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Course à la performance : entre passion et exagération

Culte de la comparaison, hyperconnectivité et autres écueils.

Par
Jean Bourbeau
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« On va une tite affaire trop vite pour mon seuil aérobique », lance Luc en consultant ses fréquences cardiaques. Le plus discipliné de la gang, c’est lui.

« C’est presque fini. Lâche ta montre pis cours au feeling », répond Fred en le dépassant.

Peu de temps après, nos trois silhouettes se figent au pied du mont Royal où nous arrêtons nos montres d’un geste instinctif. Après la traditionnelle tournée de props, chacun se plonge, le souffle encore haletant, dans l’examen silencieux de ses statistiques.

Alors qu’il entame son ascension au trot, un old timer nous évite de justesse, le regard empreint de jugement devant notre immobilité, tous absorbés à mettre en ligne nos résultats.

Est-il conscient que perchée au sommet de l’imposant monument de granit et de bronze qui nous domine se trouve la figure de la Renommée, une divinité symbolisant la reconnaissance sociale?

Notre effort ne peut demeurer ignoré.

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Coincés dans la toile d’araignée

Si la course à pied a pu connaître des périodes de popularité variable, son ascension des dernières années est sans pareille. Il suffit de se promener dans les rues pour constater que son nombre d’adeptes est en croissance exponentielle. Selon un récent sondage américain, près de 30 % des coureurs actuels ont fait leurs premières foulées durant la pause imposée par la pandémie, poussant non seulement un nombre important de néophytes à adopter un style de vie plus actif, mais également à rechercher l’épanouissement à travers la performance.

Or, l’explosion actuelle des sports d’endurance s’inscrit en plein zeitgeist du mouvement numérique, résultant à être associée à une présence envahissante sur les réseaux sociaux. Si une critique doit être formulée, elle porte moins sur l’activité sportive en elle-même que sur son association inextricable avec une représentation en ligne qui tend à se transformer en volonté de puissance.

Entre deux gorgées d’électrolytes, on ne se contente plus de jogger, on s’entraîne pour un sub 3 à Boston. En quelques mois seulement, on passe de l’indifférence à l’obsession, du divan au Ironman.

À travers l’épuisement, la gloire. L’Eldorado se chiffre en kudos.

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Les disciplines d’endurance, comme le cyclisme ou la course à pied, avec leur rigueur et leur précision, incitent à l’optimisation de chaque aspect de sa vie quotidienne. À l’aide d’une panoplie d’outils de suivi, nous pouvons mesurer nos kilomètres, mais également nos entrées caloriques, notre glycémie et même nos cycles de sommeil profond.

D’autant plus que dans cet univers où la technologie régule chaque sortie en calculant ses moindres détails, nous sommes incités à les partager dans une sorte de vaste panoptique athlétique, alimentant ainsi une compétition perpétuelle au risque de nous pousser à faire toutes sortes de sacrifices et de dépenses questionnables. Je confesse ma rotation de quatre paires de souliers.

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L’app de sport comme nouvelle vitrine magnifiée

Il est facile de constater que la performance est rapidement devenue un symbole de statut, et même, de réussite sociale subtile, accessible à tous contrairement à la propriété. Suffit juste de #grinder.

Un souhait atteignable et alimenté par un éventail d’applications telles que Strava, ZWIFT, RunKeeper, Smashrun, et bien sûr, Instagram, offrant une multitude d’options pour évaluer ses performances et rejoindre ses proches devenus communauté. Strava compte à elle seule 120 millions d’utilisateurs. Une téléréalité sans fin, directement dans le creux de la main, où nous sommes le héros.

L’exhibition de ses progrès, aussi modestes soient-ils, est devenue une pratique aussi banalisée que suranalysée.

Pour beaucoup, moi y compris, le corps-machine se transforme en un générateur de données et l’horaire de chaque journée est inflexiblement huilé aux gels Maurten.

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N’empêche, le culte du bien-être corporel s’est imposé au cours des dernières années avec une acceptabilité si déconcertante qu’elle oblige à examiner ses implications présentes et futures.

Aussi petites que soient mes pierres à l’édifice de la réflexion, les dynamiques observées au sein de mon cercle d’amis coureurs semblent refléter un phénomène croissant : même si chacun d’entre nous porte un GPS au poignet, nous ne sommes pas à l’abri de l’égarement.

Compétition caféinée

Tom nous attend à une table. Blessé au tendon droit, il ne peut plus courir depuis plusieurs semaines. Physio, masso, ostéo, il les enchaîne impatiemment, au risque de s’en sortir sans le sou. Le plus compétitif des quatre, c’est lui. Malgré ses traitements, il arrive tout geared up comme un paon : Metaspeed fluo dans les pieds (324,99 $), short Satisfy (289,99 $), t-shirt District Vision (191,99 $), casquette Running Club Member (99,99 $), avec le caleçon technique et le k-tape, on doit atteindre les quatre chiffres. La fétichisation de l’attirail du coureur est bien réelle.

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« Câlisse, check ça!, lance-t-il en tournant son cell pour me montrer le Strava d’une connaissance quelconque. Easy sunday brunchy run : pace de 4:10 sur 12 kilos. Ça pue tellement l’insécurité quand tu t’sens obligé de mentir après t’être défoncé », dit-il avec un mépris qui cache mal une pointe de jalousie.

Fred lui répond : « Quand ton dimanche matin se transforme en quête de validation online, c’est que tu ne te lèves pas pour les bonnes raisons. » Ses dires pourraient laisser croire qu’il est le plus réfractaire du groupe à la technologie, mais il détient en réalité le plus grand nombre de followers et n’a pas tardé à ajouter notre course sur l’application au logo orange.

« Faut comprendre que Strava est le nouveau Tinder, rétorque Tom. Mettre son entraînement en scène devient une sorte de vitrine séduisante avec un potentiel sexuel évident. »

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Bien qu’il dénonce ces codes, il les maîtrise assez bien. Après tout, c’est à la suite d’une seule sortie dans un club de course qu’il a rencontré sa blonde.

« En même temps, pourquoi mettre de l’avant un mauvais chrono?, poursuit-il. Faut arrêter de faire l’autruche, nos stats sont comme des selfies. La vitesse et la distance sont construites avec autant de minutie que l’angle et la lumière dans la face d’une influenceuse. »

La mort du coureur du dimanche

Fini le règne du loisir, de ses cendres émerge une nouvelle génération, l’avènement de l’athlète amateur ultra-discipliné. Où monsieur et madame Tout-le-Monde se subliment en athlètes de pointe.

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L’essor de la technologie abordable et la démocratisation des programmes d’entraînement, sans oublier l’océan de vidéos et de balados disponibles, semblent avoir bouleversé le paysage psychologique du sportif de salon.

Test de lactate, carb loading, double seuil norvégien : les recettes pour améliorer ses performances n’ont jamais été aussi accessibles.

Et si elles vous transforment, pourquoi s’empêcher de rayonner en ligne? Il faut bien nourrir la bête.

« Derrière ta money shot du lever de soleil en zone 3, t’es-tu un pense bon ou juste crissement seul en d’dans? », condamne Fred comme à son habitude.

« Mais pourquoi ça vous gosse autant?, demande Luc alors qu’il retire sa ceinture cardio. Checkez-nous ici à boire des cortados avoine, nous sommes la caricature même de ce que nous critiquons. »

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En écoutant leurs réponses déclencher un débat que nous avons déjà eu cent fois, je scrute discrètement les statistiques de Fred, assis juste en face de moi. Entre les graphiques de temps de contact au sol et les diagrammes d’oscillation verticale, il est facile de se perdre dans les détails, mais je remarque surtout qu’au cours de la séance que nous venons tout juste de conclure, son rythme cardiaque fut en moyenne 19 battements par minute plus lent que le mien. Quand nos organes vitaux deviennent des points de référence.

La compétition n’arrête jamais à la ligne d’arrivée.

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Fartlek hangover

« Crisse qu’on a trop pris d’shots hier. J’peux pu faire ça, si j’veux atteindre mes objectifs », se plaint Fred pendant la période d’échauffement.

Si Fred et moi avons célébré hier l’anniversaire de Tom comme il se doit, Luc, lui, brillait par son absence. En le voyant filer sur le tartan, je ne peux m’empêcher de penser que son prochain triathlon brouille son échelle de priorités.

Le bien-être, devenu le Graal de notre ère, semble agir chez lui comme un miroir déformant le poussant à renoncer à tout excès pour adopter une vie plus contrôlée. Ainsi, les tchin-tchin sont remplacés par des séances d’intervalles infernales. Les raves par des hill sprints. La culpabilité liée aux lendemains de fête est désormais amplifiée par la rigidité d’un programme d’entraînement si sérieux qu’il en devient anxiogène.

Nous ne sommes pas des athlètes d’élite et ne le deviendrons jamais. Pourtant, même si les gradins sont vides, la pression nous enveloppe de toutes parts : venant de nous-mêmes, des autres, et même de notre coach virtuel alimenté par l’intelligence artificielle.

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Bien qu’elle puisse être une remarquable source de motivation et favoriser le développement personnel, il faut reconnaître que cette culture de performance peut parfois amplifier nos insécurités au lieu de les atténuer.

Les risques de dérive sont indéniables. Comme le souligne l’enquête menée par le Devoir, la comparaison constante avec autrui peut entraîner divers effets néfastes, tels que la frustration, une baisse de l’estime de soi, des troubles de l’image corporelle, et même des blessures comme celle au tendon de Tom.

« L’enjeu est de trouver l’équilibre », dit Luc en poussant encore plus le rythme, non sans ironie alors que j’ai les mollets crampés et une sacrée nausée.

Le plus lent des quatre, c’est moi. Il ne faut pas l’oublier.

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D’où la nécessité de tracer la ligne imprécise entre la passion et l’obsession ordinaire. D’autant plus qu’il est facile de perdre de vue nos besoins réels, submergés dans une jungle de profilage et de ciblage marketing.

Comme l’écrivait l’économiste Bernard Maris : « Le principe de vie du capitalisme est l’insatisfaction perpétuelle. »

L’essence même des sports d’endurance… de la gourmandise médiatique, et qui sait, de notre époque.

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Le cas anecdotique de mon club met en lumière des paradoxes et des jeux de mimétisme contradictoires. Nous sommes la contorsion de nos jugements, de nos valeurs et de notre condition sociale, souvent pris au piège des tentations et des vanités qui en résultent.

Certes, il serait réconfortant de simplement enfiler ses runnings et de savourer le moment sans se soucier des gadgets et des statistiques partagées. Pourtant, il est si facile de se laisser emporter par les aspects mondains de la course qu’on en vient au point d’oublier le plaisir qu’elle apporte.

L’ultime tabou, c’est que pour beaucoup, la petite notoriété qui en résulte devient la plus grande source de satisfaction.

Je cours, donc j’existe.