On roule sur la 138, on vient de croiser le bizarroïde Cyclorama de Jérusalem de Sainte-Anne-de-Beaupré.
Sur le siège avant de la Honda Fit, il y a Caroline au volant, mais surtout son frère Jean-Sébastien, à la veille de se taper 65 km de course en sentier dans les montagnes de La Malbaie, à Charlevoix.
Il prendra part à la dixième édition de l’Ultra-Trail Harricana du Canada, marquée par une inscription record de 2700 trailers (on désigne ainsi ces adeptes du parcours balisé en sentier).
Jean-Seb avait pris part au 125 km (qu’il a complété) en 2018, mais il s’est contenté du «petit» 65 cette année, faute de préparation, allègue-t-il.
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Quelques mots sur mon ami. Je connais Jean-Seb depuis l’époque où on faisait de la plonge chez Cora déjeuner à Saint-Eustache (bon, c’est moi qui se tapais tout le sale boulot, mais c’est une autre histoire).
Quelque part dans la trentaine, il a radicalement changé son mode de vie.
Fini les brosses épiques jusqu’aux petites heures, les bars, les petits joints et le tabagisme: Jean-Seb a embrassé la course – souvent en compagnie de feu sa chienne Thérèse – comme un assoiffé du désert, troquant de malsaines dépendances pour une passion plus hygiénique.
Je l’ai alors perdu de vue un bon moment, les deux pieds coincés dans un monde de festivités et de karaoké.
Et nous y revoilà, en route vers sa béquille à lui, son univers, fait d’environ 80 kilomètres d’entraînement par semaine. Jean-Seb (que j’ai toujours appelé Matte, sauf quand il est avec sa sœur comme c’est le cas ici) se fait violence pour me laisser le raconter.
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Il n’aime pas l’attention, n’est pas sur les réseaux sociaux et fait sa petite affaire, discrètement.
On a posé nos bagages dans un shack au camping des chutes Fraser, avant d’aller récupérer son dossard au Mont Grand-Fonds, une station de ski perchée au nord de La Malbaie. Le temps de l’Ultra-Trail, c’est aussi ici que se trouve la ligne d’arrivée, l’accueil et quelques kiosques en marge de l’événement.
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Chaque coureur (et accompagnateur) doit montrer patte blanche en arrivant: code QR, carte avec photo et inspection de l’équipement sont obligatoires.
Veste, couverture de survie, masque, sifflet, cellulaire, eau, Purell, casquette : une bénévole passe en revue l’attirail de Jean-Seb. « Je veux tout voir, je suis malcommode de même! », lance-t-elle à la blague.
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«Tu y vas, tu le fais, tu t’amuses: le temps que tu fais, on s’en sacre»
Jean-Seb reçoit le dossard #6258 et on retourne au shack.
Souper tranquille au menu, la nuit sera courte. Jean-Seb prend un verre de vin rouge, un «excès» qu’il se serait interdit durant ses premiers pas dans l’univers de la course. « Je cours pour le fun aujourd’hui, dans l’esprit de la course en sentier. Tu y vas, tu le fais, tu t’amuses: le temps que tu fais, on s’en sacre », souligne-t-il entre deux bouchées de pâte carbonara.
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Bruno Blanchet et compagnie
Jean-Seb a mis son cadran à 3 h 30, mais il s’est réveillé une heure avant.
Deux toasts au beurre de pinotte et un Gatorade orange plus tard, il est prêt.
Il faut abattre en pleine nuit 45 minutes pour se rendre au parc national des Hautes-Gorges-de-la-Rivière-Malbaie, où le coup de départ de l’épreuve du 65 km sera donné vers six heures.
Sur la route serpentine, le ciel étoilé est magnifique comme un jeu de Lite-Brite. C’est frisquet par contre, mais la météo prévoit du soleil.
Le stationnement est déjà bien rempli autour de 5 h 15, pendant que la plupart des humains normaux dorment du sommeil du juste.
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La file pour accéder aux quelques toilettes chimiques s’étire sur une décourageante distance. Last call pour faire caca avant plusieurs heures. Au pire, la forêt constitue une luxuriante litière.
Jean-Seb reconnaît de loin un homme frêle avec le swag du légendaire Tite-Dent.
Pas de doute, il s’agit bel et bien de l’illustre Bruno Blanchet.
L’auteur/humoriste/bourlingueur s’échauffe dans la noirceur pour combattre le froid. Plusieurs coureurs le saluent gentiment, ce dernier leur renvoie chaleureusement la pareille.
À peine sorti de sa quarantaine après son retour de Thaïlande, il se remet aussi de son deuxième vaccin fraîchement reçu. « Je viens courir pour la première fois au Québec et je suis bien fier de le faire ici », s’exclame-t-il, sous son masque, en train de sautiller sur place.
À 57 ans, la passion de la course de l’humoriste est bien connue. Il s’y adonne surtout en Thaïlande, où il vit depuis tant d’années, mais aussi au Japon, aux Philippines et un peu partout en Asie. « Pour moi le plus grand changement ici, c’est que je comprends ce qui se passe autour de moi », lance-t-il en riant.
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«Là-bas, ça fait quatre mois que je suis en couvre-feu. Les commerces, centres d’achat, gym sont fermés. Le deuxième vaccin n’est pas arrivé et il y a des amendes de 400$ si tu fais prendre sans ton masque dans la rue. On est gâtés ici »
Plutôt que de se contenter d’un « simple » 65 kilomètres, Bruno enchaînera ensuite avec un 28 kilomètres de nuit. « C’est de la faute de mes ami.e.s Anne Genest et Joan Roch qui m’ont embarqué là-dedans! », peste-t-il affectueusement, au sujet des deux athlètes et auteur.e.s bien connus dans le milieu de la course au Québec. L’ultramarathonien Joan Roch a d’ailleurs fait parler de lui l’an dernier après avoir couru les 1135 km entre Percé et Montréal.
Bruno est de passage au pays pour faire la promotion de quelques récents projets (une série balado et le tournage d’une websérie). « Je souffre un peu de zoomite! », lance-t-il à propos de l’enregistrement de son balado à distance, une expérience un peu infernale en raison du décalage. « Ma mère m’a dit il y a quelques jours: arrête donc de te plaindre, tu travailles à tous les trois ans! », plaisante-t-il.
Bruno devait en principe rentrer chez lui en novembre, mais le déménagement de son fils et de sa famille au Québec risque de bousculer son horaire. « Je vais peut-être attendre un peu et passer mon premier Noël au Québec en 17 ans! »
De toute façon, les courses sont annulées en Thaïlande, où la COVID est vécue bien différemment. « Là-bas, ça fait quatre mois que je suis en couvre-feu. Les commerces, centres d’achat, gym sont fermés. Le deuxième vaccin n’est pas arrivé et il y a des amendes de 400$ si tu fais prendre sans ton masque dans la rue. On est gâtés ici », constate-t-il.
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Côté course, l’intérêt pour ce sport explose comme « des feux d’artifice » depuis quelques années en Asie, constate Bruno. « Il y a maintenant plusieurs courses en Thaïlande, alors qu’on était seulement quatre ou cinq participants dans ma catégorie de petits vieux il y a quelques années », observe Bruno, qui devait aussi commander son équipement à l’étranger avant l’arrivée de boutiques spécialisées. « Il y a un climat extraordinaire pour s’entraîner et courir en Asie douze mois par année, sans compter le nord de la Thaïlande avec ses paysages fucking nice », louange-t-il.
«Il y a un climat extraordinaire pour s’entraîner et courir en Asie douze mois par année»
Bruno calcule avoir encore une bonne décennie devant lui pour profiter de sa passion au maximum. « Quand je suis là-bas (en Thaïlande), il y a des fruits et légumes frais et des courses régulièrement. Si je ne profitais pas de ces choses, j’aurais pas rapport là-bas et j’aurais l’impression de passer à côté de l’Asie », résume Bruno Blanchet, heureux de troquer le risque de croiser un éléphant par celui de tomber sur un ours.
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Partir en grelottant
Le premier peloton s’approche du départ. Bruno en fait partie, flanqué de Joan et Anne. Il est presque six heures. La fébrilité est palpable. « On est là pour rire et s’amuser! », lance Anne.
« Moi, je suis là pour gagner! », réplique Bruno.
Joan prend tellement le défi à la légère, qu’il a traîné de la bière avec son attirail. « Les discussions et confidences sont incroyables en ultra, grâce au fait d’être ensemble dans le bois », souligne le sympathique athlète.
Les coureurs prennent place sur la ligne de départ, au son de The Ecstasy of Gold d’Ennio Morricone.
Joan et Anne s’embrassent à bouche que veux-tu pendant que Bruno s’étire les jambes. « Merci pour l’accueil, bonne course à tous et que personne ne me dépasse OK!? », blague Bruno Blanchet au micro de l’animateur, avant le coup de départ.
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Jean-Seb part cinq minutes plus tard, avec la deuxième vague. Il grelotte. « Je ne suis pas stressé, j’ai hâte que ça parte pis d’avoir chaud! », lance-t-il, pragmatique.
Ça y est, c’est l’heure de partir!
Jean-Seb et le second groupe de coureurs s’élancent sous les applaudissements de la petite foule venue les encourager.
On se revoit dans soixante-cinq kilomètres.
«Go! Ça achève! On lâche pas! »
Pendant que Jean-Seb suait dans des sentiers escarpés, Caroline et moi sommes retournés au shack pour une petite sieste avec une pointe de remords.
De retour en début d’après-midi au Mont Grand-Fonds, où tous les coureurs sont accueillis, peu importe les distances.
Leurs proches sont massés en bordure d’une clôture à l’arrivée ou sur quelques estrades autour.
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Grâce à l’application Sportstats, il est possible de suivre l’évolution de chaque coureur enregistré. « Il vient de passer le 40km et est actuellement 157e sur 407 », m’apprend Caro, au sujet de la progression de son frère.
Sur le même site, elle constate que quelques coureurs du 65k ont déjà terminé, le premier a réussi l’exploit en un peu plus de six heures.
Mais qu’importe, comme le dit si bien Jean-Seb: le temps que tu fais, le monde s’en sacre.
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Pour tuer le temps, on a piqué dans le bois pour encourager les coureurs avant une fourche pas trop loin de l’arrivée. « Go! Ça achève! On lâche pas! », lance-t-on, solidaires, au passage des trailers exténués mais déterminés. Sur le fil d’arrivée, un animateur nomme au micro presque chaque coureur et leur nombre de kilomètres parcourus, tandis que des bénévoles distribuent des médailles.
Plus il est élevé, plus les applaudissements sont nourris.
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Le monde est petit, on le sait, mais j’en ai une preuve supplémentaire en croisant Mylène Charbonneau, la fille d’un couple d’amis de mes parents côtoyée dans ma jeunesse.
Elle m’a reconnu parmi la faune de coureurs découpés au couteau.
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« C’est devenu un événement incontournable au Québec et au Canada, surtout que plusieurs courses ont été annulées à cause de la COVID. J’aimerais faire le 125 km ici »
« J’ai trouvé ça fantastique, j’espérais le faire en quatre heures et j’ai réussi en 3h58 », commente à chaud Mylène, au terme de son 28km, un défi lancé entre amis. Une grande fierté pour Mylène, en rémission d’un cancer combattu il y a un an et demi. Elle mérite sa bière, qui l’attend à un kiosque avec ses amis et son amoureux.
En bordure d’une estrade, le porte-parole de la dixième édition, l’acteur et auteur Patrice Godin, jase avec sa blonde Nathalie.
Incommodé par une blessure au talon d’Achille, le sympathique Patrice avoue ronger son frein. « C’est devenu un événement incontournable au Québec et au Canada, surtout que plusieurs courses ont été annulées à cause de la COVID. J’aimerais faire le 125 km ici », admet ce passionné, qui a déjà couru 335 kilomètres en 82 h dans l’État de Washington il y a cinq ans.
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Malgré la présence de coureurs élites à l’Ultra-Trail, Patrice Godin fait une distinction entre les adeptes de route et de sentier. « Je suis clairement un gars de trail. Dans le bois, je suis vraiment en connexion avec la beauté de la nature, les éléments et l’environnement », souligne-t-il.
L’auteur du populaire « Territoires inconnus » salue l’ouverture de la communauté des trailers, « qui t’accepte peu importe ton physique et tes performances ».
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« Je voulais me remettre en forme et arrêter de fumer. J’ai commencé sans prétention et j’ai découvert les ultramarathons. Ça a allumé une lumière sur les défis extrêmes. J’ai ça en moi »
Lui-même partait de loin lorsqu’il a commencé à courir dans la trentaine. « Je voulais me remettre en forme et arrêter de fumer. J’ai commencé sans prétention et j’ai découvert les ultramarathons. Ça a allumé une lumière sur les défis extrêmes. J’ai ça en moi », raconte Patrice, qui a grandi à Lac-Saint-Joseph près de Québec. « J’étais seul dans mon coin, je me promenais dans le bois avec mes chiens. J’ai un côté sauvage », admet Patrice, qui sortira un autre récit portant (notamment) sur la course la semaine prochaine.
Avec son chapeau de président d’honneur, il jase avec les gens, donne des médailles et prend des photos.
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Comme coureur, il a fait une rechute cet été en prenant part pour la septième fois au 24h de course pour la Fondation du Centre jeunesse de la Montérégie, une cause qui lui tient à cœur.
Il en paie le prix, présentement, néanmoins heureux d’y avoir participé.
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« Ça a bien été, mais je ne me sens pas frais »
Sous un petit chapiteau un peu plus loin, quelques coureurs se font masser et soigner après leur épreuve.
Un service gratuit, offert par Interphysio. « Il y a souvent des crampes, des entorses, des bursites, des surcharges musculaires et autres blessures », énumère le physiothérapeute Jean-Bastien Ash, en train de masser vigoureusement la jambe de Pierre-Charles Dery.
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Ce dernier raconte s’être inscrit au 65 km sur un coup de tête. « Ça sera pas facile lundi au bureau, mais je suis au moins en télétravail », souligne le coureur, sa blonde enceinte à ses côtés.
«J’ai juste travaillé dans la dernière année, je me suis dit que ça serait bien de faire autre chose de ma vie, trouver un équilibre »
Et le diagnostic de Jean-Bastien Ash: syndrome de la bandelette.
Je croise ensuite ma talentueuse collègue de La Presse+ Ariane Lacoursière, venue se claquer un 42km entre trois enquêtes et cinq manchettes. « J’ai juste travaillé dans la dernière année, je me suis dit que ça serait bien de faire autre chose de ma vie, trouver un équilibre », résume Ariane, qui s’entraîne depuis des années.
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Elle a déjà fait un marathon complet sur route, mais c’était une première expérience en sentier. « Les paysages sont super beaux et le dénivelé change sans arrêt », analyse Ariane, qui apprécie ces rares moments de la vie où on se retrouve seul dans sa tête. « La majorité du temps, je pense à rien. Juste à avancer. Et avec les vies de fous qu’on mène, ça fait quand même du bien de penser à presque rien pendant 5 h 30, sinon des petits projets comme celui de te convaincre de t’inscrire à une course l’an prochain », confie-t-elle.
L’offre est tentante.
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La vibe est formidable sur le site et le sourire estampé dans le visage des coureurs en traversant la ligne d’arrivée a quelque chose d’étrangement contagieux.
On se surprend à applaudir ces inconnu.e.s venus suer pour eux, pour d’autres, pour une cause, pour rien, pour la forme, pour le fun, pour se sentir vivant.e.s.
Au tour de Jean-Seb de franchir l’arrivée autour de 15 h 30, arborant le sourire en question. On l’accueille avec une médaille. « Ça a bien été mais je ne me sens pas frais », commente-t-il comme si de rien n’était, satisfait de sa course.
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On se surprend à applaudir ces inconnu.e.s venus suer pour eux, pour d’autres, pour une cause, pour rien, pour la forme, pour le fun, pour se sentir vivant.e.s.
Celle-ci a été marquée par quelques chutes, une bonne scratch sur le genou et une piqûre de guêpe au départ. « C’est un très beau parcours, on suit une rivière un bon moment en montant», admet-il.
Les coureurs ont droit à un repas composé de spécialités locales, incluant une bière.
Jean-Seb ramasse juste la bière, dit avoir assez mangé aux ravitos (ravitaillements).
En apprenant que Caroline et moi avons échoué dans notre projet de grimper le mont Grand-Fonds pour profiter d’un point de vue charlevoisien apparemment à couper le souffle, Jean-Seb nous rabroue presque. « Voulez-vous y aller, c’est une ascension de 30 minutes max! », propose-t-il.
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Après avoir calmé ses ardeurs, nous sommes retournés au shack veiller autour du feu, Jean-Seb avec le sentiment du devoir accompli et nous avec la fierté d’avoir assisté à ce nouvel exploit.
Jusqu’au prochain.