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Cruising Bar: Dans l’enfer de la drague

Par
Judith Lussier
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C’est l’histoire toute simple de quatre gars qui sortent cruiser un samedi soir. Et pourtant, ça en dit beaucoup plus sur la société québécoise moderne, sur nos hommes et sur le célibat que bien des mémoires de socio. C’est aussi pas mal plus populaire.

“Je peux vous dire qu’à toutes les étapes de ma vie, j’ai été un peu de chacun de ces personnages-là”, laisse tomber Michel Côté, pour expliquer comment l’homme le moins célibataire au monde a pu interpréter avec autant de brio quatre stéréotypes de dragueurs dans un même film. Celui qui a incarné l’incompétence masculine dans toute sa splendeur se promène encore main dans la main, le regard amoureux, avec celle qui fait battre son cœur depuis 41 ans. Pourtant, chaque année, il repasse dans notre téléviseur, 25 ans plus jeune et sous la forme de quatre antihéros laissés à eux-mêmes dans l’univers impitoyable de la drague. Quatre gars tellement stéréotypés qu’on peut les nommer par un nom d’animal.

Jean-Jacques, alias le paon, une sorte de métrosexuel avant son temps, un frais chié vaniteux, pourvu de moyens financiers mais complètement dépourvu d’intériorité. Gérard, alias le taureau, le banlieusard qui trompe sa femme, véritable reliquat d’une culture macho sexiste révolue. Patrice Beaudoin, alias le lion, le rockeur au cœur tendre, stéréotype bien connu des années 1980 : le coké. Il voudrait bien garder sa blonde, mais est incapable de s’empêcher de faire des conneries. Et le dernier mais non le moindre, Serge, alias le ver de terre. Son aventure est probablement la plus sordide : on tend à oublier qu’elle se termine par un viol dans un bar gai représenté comme Sodome et Gomorrhe, un cliché qui à l’époque passe comme du beurre dans la poêle. Grand timide, socialement inadéquat, laid, Serge échoue dans tout ce qu’il entreprend, y compris, bien sûr, la cruise.

Après l’homme des tavernes

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Quand on y pense, il n’y a rien de si surprenant à ce que Michel Côté ait voulu explorer le mâle dans sa période de rut. Après avoir incarné l’homme des tavernes dans la pièce de théâtre Broue pendant près de 10 ans, le comédien cherchait une autre formule gagnante pour poursuivre sa carrière. « On ne pensait pas que Broue durerait 10 ans, encore moins 30, dit-il. On voulait créer un succès similaire avec la même recette. On a remplacé la taverne par le cruising bar », raconte Côté.

L’écosystème de l’homme en chaleur semble être tout aussi fertile. « L’homme des tavernes n’a aucun désir d’aller draguer. Il est comme engourdi. C’est l’éloge du vide, de l’aliénation sociale, explique Michel Côté. Dans Cruising Bar, on s’intéresse plutôt à ce que l’homme est prêt à faire pour se reproduire et se satisfaire sexuellement. Il y a tout un cérémonial lié à ça, qu’aucun mâle n’avouera. Se péter un bouton, cacher des cheveux gris, s’entraîner pour avoir des muscles, tout ça était occulté. Les gars disaient toujours qu’ils ne faisaient rien. À les entendre, c’est à peine s’ils se brossaient les dents avant de sortir! On voulait montrer ce rituel secret, et si t’es un ver de terre, ton rituel est très différent de si t’es un paon. »

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Au début, Cruising Bar devait être un autre succès théâtral présenté à guichet fermé trop de soirs par année, pendant trop d’années. Le destin en a voulu autrement. « Quand Robert Ménard, avec qui je venais de tourner T’es belle Jeanne, m’a demandé une idée de film, je n’avais que cette pièce de théâtre en tête. Il m’a dit “on va la faire en film” », raconte Côté.

Les deux hommes se rencontrent alors régulièrement pour écrire : Michel Côté imite des personnages, imagine des situations, improvise. Dès les premières séances, ils savent qu’ils tiennent quelque chose. « Michel faisait les personnages devant moi, dans sa cuisine, de 9 h à midi. On riait fort! Après ça, fallait l’écrire », se souvient Robert Ménard, le réalisateur. C’est là que se mettent en place les fameuses scènes où Gérard teste les banquettes de voiture avec sa secrétaire particulière dans son garage, où Serge essaie des vêtements sous le regard impatient d’une vendeuse agressive, où Beaudoin fait son grand talent sur un plateau de tournage, où Jean-Jacques apprend l’art de séduire sous les conseils de son professeur de drague.

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Mais après avoir passé un an et demi à construire et à chérir ses quatre fourbes, Michel Côté est incapable de se résoudre à n’en interpréter qu’un seul. « Tu vas faire les quatre! » lui lance alors Ménard, idée qui n’obtient pas l’approbation instantanée des organismes subventionnaires. À l’époque, Eddie Murphy et Arsenio Hall viennent tout juste d’accomplir cet exploit dans Un prince à New York, mais au Québec, c’est du jamais vu. « Les institutions nous disaient que c’était du théâtre, raconte Robert Ménard. J’ai emmené Michel à Téléfilm Canada pour qu’il leur joue les personnages, et on les a convaincus. »

“Au théâtre, il n’y a rien là, jouer plusieurs personnages, explique Michel Côté. Tu te mets une moustache et t’es déjà quelqu’un d’autre. Mais au cinéma, en raison du cadrage plus serré, c’est difficile de faire oublier tes personnages d’une scène à l’autre.” Surtout que les prothèses au latex n’existent pas encore en 1989. “Cruising Bar, c’est des perruques, des dentiers, un peu de maquillage et beaucoup d’attitude. Tout se joue de l’intérieur”, raconte Michel Côté. La performance olympienne du comédien a valu à l’époque ses seuls éloges au film, qui a du reste été varlopé par la critique.

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Illustrations: Francisco Paco-Medina

Retrouvez la suite de notre dossier sur Cruising Bar dans notre Spécial Célibataires, disponible en version papier, dans tous nos points de vente ou en version numérique (PDF), sur la Boutique en ligne Urbania.