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Coupe Stanley 1993 : terrible émeute ou party qui dégénère?
Un homme qui met le feu à un téléphone public avant de se dénuder et jeter ses vêtements dans le feu. Un élu municipal absolument torché qui appelle au calme, tandis qu’un dude en rollerblade se met à danser, encensé par la foule, devant une escouade anti-émeute.
On est le 9 juin 1993 et les Canadiens viennent de remporter leur 24e Coupe Stanley à la date du centenaire de sa création. Couverts de champagne dans leur chambre des joueurs, au Forum, Patrick Roy et sa bande sont loin de se douter qu’ils seraient la dernière cohorte montréalaise à remporter la coupe en plus de 30 ans. Encore sous le choc, ils ne savent pas non plus que les Montréalais.es sont en train de célébrer la victoire dans les rues, causant au passage des millions de dollars de dommages.
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J’avais à l’époque à peine trois mois; je ne sais donc que ce qui m’a été raconté par les gens qui l’ont v écu : le bâton de Marty McSorley, le clin d’œil de Patrick Roy, Céline et René dans la loge. Alors que l’on célèbre en ce moment les 30 ans de cette inoubliable soirée, j’ai décidé de me replonger un peu dans les circonstances qui l’ont entouré.
Je me suis donc entretenu avec Jean-Hugues Roy et Albert Nerenberg, deux journalistes qui ont couvert cette soirée avec leurs caméras, en plein milieu de la foule. Il s’avère qu’on parle beaucoup de cette émeute, mais rarement de son contexte qui pourrait pourtant l’expliquer en partie.
Une province au moral miné
Dans l’histoire du Québec, 1993 n’a pas été une année hyper glorieuse. Même au niveau du hockey, personne n’aurait parié en début de saison que les Canadiens puissent être capables de remporter la Coupe Stanley.
La province est à l’époque en période de changement important. On est à deux ans du second référendum sur la souveraineté du Québec, mais on se remet aussi de l’échec de l’accord du Lac Meech qui devait faire reconnaître le Québec en tant que société distincte au sein du Canada. Ce dernier événement ravivera la flamme du nationalisme et propulsera le Bloc Québécois.
En parallèle, l’économie stagne, la province peinant à se sortir d’une récession dont le reste du pays s’est déjà rétabli, et le taux de chômage augmente. Les accords de libre-échange négociés par Brian Mulroney ont décimé les emplois du textile qui faisaient la réputation de Montréal et, selon The Jacobin, « le nombre dévastant de 62 000 emplois furent perdus – dont plus de 17 000 dans l’industrie du textile et plus de 14 000 dans l’industrie de l’hôtellerie et de la restauration – en 1992 ».
Au niveau municipal, le maire Jean Doré, qui avait succédé aux 26 ans de règne de Jean Drapeau, commençait à perdre de sa superbe aux yeux de la population. Il venait de dépenser beaucoup dans des célébrations pour le 350e anniversaire de Montréal qui n’avait finalement pas été le party espéré (fou comme l’histoire se répète!).
L’installation d’une nouvelle fenêtre dans son bureau au coût de 300 000 $ en pleine période d’austérité économique a aussi laissé un goût amer chez les Montréalais.es. Quelques jours avant l’émeute de la Coupe Stanley, près de 100 000 personnes sont d’ailleurs descendues dans les rues pour manifester contre les mesures d’austérité proposées par le gouvernement provincial de Robert Bourassa, dont celle d’une baisse du salaire des employé.e.s du secteur public.
C’est bien dire que les conditions étaient propices aux manifestations! Surtout que sept ans auparavant, la précédente victoire en finale des Canadiens avait également causé une émeute.
Une tradition d’émeutes de liesse
Le journaliste, réalisateur et conférencier Albert Nerenberg se souvient bien de l’état du centre-ville, ce jour-là. Armés de leur camcorders et perchés sur leurs patins à roulettes, lui et ses ami.e.s ont capté certaines des meilleures images qu’il nous reste de cette soirée.
« Je crois qu’avant de parler de cet événement, il faut souligner que Montréal a une longue tradition d’“émeutes de liesse”, dans le sens où même les célébrations joyeuses ont une connotation politique. Dans le quartier ouvrier de Pointe St-Charles, par exemple, il y a une longue tradition qui vient des Irlandais de faire des feux à l’occasion de la Fête de la Reine. Ces feux de joie auxquels Irlandais et francophones, réticents à la monarchie britannique, participaient, se terminaient souvent en émeutes. »
Ce qui rend les émeutes montréalaises spéciales, selon Nerenberg, c’est que bien qu’elles soient fuelées par l’alcool, elles sont très joyeuses et jubilatoires, malgré les dégâts potentiels! « Y aura-t-il une émeute ce soir? », entend-on le réalisateur demander à un client du bar où il se trouvait, avant la fin de la partie. « Je l’espère bien, répond l’homme. Il me faut de nouveaux appareils audiovisuels! »
La soirée a commencé pour Albert et ses acolytes du côté du boulevard Saint-Laurent. Ils quittent le bar où ils étaient peu avant la marque finale de la partie et les fêtards se mettent à descendre dans les rues. « Il y avait des hommes comme des femmes, c’était très gai. Beaucoup de câlins, de pleurs. Anglais ou Français, ce soir-là, ça n’importait pas : tant que ce que tu avais à dire se résumait à “Go Habs Go” ou un cri de joie, tout le monde t’acclamait! »
1993 : Émeute de la Coupe Stanley à Montréal de Jean-Hugues Roy sur Vimeo.
Il n’y avait aucune garantie avant la partie que les Canadiens remporteraient la Coupe Stanley, ce soir-là. Après tout, l’équipe elle-même était étonnée de s’être rendue aussi loin en série, ayant éliminé les Sabres, les Nordiques et les Islanders. De plus, elle livrait cette finale des séries contre les Kings de Los Angeles et leur joueur-étoile, le mythique Wayne Gretzky, qui était alors au sommet du monde. Déçu de cette défaite (et de ne pas avoir marqué un seul point de la partie), Gretzky a même menacé de prendre sa retraite durant la conférence de presse d’après-match.
Dans les rues, la scène que me peint Nerenberg, soutenue par les vidéos qu’il a capté, est bien différente de celle décrite par certains journalistes de Los Angeles qui, dépités de la défaite de Wayne Gretzky et ses Kings, en avaient par contre beaucoup à dire sur les débordements au centre-ville . Bien que quelques fêtards aient essayé de lui prendre sa caméra, c’est un témoignage différent que livre Jean Dion du Devoir, qui couvrait les célébrations :
« Les policiers ont complètement perdu le contrôle et la foule en quête de troubles a pris le dessus. Des voitures sont renversées et incendiées. Presque toutes les boutiques sur Sainte-Catherine et les rues perpendiculaires sont saccagées. Des objets divers sont projetés dans tous les sens. Une bouteille de bière volante passe si près de ma tête que j’en sens le souffle. Ça devient dangereux, ce truc. 1986 était bien moins intense que ça. »
Au final, malgré les près de 1 000 policiers présents, les dommages causés par la foule ce soir-là s’élèvent à plusieurs millions de dollars. 115 personnes sont arrêtées et on dénombre 168 blessés grièvement, dont 49 policiers.
Des policiers dépassés et débordés
Coin Ste-Catherine et du Fort, Jean-Hugues Roy s’approche de deux policiers avec son caméscope.
« Ça fait quoi, de travailler un jour comme aujourd’hui? », leur demande Jean-Hugues. « C’est le fun, c’est super, ouais! On va passer à travers », répondent-ils en riant. Malgré le grabuge, les policiers visiblement dépassés par les événements semblaient plus affairés à s’assurer qu’aucune violence ne survienne entre les fêtards, cette soirée-là. Les dégâts matériels paraissaient moins graves.
« On le voit tout de suite, dans la vidéo, que les policiers sont désemparés. Ils n’étaient pas préparés pour ça, ils demandaient du renfort qui n’arrivait pas », explique Jean-Hugues Roy. Lui qui avait vécu les émeutes de 1986 en tant que spectateur était ce soir-là sur le terrain pour le défunt Voir. Aujourd’hui professeur à l’Université du Québec à Montréal, il avait déjà à l’époque le genre de réflexe qui aurait fait de lui un excellent Urbanien.
« J’avais pris l’habitude d’amener mon caméscope avec moi, non seulement pour pouvoir revenir sur certains événements, mais aussi pour avoir des preuves. Il y a certaines choses que j’écrivais où les gens se seraient dit que c’était impossible. Mais c’est vrai, je l’ai vu et j’ai la preuve! »
Un peu plus loin, Roy s’entretient avec un homme qui a eu le malheur de garer sa voiture non loin du Forum. « On nous avait dit qu’il y aurait de police, hein? Là, j’en vois pas une maudite! », laisse tomber le propriétaire de la Honda blanche, maintenant basculée sur son côté. La caméra se retourne et on aperçoit un marchand de crème glacée qui profite de la vague de fêtards pour écouler son stock.
Dans sa vidéo qui résume les événements de la soirée, il est vrai qu’on voit souvent Roy s’approcher des policiers, écouter leurs conversations. Il parvient même à capter le moment où un policier réfugié dans un dépanneur est atteint par un projectile lancé par la foule.
« Est-ce que l’équipe des Canadiens aurait pu en faire un peu plus pour appeler au calme? Probablement, estime Roy. Avec les milliers de litres de Molson (la brasserie familiale est propriétaire des Canadiens) qui ont été déversés sur les fans, ils ont leur part de responsabilité aussi. »
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Dans les jours qui suivent, la Service de police de la communauté urbaine de Montréal a dû faire face à de nombreuses critiques, dont certaines lui reprochant son inaction. Après les émeutes suivant la victoire précédente de la coupe par les Canadiens, en 1986, les citoyens s’attendaient à ce que la police soit préparée pour un tel événement. Malgré les quelques débordements, le service de police défend son manque d’intervention en estimant que d’avoir fait l’usage excessif de force aurait empiré les choses.
De toute façon, m’explique Nerenberg, « la foule était tellement solidaire que quand quelqu’un se faisait arrêter, la foule dominait les policiers et libérait les détenus. Ce soir-là, c’était la chance pour tout le monde d’être le héros, le temps d’un moment. Et dès que ça devenait trop intense, il y avait toujours quelqu’un qui intervenait et qui ramenait la foule au calme ».
Diffuser les tensions
Les images qu’ont pu saisir Nerenberg et Roy nous montrent en temps réel la montée de l’effet de foule. L’essentiel du grabuge se concentre sur Ste-Catherine, entre McGill et Atwater, là où se trouvent la plupart des grands magasins. À un moment, le conseiller municipal John Gardiner, visiblement ivre, tente tant bien que mal d’enchaîner les mots pour rappeler la foule à l’ordre, sans succès.
Vers 1h du matin, lorsque les journaux sortent avec, à la une, des histoires sur l’émeute plutôt que sur la victoire des Canadiens, la foule semble commencer à se gérer et prendre connaissance de l’ampleur des dégâts causés par leur emballement.
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Dans la vidéo captée par Jean-Hugues Roy, on aperçoit même un homme s’indigner devant la destruction des commerces. « Ayez un peu de fierté! On vient de sortir d’une récession, ce n’est pas le temps de s’attaquer à la propriété des commerçants », crie avec émotion un homme devant une foule. « Je ne suis pas commerçant, mais je suis fier : je viens de voir les Canadiens gagner la Coupe! Ne soyez pas une gang de goons; si vous voyez quelqu’un faire des choses comme ça, arrêtez-le et dites-lui que ce n’est pas correct. »
Ça a, en partie, fonctionné. D’autres voix se sont jointes à la sienne et ont appelé à la fin du pillage et du chaos; le party tirait à sa fin. Jean-Hugues Roy a vendu cette séquence à la chaîne CFCF, invitant l’homme, s’il se reconnaissait, à appeler la chaîne. Dans une entrevue qu’il leur accorde, ce même homme avouera n’avoir aucun souvenir de cette soirée.
Ça semble être le constat général : c’est arrivé vite, les souvenirs sont flous. « Je m’en souviendrais comme un party qui a dégénéré », résume Jean-Hugues Roy pour qui le mot « émeute » est peut-être trop fort pour qualifier l’événement.
Je demande à Nerenberg comment cela se fait que son expérience de la soirée soit aussi drastiquement différente de celle rapportée par les médias de l’époque. « Je crois qu’en raison de la destruction de certains camions de chaînes de nouvelles, l’expérience a été plus traumatique pour certains journalistes, suppose-t-il. Il y a eu dichotomie où, pour eux, c’était le chaos, et la foule pouvait leur paraître sans foi ni loi. Pourtant, la foule avait des lois : elle protégeait les siens, elle reculait devant la violence inutile. Si les policiers allaient se réfugier dans un commerce, elle continuait son chemin. Il y avait toujours un moment où quelqu’un intervenait pour tenter de minimiser les dégâts, bien que le vol de certains items était fair game. »
À part les commerces pillés, le gros du grabuge se résumait essentiellement à des téléphones publics vandalisés et des voitures détruites.
Il en revient aussi à son hypothèse initiale : les émeutes de Montréal ont une saveur bien particulière où les dégâts sont causés par la surexcitation d’une foule enjouée plutôt que par un désir égoïste de destruction et de chaos.
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La parade de la Coupe Stanley a finalement lieu quelque jours plus tard, dans le calme, le long de sa « route habituelle », comme avait l’habitude de le dire le maire Drapeau. Cette fois-ci, des escouades de police sont dispersées à travers la ville, le convoi de la Sainte-Flanelle est mené par un peloton d’agents anti-émeutes et l’alcool est arraché des mains des spectateurs. On ne prend aucune chance et l’ambiance est bien plus penaude.
Cet événement ne marque pas la fin des manifestations post-finales. Lorsque les Canucks perdent en finale l’année suivante, une émeute plus violente encore surviendra à Vancouver, avec plus de bagarres et de dommages. L’histoire se répète en 2011 et Nofuncouver se mérite depuis la palme des pires émeutes de hockey.