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Corps de ballet

Un danseur et une danseuse qui brisent le moule.

Par
Nadia Essadiqi a.k.a. La Bronze
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Ce reportage est tiré du magazine URBANIA spécial gros, paru à l’hiver 2011. Celui où on avait réussi à convaincre Antoine Bertrand de poser en PFK Kid pour la couverture.

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Pascal Desparois et Émilie Poirier, chorégraphes et interprètes du spectacle Les Gros, auraient pu vouloir devenir sumos, mangeurs de hot-dogs professionnels ou Américains.

Mais non. Depuis leur tendre enfance, c’est à travers la danse, un domaine où la silhouette idéale correspond plutôt à celle de Gandhi au 21e jour de sa grève de la faim, qu’ils s’épanouissent.

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Studio Tangente, rue Cherrier, mercredi après-midi. Émilie et Pascal répètent en compagnie de toute leur équipe d’interprètes. Sur scène, le duo de choréographes se déshabille avant de revêtir un tutu et des pointes. Juste un tutu et des pointes.

Phallus et mamelles pendouillants, ils dansent dans une gestuelle gracieuse et contrôlée, rappelant celle du ballet classique.

Tout est si harmonieux. Subitement, Émilie et Pascal se lancent vers un plat de pâtisseries. Tel Gandhi au premier jour du retour de sa grève de la faim, les deux danseurs mangent goûlument des éclairs au chocolat. Ils s’étendent de la crème sur la langue et le contour des lèvres. Leur goinfrerie dégénère en une violente orgie boulimique, où ils se donnent des coups hystériques de gâteau en plein visage. L’expression « tronche de cake » prend enfin tout son sens. Entre deux portés et un halètement, leurs bourrelets s’agitent, leurs aines se pétrissent et leur mou de bras étouffe leur aisselle. Et c’est beau.

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À l’aube du saut de biche

C’est sur la pelouse, devant sa maison de Laval, que Pascal crée ses premières chorégraphies, qu’il interprète avec ses voisines au son de son Boombox, crachant une musique de George Michael ou de Samantha Fox. À 6 ans, il enfile un habit de lapin pour son premier rôle dans un spectacle de danse. Le père accepte le hobby de son fils, à condition qu’il s’inscrive aussi à un sport qui développera sa testostérone, le soccer. À la première pratique, tous les bambins se mettent à courir, sauf un: Pascal, qui se tient en deuxième position de ballet. Après un long moment stoïque, il vomit ses toasts beurre d’arachide-confiture. Papa abdique. Les pointes remplaceront définitivement les crampons. C’est dans les ensembles chorégraphiques (des danseurs qui manipulent et lancent des drapeaux, des sabres et des carabines dans les airs dans un gymnase avec des décors) que Pascal développera plus tard sa technique corporelle.

À la même époque, Émilie fait ses premiers jetés parmi les caquètements et le foin, dans le grenier de la ferme familiale. L’envie d’étudier plus sérieusement la danse lui vient lorsqu’elle entre dans la troupe de son cégep.

Même réflexion du côté de Pascal, devenu graphiste et blasé par son métier: « De la marde, je me pitche. »

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En 2004, ils décident tous deux de se consacrer viande et âme à leur passion en s’inscrivant en danse à l’université.

À l’UQAM, lorsqu’ils se rencontrent pour la première fois, Pascal trouve Émilie un peu trop exubérante (faut dire qu’elle est déjà sortie sous la pluie pour faire des châteaux de Tupperware, s’est réveillée en pleine nuit pour aller jouer de la flûte à bec dans un parc en buvant du jus de tomate et a discuté avec un ami durant plusieurs jours en ne s’exprimant qu’avec des prouts de bouche — pour le fun…).

La première impression s’estompe rapidement lors d’un exercice scolaire. Leurs énergies fusionnent et la synergie se crée.

Sur les barres d’école

Pas du gâteau, la vie de danseur, quand ton corps s’éloigne de celui de Barbie anorexo-j’ai-les-cuisses-de-la-circonférence-de-ton-auriculaire. À l’école, le jugement des autres est palpable. « L’année avant qu’on entre à l’université, un prof avait demandé à des étudiantes de taille normale de maigrir, raconte Émilie. Quand j’étais dans sa classe, l’année suivante, j’avoue que j’avais peur de ce qu’il allait penser de moi. C’était beaucoup de pression à supporter. » Malgré tout, certains professeurs sont contents de la voir entrer à l’école.

Enfin une élève qui va démocratiser la danse, la sortir de son socle rigide et standardisé.

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Tandis que celle-ci assume pleinement ses rondeurs, Pascal, voulant cadrer dans le mini-moule, se met à se nourrir exclusivement de smoothies. Pendant ses deux premières années d’école, il passe à travers huit robots culinaires et éjecte plusieurs milliers de litres d’urine. « À ce moment-là, j’étais dans une quête de transformation du corps. Mon poids a toujours été en dents de scie. Il a toujours varié entre 140 et 225 livres. » À l’époque, il réussit à perdre du poids, mais en reprend rapidement.

« Le corps est idéalisé dans la danse. Sur scène, on voudrait voir des danseurs sculptés par Rodin, souligne Émilie. Même si la danse du 21e siècle est sortie du cadre du ballet classique, l’image de minceur et de légèreté persiste. Quand on dit aux gens qu’on a fait un bac en danse, ils nous regardent toujours bizarrement. »

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Pascal, lui, est moins victime de cette exclusion 1) parce qu’il excelle techniquement et 2) parce qu’il y a moins de garçons dans ce domaine. Émilie renchérit: « Moi, après un spectacle, on me dit toujours : “Tu étais vraiment bonne, j’aurais jamais pensé ça !” Comme si on ne pouvait pas considérer que je sois compétente à cause de mon poids. » Celle-ci poursuit en racontant qu’elle a déjà entendu un « Hey, la grassette, ‘a se débrouille ben! » et un « Comment tu vas faire pour la camoufler ? » de la part d’un créateur à un chorégraphe.

La tache, l’abcès ou le danseur bien en chair : même combat.

Le gros show

Au cours d’un party — où l’alcool occupe dans les veines de Pascal un pourcentage équivalent à celui des citoyens montréalais qui n’ont pas voté aux dernières élections municipales —, celui-ci s’enflamme. Émilie déchiffre dans la prononciation éthylique de son ami : « Pour que quelque chose marche en art, ça doit être honnête et venir du cœur. Ce serait malade de faire un show qui parle de la façon dont notre corps est vu dans notre métier. Un show qui raconte qu’on a autant le droit de danser que les plus minces. »

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Le lendemain, enthousiaste, Émilie convainc Pascal (pour qui cette proposition n’était plus qu’un vaporeux souvenir) de mettre les bouchées doubles et de monter la pièce, pour enfin prouver que, eux aussi, ils dansent. Et pas juste sur le dancefloor d’un karaoké d’Hochelaga pendant qu’un habitué chante Moi j’mange.

De fil en aiguille, les créateurs unissent leurs forces pour créer Les Gros, un spectacle qui parle du chemin plein d’embûches, de cupcakes et de Si j’te pousse, tu roules-tu?, vers l’acceptation de leurs corps.

« Dans la première scène, on assiste à la naissance de deux gros qui ne réalisent même pas qu’ils sont gros, parce qu’ils n’ont pas encore été confrontés à l’image d’un autre humain », explique Pascal.

Nus, Émilie et lui découvrent leurs corps, dans un jeu de chatouillis et de mutuels pets sur le ventre.

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Les deux rondelets se mélangent ensuite à quatre autres danseurs, cette fois filiformes. À côté d’eux, les gros paraissent encore plus gros. « On a choisi des danseurs minces pour illustrer le regard que les autres posent sur nous, relate Émilie. Dans le show, les maigres se moquent de Pascal et moi. Après, pour qu’ils comprennent comment on se sent, on les force à devenir gros et à enfiler des tubes orange, vert et jaune fluo autour de leur corps. »

Dernier tableau: l’acceptation. Dans une chorégraphie vive et souple, les gros portent les maigres et vice-versa. Enfin, les danseurs paraissent tous égaux. Puis, seuls et sereins, vêtus de chandails et de bobettes noires, Émilie et Pascal dansent librement. Et comme le gras de bacon qui fond dans la poêle, leur masse adipeuse se dissout complètement ; leur opulence n’a plus aucune importance.

Les gros ne sont plus des gros.

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Devant la fluidité de leurs élans, on ne perçoit plus que l’ardent plaisir de danser, l’éclat de leur âme d’artiste et la beauté du corps humain. « Quand on fait la finale, j’ai toujours le goût de pleurer, confesse Émilie. Lorsqu’on se déshabille devant le public, j’ai l’impression qu’on leur dit “Oui, notre corps prend plus d’espace, mais il est beau quand même. Et on va vous le montrer.” »