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« Coupe le cake! »

Par
Véronique Grenier
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Oui, on réfère à la toune de IAM.
(En collaboration avec Keith Éthier)

Cela fait que. La session d’hiver est recommencée, depuis une semaine. Les p’tits arrivent dans leur cours de philo avec un air mitigé, sont pas trop certains de ce qu’ils vont y subir. Le frette de la semaine semble les avoir frigorifiés jusque dans le fond de l’être.

Avec un collègue qui traite aussi des questions d’iniquité, de répartition de la richesse et de justice, nous avons décidé de faire « une expérience ». C’toujours fun de faire des expériences. Surtout avec des étudiants. Rien de tel que l’épreuve du réel pour se faire aller le cerveau.

De manière tout à fait random, on leur distribue des cartons. Trois couleurs. Rouge, vert et blanc. À la première sont associés cinq points boni et seulement trois cartons sont remis. À la seconde, deux points et une douzaine est donnée. À la troisième, aucun point et un peu plus d’une dizaine d’étudiants reçoivent ce « rien ». Ceux et celles qui reçoivent des points sont majoritaires. Le nombre de points est impair.

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On leur annonce qu’on se sentait généreux, que le temps des Fêtes nous a donné envie de faire des cadeaux, des gratuités gratuites. Leur face fige. Le rire se fait nerveux. Le wtf emplit les yeux.

Voyons don’ que c’est vrai.

Bin oui, ce l’est.

Tu peux pas faire ça.

Bin oui, je peux.

Ben là.

Yup et un haussement d’épaules.

La discussion ne prend pas tant de temps à lever, à s’étoffer, à gagner en substance. Ce qui cède à la surprise est une [très légitime] indignation. Devant l’arbitraire, l’iniquité. L’inégalité des chances. Il y un élan empathique très fort, une considération pour « les autres » qui semble leur sortir du ventre. Tout intuitivement, sans que rien n’ait encore été théorisé, cette idée de l’injustice, voire ce sentiment. Et pas seulement de ceux et celles qui la subissent. Surtout de ceux et celles qui ont, entre leurs mains, la possibilité de pouvoir corriger la situation en n’acceptant pas ladite injustice, en refusant le privilège qui leur est donné. Au « oui, mais c’est de même dans la société et vous l’acceptez », un « oui, mais ici, on a le pouvoir de faire en sorte que ça soit juste pour tout le monde. »; au « pourquoi vous vous souciez des autres? Vous ne les reverrez sans doute jamais. » un « ça ne change rien, je vivrais bin’que trop mal avec le fait d’avoir eu des points non mérités, d’avoir eu une chance qu’ils n’ont pas eue. ». Parmi ceux et celles qui n’ont pas eu de point, certains semblent se résigner un peu tristement à leur sort, d’autres craignent un égoïsme potentiel de la part des « chanceux ».

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Dans tous les cas, on cherche des solutions, des manières de répartir les points qui soient acceptables pour tous : partager les points, les refuser, en garder en banque pour ceux qui échoueraient la session, en donner à tout le monde, faire des travaux supplémentaires, mesurer les efforts, la participation.

Le mérite. Le mot revient souvent. Seul facteur qui semble légitimer le fait « d’avoir quelque chose ». Obtenir ledit quelque chose sans avoir fait l’effort pour, relève quasiment du non-sens. Du moins, ça semble une abstraction, voire une aberration. L’idée ici n’est pas de questionner la place qui revient au mérite, facteur important, certes, de toute entreprise humaine, mais de soulever le fait que l’ériger en condition unique est problématique. Mais pas étrangère du système dans lequel nous évoluons, de cette société de marché, compétitive, où les inégalités sont, en général, moralement acceptées. L’école est une petite méritocratie, le monde du travail l’est tout autant.

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Il n’y a rien de gratuit. Tout doit être conquis. L’effort et le talent sont valorisés, mais en même temps, on voit que les capacités de chacun sont réparties inégalement. Les « capabilités* » en sont donc automatiquement affectées.

Et ça fait sourire. Pas sourciller d’étonnement puisque il faut vraiment ne pas les côtoyer fréquemment pour les croire aussi nombrilistes que certains se plaisent à les étiqueter. Ça fait sourire parce que justement, tout spontanément, ils ne pensent pas juste à eux. Ils voient « l’autre ». Ils ressentent un malaise. Éthique. Et leur manière de gérer le « kessé dois-je faire? » nous rappelle une importante leçon : la dignité s’enracine dans la sollicitude et la compassion.

Après tout, peut-on s’estimer soi-même sans le regard approbateur et reconnaissant d’autrui? « L’enfer, c’est les autres », nous disait Sartre [même si on n’aime pas tant le citer, lui]. C’est que ces autres nous ramènent pile à ce que nous sommes capables d’accepter, ce avec quoi nous sommes confortables de vivre. L’expérience en classe nous a permis de voir que le « moé » est lié, viscéralement, au « toé », et que c’est pour cela qu’il faut être capable de discuter des enjeux, de les définir, de les problématiser, de les voir, toutes les nuances de gris (tudum tssss).

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Parfois, on a l’impression que les espaces de délibération sont devenus virtuels, plastiques, que les émotions morales sont elles-mêmes devenues distantes, éphémères, le temps d’un clic, d’un like, d’un clip de 30 secondes. On s’indigne devant le clavier, les larmes roulent sué joues, dans le pire des cas. Pis c’est ça. Pourtant. Il faut plus d’engagement que ça parce que lorsque l’arbitraire et l’injuste ne sont pas combattus, les femmes et les hommes souffrent encore plus. L’Histoire est aussi celle de la souffrance humaine.

Nos étudiantes et étudiants, confronté(e)s à une réelle situation injuste, n’ont pas garroché de coffres à crayons ou de cartables, ils ont tenté d’aller au-delà du gain personnel et du préjugé par la voie de la délibération et du compromis. Ils ont souhaité que tous aient accès à leur juste part. Reste à voir quelle forme elle prendra, cette part, comment ils décideront, au final, de le couper le gâteau [wink wink].

* : Concept développé par l’économiste et philosophe Amartya Sen et aussi employé par la philosophe Matha Nussbaum

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Crédit photo : Véronique Grenier [et ses p’tits qui ont décoré ledit gâteau]

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