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Coupe du monde: la victoire cachée du Maroc
Malgré une défaite du Maroc face à la France mercredi après-midi, cet affrontement n’en reste pas moins historique. Vigoureux et pleins d’espoir jusqu’à la toute fin, les Lions de l’Atlas se sont inclinés face aux Bleus, qui passent ainsi en finale contre l’Argentine.
Les membres de l’équipe marocaine – les « Rocky » comme les ont surnommés les médias spécialisés en référence à la série de films de Sylvester Stallone – auront fait rêver toute une diaspora aux quatre coins du monde, qui se réjouissait de voir enfin, après plus de 100 ans d’existence, cette première équipe africaine en Coupe du monde de football.
On a profité de cet affrontement marquant pour mieux comprendre la rivalité France-Maroc avec des Montréalais.
Avec les Bleus sur le Plateau
Je le concède, c’était bête de ma part de croire que je trouverais un endroit où m’asseoir pour regarder le match dans l’un des nombreux bars à forte fréquentation française du Plateau.
Dans les rues, des jeunes qui devraient clairement être à l’école se promènent en scandant des hymnes de supporteur et en brandissant des drapeaux français. Je me fraye un chemin vers l’entrée du Bar’ouf à travers une marée de fumeurs aux yeux fixés sur les écrans à l’intérieur, à travers la fenêtre.
« Même pas la peine d’y penser », me fait comprendre le videur avec un signe de la main. En effet, il serait quasi-impossible de trouver un endroit où se poser à l’intérieur.
Dépité, je tente ma chance dans deux autres bars, tout aussi pleins. Au moment où je parviens finalement à trouver une place debout au bar du Clébard où regarder l’affrontement, un premier but est marqué par la France. Le bar entier rugit alors que Hernandez réussit in extremis une superbe demi-volée.
J’ai beau être à Montréal, l’énergie me rappelle celle des bistrots de campagne en France que je fréquentais en 2018, lors de la dernière Coupe du monde. Carlsberg et pastis, des « putain » lâchés à chaque jeu, je suis ici dans un satellite de la France. Je pourrais même croire que je suis dans l’Hexagone, si ce n’était de tous ces Canada Goose.
Est-ce que le levier du sport sera réellement un levier économique, sociopolitique, dans les pays du Maghreb, et les pays arabes en général?
Les supporters du Maroc sont ici une minorité. Yacine, un Algérien d’origine française, est le seul de sa table à croire en une possible victoire marocaine. « Normalement, je prends pour la France, mais c’est la premi ère fois qu’un pays du Maghreb, un pays africain, réussit à se rendre aussi loin, souligne-t-il. Il y a de quoi être fier, c’est un exploit! »
Quand je lui demande si cet affrontement a une signification particulière pour lui, s’il y voit une sorte de revanche historique, Yacine et tous ses amis secouent la tête. Non, selon eux, il faut faire la part des choses, et un jeu ne doit pas être un champ de bataille politique. Plusieurs joueurs marocains évoluent dans des équipes françaises ou ont grandi en France, me rappellent mes nouveaux amis. Ce qui doit être célébré, c’est avant tout le fait que cette équipe de qui on n’attendait presque rien ait réussi, à travers force et talent, à se rendre aussi loin.
« C’est une victoire en soi », estime Yacine.
Une ville sur « pause »
Alors que le match approche les quarante minutes, je décide de me rendre dans le Petit Maghreb pour regarder le reste du match avec des supporters marocains. Si on avait des doutes sur le pouvoir rassembleur du football, l’après-midi d’hier en était un exemple flagrant. Impossible de trouver une course qui me permette de me rendre sur Jean-Talon ou sur la 1re Avenue à temps. Plus tard en soirée, un chauffeur Uber m’explique que, évidemment, la plupart des chauffeurs étaient assis dans divers bars et cafés pour regarder le match.
Je me résous donc à rester dans ce bar où, profondément jetlaggé, j’avais regardé la France gagner la Coupe il y a quatre ans. À l’époque, les Bleus affrontaient la Croatie, un autre pays pour qui le parcours vers la Coupe était historique. Toutefois, on ne parlait pas de leur affrontement comme étant aussi important que celui-ci.
Qu’est-ce qui rendait le match France-Maroc de mercredi si important? Certains y voyaient réellement un affrontement aux implications sociohistoriques. Nombreux furent les mèmes qui faisaient des rapprochements entre ce parcours de l’équipe marocaine et la conquête islamique de la péninsule ibérique, en 711.
Mais, comme Yacine et ses amis qui ont bien voulu participer à mon exercice de philosophie de coin d’bar, le professeur Jamal-Eddine Tadlaoui m’explique que tenter de faire de cet affrontement un enjeu politique serait réducteur pour l’équipe nationale du Maroc. Professionnel en sociologie et en médiation culturelle, il est originaire du Maroc et a obtenu son doctorat de la prestigieuse Université de la Sorbonne, à Paris. Il est donc bien placé pour comprendre les enjeux de ce match.
En premier lieu, le professeur me rappelle qu’au contraire de l’Algérie, le Maroc n’a pas été colonisé par les Français, mais mis sous protectorat français, ce qui lui permettait de garder une certaine forme de souveraineté dans un contexte d’occupation coloniale du Maghreb.
« L’intérêt devrait se concentrer sur les exploits de ces 22 joueurs qui sont soudés, et qui y ont cru, estime-t-il. C’est une reconnaissance pour le pays et pour le sport. L’esprit qui règne dans cette équipe est un esprit de solidarité, de collectivité, qui dit au monde qu’ils sont aussi capables que les Européens ou les Américains de réaliser des exploits. Le pays entier a exprimé sa joie, son vœu d’être davantage reconnu dans le monde à travers le ballon rond. C’est une vitrine qui nous ouvre vers le monde. »
Ce qui doit être célébré, c’est avant tout le fait que cette équipe de qui on n’attendait presque rien ait réussi, à travers force et talent, à se rendre aussi loin.
Le professeur insiste aussi sur le fait que le lieu où se tient la Coupe du monde n’est pas anodin : le Qatar est le premier pays arabe à accueillir l’événement. C’est une plateforme énorme pour le pays et pour le monde arabe en général, alors que des touristes du monde entier ont pu vivre le Qatar et découvrir sa culture, ses nouveaux vestiges modernes, son infrastructure. Ça aura pour effet de solidifier la place du monde arabe sur la scène internationale, selon le professeur, alors que peu d’étrangers connaissent la région et sa culture.
« On peut faire les rapprochements que l’on veut, mais pourquoi?, interroge Jamal-Eddine Tadlaoui. Pourquoi parler des anciens colons, c’est un glissement facile… Est-ce que le levier du sport sera réellement un levier économique, sociopolitique, dans les pays du Maghreb, et les pays arabes en général? Sur le plan sociologique, je n’avais jamais vu des familles entières non seulement regarder le match ensemble, mais sortir pour aller regarder le match en public. Cette équipe soude les Marocains entre eux. »
Il est vrai que les Lions de l’Atlas ont réussi à rallier derrière eux tout un continent, toute une génération, qui y a cru le temps de quelques matchs. Mais finalement, après un match plein de rebondissements, un deuxième but de la France, celui de Kolo Muani, scelle la victoire. Après une minute intense de célébration, le bar se vide et les supporters français se dispersent à travers le Plateau.
Au moment où j’arrive enfin dans le Petit-Maghreb, la défaite a rapidement mis fin aux célébrations. D’une cinquantaine de personnes après le match sur la rue Jean-Talon aux alentours de la 20e avenue, il en reste moins d’une vingtaine. Le quartier ne sera pas mis à feu et à sang, il n’y aura en fait aucun débordement, malgré l’important effectif policier prévu par le Service de police de la Ville de Montréal, avec des minibus remplis d’agent.e.s.
Dimanche, la France affrontera l’Argentine, dans un match qui sera écouté et suivi en direct par des millions de personnes à travers le monde. L’équipe marocaine, elle, rentre chez elle sans la Coupe, mais avec un autre cadeau : celui d’avoir fait rêver une nation, et l’espoir que la prochaine sera la bonne.