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Comment YouTube a fait de moi une meilleure personne
Lâenfance est un monde de lubies. Des obsessions quâon a du mal Ă sâexpliquer une fois passĂ© Ă lâĂąge adulte. Moi, par exemple, câĂ©tait Nietzsche.
Jâai commencĂ© Ă lire Ainsi parlait Zarathoustra Ă dix ans, en pensant que câĂ©tait un livre pour enfant. Il y avait un serpent, un aigle, un chameau, tout un bestiaire qui rappelait un peu les aventures de Babar lâĂ©lĂ©phant. On ne va pas se mentir, je nâai pas Ă©tĂ© au bout, mais une idĂ©e a quand mĂȘme fait son chemin dans mon esprit dâenfant hyperactif : lâĂŒbermensch. Cette personne plus forte, plus grande, plus puissante, toujours en quĂȘte dâamĂ©lioration.
Oui, mais voilĂ , lâadolescence est passĂ©e par lĂ , et lâamĂ©lioration personnelle, jâai un peu laissĂ© ça de cĂŽtĂ©. Il y avait les filles et la biĂšre bon marchĂ©, trop de distractions pour ĂȘtre un homme meilleur. Quel rapport avec YouTube ? Jây viens.
Compenser le manque de moyens par lâimagination
Entretemps, Internet est arrivĂ©. LâidĂ©e de lâamĂ©lioration personnelle, le WWW lâa portĂ©e en lui dĂšs ses balbutiements. Pour qui savait sâen servir, les forums et les blogues Ă©taient de formidables espaces de stimulation intellectuelle. Ils permettaient de se partager les lignes de codes, les textes sulfureux et les crĂ©ations vaguement artistiques. Il y avait aussi beaucoup de dĂ©chets, mais ça avait le mĂ©rite dâexister.
Avec le temps, les espaces de partage sont devenus de plus en plus puissants. Pour la vidĂ©o, on est passĂ© du flash au streaming. Et YouTube est nĂ©e en 2005. Câest lĂ que je reviens Ă Nietzsche.
Quand on jette un coup dâĆil aux vidĂ©os publiĂ©es dans les premiers mois de la plateforme (Me at the zoo), on se dit que ses trois crĂ©ateurs ne devaient pas avoir la moindre idĂ©e du potentiel que portait en lui leur bĂ©bĂ©. Puis, sans crier gare, la plateforme a semblĂ© comprendre lâampleur de son potentiel. Câest devenu beau, propre, de plus en plus professionnel. Les youtubeurs se stimulaient les uns les autres pour rendre un contenu de qualitĂ©. On compensait le manque de moyen par lâimagination. Je me souviens par exemple de cet ado qui sâĂ©tait dĂ©doublĂ© pour chanter avec lui-mĂȘme sur un air de ukulĂ©lĂ© (Duet with myself, de Charlieissocoollike).
Ensemble, par écrans interposés, on pouvait faire les uns des autres des surhommes, en faisant marcher la concurrence et nos neurones.
Mieux se comprendre
Les premiĂšres choses que YouTube mâa apprises, câest lâhumilitĂ© et lâĂ©volution par le partage. LâhumilitĂ© face aux talents de rĂ©alisateurs amateurs qui, avec un matĂ©riel rudimentaire et un peu de panache, pouvaient rendre des copies de plus en plus proches de la perfection, au point dâen faire un mĂ©tier (car YouTube, Ă lâinverse de son concurrent Dailymotion, a commencĂ© Ă rĂ©munĂ©rer ses utilisateurs). Le manque de moyens nâĂ©tait plus une excuse.
En normalisant le format vidĂ©o, YouTube aura Ă©tĂ© lâun des premiers rĂ©seaux Ă encourager directement la crĂ©ativitĂ© de lâutilisateur, influençant dans ce sens les Instagram, Vine, Tik Tok, Pinterest et autres Twitch.
Mais au-delĂ de la vidĂ©o, YouTube a permis de « sâapprendre » des choses. Plus besoin de passer par lâĂ©cole, plus besoin de se ruiner en cours de guitare, dâĂ©lectronique, de poterie, de krav maga. Tout Ă©tait lĂ , Ă disposition. Encore fallait-il savoir le prendre.
Câest ainsi que jâai appris Ă nouer ma cravate, faire pousser un avocat, changer la roue de mon vĂ©lo, dĂ©cocher un uppercut sans me faire saigner moi-mĂȘme du nez. Jâai mĂȘme approfondi des concepts, comme le fonctionnement de la terreur. Et, dans un sens, je me suis un peu mieux compris moi-mĂȘme.
Jâai pu, il y a trois ans, me faire une idĂ©e de la personne que jâĂ©tais devenu. Fin 2016, mon MacBook a soudainement refusĂ© de sâallumer. Vous saviez, vous, que les MacBook de 2012 avaient un dĂ©faut de fabrication dĂ» au cĂąble qui relie la carte-mĂšre au disque dur ? Saviez-vous que vous pouviez remplacer ce cĂąble avec un tournevis et une pincette ? Maintenant oui. Et si vous lâavez appris ici, moi je lâai appris sur YouTube.
Le manant et le gentilhomme
Nuançons un peu. YouTube ne rĂšgle pas tout, surtout pas pour les premiers concernĂ©s, a.k.a les Youtubeurs. Les rĂ©cents adieux de Laina Morris, Ă©puisĂ©e et en larmes, lâont prouvĂ©. Tout comme ceux de lâado au ukulĂ©lĂ©, qui a tirĂ© sa rĂ©vĂ©rence fin 2017⊠en rimes.
Et pour ĂȘtre honnĂȘte, je pense que lâĂ©tat de grĂące du site est terminĂ©. Entre YouTube et ses utilisateurs, câest comme un couple qui se connaĂźt trop bien et a fini de se surprendre. Aujourdâhui les diverses facettes de la plateforme se sont divisĂ©es en formats diffĂ©rents : la musique vers Spotify, les talk-shows vers le podcast, les jeux vidĂ©o vers Twitch. Mais YouTube aura tracĂ© le chemin. Ou du moins, un chemin.
Des choses banales dans le fond, des choses qui nâapportent rien aux questions du rĂ©chauffement climatique et de la catastrophe des Rohingya, mais qui font de moi un individu un peu plus complet. Une personne qui demande moins lâaide dâun intermĂ©diaire ou dâune corporation. Et ça, câest important, car comme lâĂ©crit Isabel Allende dans La maison des esprits : « Câest dans les petits dĂ©tails quâon reconnaĂźt la diffĂ©rence entre un manant et un gentilhomme ».