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Cyberdépendance : quand internet te met game over

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L’infolisme, ça vous dit quelque chose? Il s’agit d’une forme de cyberdépendance caractérisée par la recherche abusive d’informations en ligne. La personne qui en souffre s’intéresse à un sujet, commence à chercher des informations en ligne, ouvre des paquets d’onglets, a envie de lire TOUT ce qui existe sur le sujet, écrème des forums…

Après avoir lu ce paragraphe, toute personne un peu curieuse qui s’est déjà laissée aller à un wiki spree pourrait s’autodiagnostiquer infoliste. Mais chez les gens pour qui c’est vraiment un problème, on ne parle pas d’une soirée de temps en temps consacrée à lire des articles sur les communes les moins peuplées de France ou autre sujet inattendu; on parle d’une recherche constante, qui handicape le processus décisionnel au point où les choix de vie, d’achats ou autres décisions ne peuvent pas être réalisés. Les infolistes ressentent un malaise lorsqu’ils n’ont pas lu tout ce qui avait été écrit sur un sujet donné, ce qui est pratiquement impossible sur internet.

Effets secondaires : angoisse reliée à la peur de fermer par accident son navigateur et de perdre ses onglets.
Effets secondaires : angoisse reliée à la peur de fermer par accident son navigateur et de perdre ses onglets.
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En l’honneur de ce mois à thématique geek sur Urbania, on s’est demandé ce qui arrivait à ceux pour qui internet, c’est rendu un problème. Le travailleur social Gino Simard et ses collègues du Centre de réadaptation en dépendance (CRD) de Montréal sont d’ailleurs confrontés de plus en plus souvent à la cyberdépendance, dont l’infolisme ne représente qu’une fraction des cas…

Mais c’est pas dans le DSM!

La cyberdépendance est un phénomène étudié depuis peu, et ne fait pas consensus chez les chercheurs; il n’y a pas encore de critères officiels qui permettent de diagnostiquer ce type de problème. Le fameux DSM, qui catégorise les différents troubles de santé mentale, ne classe d’ailleurs pas la cyberdépendance comme trouble « officiel » dans sa plus récente édition, mais en annexe, on suggère des critères pour poursuivre l’observation de ce phénomène qui vraisemblablement finira par se tailler une place dans cette « bible du diagnostic en psychiatrie ».

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Cela dit, c’est pas parce que c’est pas encore dans le DSM que les patients qui en sont atteints n’existent pas. Ils étaient si nombreux à venir frapper aux portes du CRD de Montréal qu’en 2008, un plan a été mis en place pour que des services leur soient offerts. « Il y avait de la demande, des gens souffraient et étaient aux prises avec des comportements qu’ils n’étaient pas capables de modifier. On a donc commencé à offrir des services », relate Gino Simard.

On a parlé d’infolisme un peu plus tôt, mais d’autres formes de cyberdépendance sont plus fréquentes au Québec. La grande gagnante? La dépendance aux jeux vidéo, qui touche tout particulièrement les MMO, jeux en ligne qui permettent à plusieurs joueurs d’interagir simultanément dans un monde virtuel (on pense par exemple au fameux World of Warcraft, mais il y en a bien d’autres). « Ces jeux sont particulièrement absorbants et sont construits de façon qu’il y ait toujours quelque chose à faire, de nouveaux buts à atteindre », explique Gino Simard.

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En deuxième position? La dépendance au matériel à caractère sexuel en ligne. Le top cinq est complété par le visionnement compulsif (notamment de séries télé), le clavardage et l’usage des réseaux sociaux.

Toutes ces types de dépendance ont un lien avec internet, mais elles sont très différentes et peuvent refléter des problématiques qui n’ont rien à voir les unes avec les autres. C’est que souvent (dans 86 % des cas, selon cet article du American Journal of Psychiatry), la cyberdépendance va de pair avec un autre trouble mental. C’est entre autres ce qui rend la chose difficile à étudier. « Si quelqu’un a un problème avec la sexualité en ligne, il faut se demander dans quelle mesure il s’agit d’un problème sexuel à proprement parler (en quel cas il est important qu’il soit suivi en sexologie), et dans quelle mesure il s’agit d’un problème de dépendance. L’infolisme est pour sa part parfois lié avec des troubles obsessionnels-compulsifs, donc le même raisonnement s’applique; dans son plan de traitement, la personne devra être traitée pour les deux problématiques. »

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Un problème de gars?

Au CRD de Montréal, le nombre de personnes qui consultent en cyberdépendance augmente chaque année. En 2014-2015, ils ont été 127 à consulter : 108 hommes… et 19 femmes.

« Ce n’est pas clair encore ce qui explique ce ratio hommes-femmes. Pourtant, les femmes ont généralement tendance à aller chercher de l’aide plus facilement », affirme Gino Simard.

Il n’y a que dans la sous-catégorie « réseaux sociaux » qu’elles sont plus présentes. Elles sont aussi représentées dans celle du « visionnement abusif ».

C’est souvent un proche qui pousse une personne cyberdépendante à consulter. « Par exemple, les parents sont tannés et donnent un ultimatum à leur enfant : ils lui disent qu’il ne peut pas lâcher le cégep et passer son temps à jouer dans le sous-sol. Dans un autre cas, une conjointe peut intervenir à la suite du dévoilement de la consommation de pornographie de son conjoint, ou quand il y a une insatisfaction, une remise en question du projet de vie, du vivre-ensemble. Certaines disent qu’elles ne veulent pas se marier avec un enfant. »

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« Les gens viennent en toute innocence, à n’importe quel stade de dépendance. Certains veulent arrêter, d’autres ne veulent pas que ça s’aggrave, certains ne sont pas fiers d’eux, veulent changer de style de vie… »

Faire pipi dans une bouteille.

Comme avec toutes les dépendances, les histoires peuvent paraître extrêmes pour quelqu’un de l’extérieur. Une personne qui ne se lève pas de son ordinateur pour aller aux toilettes, urinant dans une bouteille. Une fille annulant une date ou manquant le travail, jusqu’à perdre son emploi. Un gars ne dormant plus la nuit, devenant agressif lorsqu’il n’a pas accès à son jeu.

(À un autre niveau, un homme qui meurt dans un café internet après avoir joué pendant trois jours en ligne.)

Mais la bonne nouvelle, c’est que ça se traite. Au CRD de Montréal, chaque patient a un programme de thérapie individuelle, avec un objectif différent (certains veulent apprendre à contrôler sainement leur jeu; d’autres veulent arrêter complètement). Un séjour à l’interne d’un à trois mois peut servir à voir comment la personne se sent sans les technologies, à lui montrer qu’elle est capable de se mobiliser pour autre chose une fois les symptômes de sevrage passés.

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Histoire que je trouve particulièrement touchante : l’ajout de groupes de soutien réunissant 10 à 12 participants qui échangent et se racontent leurs expériences a été fort appréciée au CRD de Montréal. « Ils se racontent leurs expériences, se sentent compris, ne sont pas jugés. Ils peuvent exprimer des choses, aller chercher des commentaires, des trucs, une motivation. Les nouveaux peuvent voir les différentes étapes du processus en parlant avec des gens qui sont rendus plus loin. Quand les rencontres de groupe ont arrêté pendant la période estivale, ils ont continué à se voir dans un café communautaire, et même quand ça a recommencé ils ont continué! On voit donc que pour eux, un lien social ailleurs que sur internet, c’est important. »

Retenons ici qu’un café communautaire, c’est parfois mieux que n’importe quel group chat pour se vider le coeur.

Avant qu’on ait des morts.

On donnait tantôt comme exemple le pauvre homme mort dans un café internet à Taiwan. Il n’est pas seul : en Corée du Sud, après une série de décès dans le genre, le gouvernement a décidé de traiter la cyberdépendance comme un de ses problèmes de santé publique les plus importants.

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En Occident, alors que les joueurs ont pour l’immense majorité un accès internet à la maison (et qu’il n’y a pas de morts pour le moment), l’affaire est plus difficile à étudier.

Mais ça pourrait être une idée de ne pas attendre qu’on ait des morts.

L’absence de données concrètes et de résultats de recherche consensuels rend l’émission de directives ministérielles plutôt difficile. Cela fait en sorte que les services se développent différemment dans chaque région; comme aucun budget n’est spécifiquement attribué à la lutte à la cyberdépendance et que les mandats en ce sens ne sont pas clairs, on développe les services en fonction des demandes reçues. Quelqu’un de Rouyn-Noranda, Québec ou Saguenay n’aura donc pas nécessairement accès aux mêmes services qu’une personne de Montréal.

Des questions dans le recensement ou encore des études épidémiologiques pourraient notamment être mises en place pour mieux connaître l’ampleur du problème au Québec.

En attendant, souligne Gino Simard, il ne faut pas hésiter à contacter son centre régional de réadaptation en dépendance; c’est comme ça que les services se développent, et de l’aide est aussi offerte aux proches.

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Pour conclure, quelques questions, juste pour le plaisir : Combien d’onglets avez-vous d’ouverts en ce moment? Combien d’heures passez-vous sans aucun contact avec internet/combien d’heures sur internet chaque jour? Que feriez-vous sans internet pendant une semaine?

Même si on est loin d’avoir un usage d’internet qui interfère de façon sérieuse avec notre vie, on peut considérer qu’un certain nombre d’offenses mineures à notre style de vie est une bonne raison pour au moins réfléchir à l’usage qu’on en fait, et potentiellement le réformer…

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