolognaise. Da Enrico est un restaurant dans sa plus pure définition, un lieu de communion comme il ne s’en fait plus.

« Ma mère a ouvert cette épicerie avec 100 $, mentionne Henri. Elle avait de l’ambition, une vision. Elle était proche des Steinberg, des Esposito. Je perpétue l’héritage qu’elle m’a légué. Avant la COVID, nous offrions 500 plats dans le temps des Fêtes pour faire perdurer sa générosité. Mais nous sommes dans l’obligation d’arrêter. Il ne faut pas se décourager pour autant. »

« Et je ne compte pas prendre ma retraite de sitôt. Dimanche dernier, nous sommes allés à deux salons funéraires, dont une cérémonie pour Vic Vannelli, un barbier du Roxy, l’oncle de Gino, le chanteur. Il a pris sa retraite à 90 ans et la suite n’a pas été longue », se désole le paternel.

«J’entends souvent des gens me dire que ça leur ferait beaucoup de peine de nous voir fermer. C’est un établissement riche d’une trop grande histoire. Mais la clé est dans la porte presque partout.»

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Malgré la vieillesse qui s’inscrit sur son visage, il dégage l’énergie de ceux et celles qui ne peuvent tout simplement pas s’arrêter. La pizzeria s’est peu à peu fondue dans les coulisses d’un quartier embourgeoisé et la pandémie a fait très mal au commerce. Un samedi soir, le restaurant facturait en moyenne 125 couverts : aujourd’hui, c’est 25.

Pour cette famille anciennement propriétaire de trois épiceries, un bar sur Saint-Denis et deux restaurants, l’opulence d’antan n’est plus. « Je ne peux même plus faire de spécial le soir, remarque le pizzaiolo. J’entends souvent des gens me dire que ça leur ferait beaucoup de peine de nous voir fermer. C’est un établissement riche d’une trop grande histoire. Mais la clé est dans la porte presque partout. Même Moishes a fermé. Ici, Laval, partout. Même la communauté à Buenos Aires en arrache. On connaît l’ancien avocat de Maradona. »

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Je leur demande comment le quartier s’est transformé à travers les années : « Nous étions 50-60 000 Italiens après la guerre. Nous sommes environ 2 000 maintenant. Il y a des microbrasseries, des places de sushi. Ça évolue et c’est bien! Il faut toujours que ce soit en mouvement, mais l’idée de communauté s’est éteinte. Même chose avec la solidarité entre les restaurateurs. Et puis il y a trop de condos, des problèmes de stationnement. Le voisinage ne s’entraide plus », déplore Henri. « Dans les parcs, l’été, où sont les projections de Fellini? I don’t know », questionne Ricardo.

Le restaurant est devenu un « apportez votre vin » pour être plus accessible. Les prix sont abordables, la qualité au rendez-vous, l’ambiance traditionnelle. Mais le poids des années a fait lentement son travail. Les chanteurs ne viennent plus les samedis soir et le cachet familial ne semble plus une priorité pour une bonne soirée.

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« On essaie tant bien que mal de rejoindre les jeunes avec YouTube et Instagram, mais rien ne fonctionne, souligne Henri en tournant nerveusement sa bague. Les flyers ou les tiramisus gratuits. Ils veulent des places trendy pour leurs TikTok. Ici, tu vois, c’est une ambiance à l’ancienne, comme au pays. »

Il s’inquiète des récentes complications avec son compte de gaz. « Les gens ne peuvent plus vivre confortablement avec les salaires d’aujourd’hui, des loyers qui montent et le prix du gaz. Les restaurateurs en souffrent, Jean ». Henri m’appelle par mon prénom depuis mon entrée.

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La volonté des propriétaires est pourtant manifeste : « Mes parents sont ici du mardi au samedi, dit Ricky. Je suis derrière les fourneaux chaque soir sans prendre de salaire depuis 18 mois. Tu m’appelles et je prépare le plat que tu veux pour ton groupe : un osso buco, des puttanesca, I got you! »

« Le client est très important. On le reçoit avec des gants blancs », lance-t-il se levant de sa chaise. Au même moment, une jeune famille franchit la porte. La conversation démarre sans gêne. Originaire de Paris, elle vient d’emménager dans le coin il y a trois jours.

Pendant que Ricky étire des pizzas spécialement conçues selon le goût des enfants, la soirée se poursuit comme elle a commencé, avec des récits d’antan et ce sentiment d’impuissance face aux incertitudes du futur. Avec un bagage de 51 ans comme restauratrice, il reste à la famille quelques chapitres à raconter sur les milliers de conversations qu’ont connues ces nappes quadrillées rouge et blanc. J’ai droit à un tour des décorations argentiques décrites avec fierté et une mémoire décoiffante. Des silhouettes jaunies et souriantes, tirées à quatre épingles, qui luttent aujourd’hui contre une féroce modernité. Mais chez Da Enrico, cette gloire muséale révèle un territoire infini de légendes. Triste couronnement pour cette petite noblesse de quartier qui risque de vaciller dans l’oubli.

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« Bienvenue au Canada », lancent Henri, Olga et Ricky à la famille française, s’affairant à quitter la salle, le ventre plein. Les époques changent, tout comme les vagues d’immigration, mais l’accueil au 264, rue Saint-Zotique Est est demeuré intact.

Trois heures et une quinzaine de pages griffonnées plus tard. La télévision se tait. La musique est remplacée par un rare silence qui laisse entendre la mélopée d’un lent départ ignoré. Olga fredonne Santa Lucia, une berceuse napolitaine, le regard fatigué. En me dirigeant vers la sortie, j’entends derrière moi Ricardo s’adresser à ses parents : « Another dead night, but hey, where do you wanna go eat? »

Il y a de ces choses qui, je l’espère, ne changeront jamais.