« Eille, veux-tu des bonnes oranges? Enweille, sont bonnes », lance en riant un maraîcher du Marché Jean-Talon à son client, visiblement un régulier, en lui remplissant les mains d’agrumes. C’est un cadeau.
Des oranges des États-Unis, sans doute. A-t-il peur de rester pris avec?
Même chose pour ce stand, un peu plus loin, où s’empilent des clémentines, des citrons et des poires.
Lundi dernier, tandis que Donald Trump retardait l’imposition de tarifs douaniers sur les produits canadiens, un autre phénomène avait déjà pris cours : la mobilisation des Canadiens autour d’un boycott des produits américains. Dans les petites épiceries et les marchés, les clients boudent le « Made in USA » et les commerçants en paient déjà le prix. L’inquiétude règne.
« CHAT ÉCHAUDÉ CRAINT L’EAU FROIDE »
Le lendemain de l’annonce du sursis d’un mois sur les tarifs, j’arrive dans un Marché Jean-Talon presque désert. Il n’est pas encore huit heures. Je marche dans les allées colorées et vides, observant les vendeurs qui ouvrent leur kiosque pour la journée.
Derrière son comptoir, Nicolas Villeneuve commence sa journée en écoutant les nouvelles à la radio. Ça brasse, ce matin.
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Propriétaire du Domaine Villeneuve, à Saint-Joseph-du-Lac dans les Laurentides, Nicolas cultive des melons d’eau et des pommes. Il peut vendre ces dernières à l’année.
« Mais juste des pommes, ça ne fait pas vivre mon commerce, affirme-t-il. J’ai d’autres produits pour être en mesure de faire une journée rentable. » Des produits dont la provenance varie selon la saison et les arrivages.
Face à la menace des tarifs de Trump, Nicolas se dit « inquiet » pour son entreprise, et ce, malgré le sursis d’un mois.
« Là, il y a beaucoup de gens qui me demandent d’où viennent mes poires. Quand je leur dis qu’elles viennent de Washington, ben… ils n’en veulent pas », raconte-t-il, observant déjà un ralentissement de l’intérêt pour les produits américains.
« Même sur les produits d’ailleurs, on remarque déjà un gonflement des prix à l’achat. Avant, on pouvait acheter la fraise du Mexique à 10 $ le master [un format], qui contient 8 casseaux. Cette semaine, tout d’un coup, le prix des masters est monté à 28 $ », explique-t-il. Une question d’offre et de demande, selon lui.
Et pour ce qui est du prochain mois? « Chat échaudé craint l’eau froide », philosophe Nicolas. « Je ne suis pas sûr que le consommateur va vouloir acheter américain, même si les tarifs sont reportés. Les gens vont continuer de boycotter, j’ai l’impression. »
Face à la menace d’un boycott se faisant de plus en plus réelle, Nicolas devra changer son fusil d’épaule. « Ce qui va arriver, c’est que je vais éliminer mes produits, et je vais élargir mon offre de pommes du Québec. Je risque de mieux m’en tirer qu’avec la revente de produits étrangers. »
AU PIRE, DE L’INQUIÉTUDE, AU MIEUX, DE NOUVEAUX PRODUITS À DÉCOUVRIR
Un peu plus loin, la poissonnerie Shamrock est en train d’ouvrir la shop. Le poissonnier asperge les palourdes de glace sur son étal – des palourdes américaines – tout en jurant contre Trump et les milliardaires.
Luciano Recine, copropriétaire, entre dans le commerce. Alors que la guerre économique en suspens le plonge dans l’incertitude, il reste optimiste.
« On est au Marché Jean-Talon, alors c’est sûr que notre but, c’est d’avoir le plus de produits locaux possible. C’est la raison pour laquelle les gens viennent ici », dit-il.
Une partie de ses produits vient tout de même des États-Unis, comme le vivaneau et la lotte de mer. Luciano songe déjà à les remplacer par « d’autres poissons similaires au goût ». Une occasion, selon lui, de faire découvrir de nouveaux produits à sa clientèle.
DES TABLETTES QUI NE SE VIDENT PAS
À une distance de marche, dans la Petite-Italie, je pousse la porte de la Fruiterie Natura, où une entraînante musique rap en arabe jaillit des speakers.
Dans ce petit commerce familial, le boycott des produits américains se fait déjà bien sentir. « Les gens commencent à demander quels sont les produits américains », m’explique Bessem Lazrak, le gérant.
« Le stock, d’habitude, ça baisse. Là, regarde en haut », dit-il en pointant du doigt des tablettes remplies de sacs de céréales.
Il en prend un et me le tend. « Product of USA, tu vois? », lit-il à voix haute sur l’emballage.
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Devant ses étagères qui restent pleines, la fruiterie devra revoir son approvisionnement, même si les tarifs ne sont pas encore en place, assure le gérant. « On n’a pas le choix. »
« Il nous reste [des fruits et légumes américains] en stock, mais après, on va voir. Le Mexique, l’Europe, le nord de l’Afrique… », énumère-t-il.
Avant de quitter, Bessem me confie, sourire en coin, que la mobilisation des Canadiens autour du boycott lui plaît bien. Il ne l’aime vraiment pas, Donald Trump.
PENDANT CE TEMPS, DANS LES GRANDES CHAÎNES AMÉRICAINES
Alors que les petits commerces essuient déjà les répercussions du boycott, les grandes chaînes américaines, elles, en ressentent-elles les contrecoups? Pas le choix d’aller voir.
J’entre dans un McDonald’s, symbole ultime des USA. Ici, ça grouille de monde, et le buzzer des commandes pour emporter ne cesse de se faire entendre. Rien ne semble avoir changé.
La caissière me dit que son McDo compte ériger des pancartes dans la vitrine du restaurant pour vanter la provenance canadienne de plusieurs de ses aliments, histoire de rassurer les clients.
Je passe ensuite par un café Starbucks situé dans une tour à bureaux du centre-ville. Je demande au barista s’il a constaté un changement quelconque au cours des derniers jours.
« Absolument pas », s’esclaffe-t-il, en précisant que sa clientèle est « très corporate ».
« Anyways, les gens n’ont pas vraiment le choix de venir ici. Parce que Second Cup, it’s just not it », ricane-t-il.
J’achève ma petite tournée en me disant que de se donner bonne conscience, dans un contexte pareil, ce n’est pas si simple, finalement. Boycotter les produits d’un autre pays sans impacter les petits commerces locaux semble impossible.
Comme quoi, on ne fait pas d’omelette sans casser d’œufs.