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Comment une artiste punk m’a fait comprendre que j’étais trans
Quelque part au printemps 2012, Laura Jane Grace du groupe punk américain établi Against Me a donné une entrevue au magazine Rolling Stone. Cette entrevue a changé sa vie. Elle s’en doutait : c’est avec ce texte que le grand public apprendra qu’elle est transgenre. Qu’elle est une femme ! Que son nom, maintenant, c’est Laura Jane Grace.
Ce qui n’était pas prévu, c’est que cet article ait un quelconque impact sur ma vie. Sept ans plus tard, c’est évident qu’il s’agissait là du point de départ de ma propre transition.
Jeune punk trouble
J’ai découvert Against Me en secondaire 3. À l’époque, j’avais de la difficulté à me faire des amis à l’école et je passais mes temps libres chez moi à regarder MusiquePlus et à oublier mes devoirs. J’écoutais du « vrai » punk et je me plaisais à dénigrer les Fall Out Boy et Avril Lavigne de ce monde. J’ai déjà eu la chanson Hot de cette dernière sur mon lecteur mp3 pendant peut-être une semaine, mais j’avais peur que quelqu’un le sache, alors je l’ai effacée.
Au secondaire, personne n’a vraiment de personnalité parce qu’on ne se connait pas vraiment. Pour afficher ses couleurs, on dessine des marques de souliers sur son étui à crayons. On colle des images de nos célébrités préférées dans nos agendas.
À cette époque, je voulais être le « gars » punk qui écoute du Billy Talent et du Rise Against. Donc Avril Lavigne, c’était non. Évidemment, avec du recul, c’est ultra niaiseux comme façon de penser. Mais à 13 ans, un an plus jeune que tout le monde dans ma classe, alors que je mesurais à peine cinq pieds et que j’avais de violents problèmes de dictions, je m’accrochais à ce que je pouvais.
Un vrai de vrai gars
Et dans ce contexte, Against Me était exactement ce dont j’avais besoin. Un groupe de punk aux refrains accrocheurs qui n’avait pas peur de beurrer épais côté politique. Un groupe avec un chanteur à la voix carrée et rocailleuse, qui mordait dans chaque mot. Pile le genre de modèle à suivre alors que j’essayais d’être un gars masculin. Ça aide que la pièce Thrash Unreal soit encore si bonne, douze ans plus tard.
À ce moment-là, l’idée d’être transgenre m’était presque extraterrestre. Les personnes transgenres que je voyais dans les médias, c’étaient soit des blagues cheap dans des films, des gars brisés avec une perruque qui vendaient leur corps, des curiosités dans des documentaires de fin de soirée ou des fétiches marginaux. Ce n’étaient pas des humains « normaux », avec un parcours, des qualités et des défauts.
Une vraie de vraie femme
Cette idée-là était encore ancrée dans ma tête quand j’ai commencé mon Cégep à Jonquière. J’avais alors 16 ans et j’habitais en résidences, où je ne connaissais qu’une seule personne qui était autrefois à mon école secondaire. C’était donc l’occasion parfaite de me redéfinir. Je ressentais de moins en moins le besoin de montrer une version masculine de ma personnalité. J’ai découvert Florence + The Machine et Marina and the Diamonds la même année, et leur musique m’a fait un bien incroyable. Marina en particulier présentait une théâtralité et une féminité franchement assumée, et j’écoutais en boucle le clip de Oh No. Au même moment, on m’a demandé de me déguiser en princesse pour mes initiations et j’ai eu beaucoup trop d’enthousiasme pour la chose. Au fil des ans, les indices s’accumulaient, mais j’étais incapable de relier les points.
Jusqu’à ce jour fatidique de mai 2012 où je suis tombée sur cet article du Rolling Stone et que tout a basculé.
L’article n’était pas parfait. L’auteur passait entre autres les trois premiers quarts de l’article à utiliser des pronoms masculins et l’ancien nom de Laura. Mais à force de le lire (et le relire, encore et encore), je me reconnaissais dans le témoignage de la chanteuse. Je m’étais posé plusieurs questions similaires dans ma jeunesse. Peut-être que c’est ce qui expliquait tout mon malaise? Pourquoi passais-je des heures à regarder mon corps dans le miroir et à ne pas le comprendre?
Surtout, c’était la première fois que je voyais cela : une personne qui vit sa transition devant mes yeux. Et pas n’importe qui. On parle ici d’une vedette, d’une célébrité. C’est vrai que l’être humain moyen n’a peut-être jamais entendu parler d’Against Me. Mais il s’agit d’un groupe qui me côtoyait, et me côtoie toujours, depuis des ann ées. Pour moi, ça avait beaucoup plus de poids qu’une ex-championne olympique qui gravite autour des Kardashian.
Il y a ce scénario qui émerge souvent, où des personnes trans racontent avoir toujours su quelle était leur identité de genre. De mon côté, j’ai toujours été mal à l’aise dans la masculinité, mais je ne comprenais pas que d’autres options existaient. Je commençais donc à réaliser des choses, oui, mais le chemin vers la transition était franchement long. Il y a d’abord eu une période d’au moins un an et demi de réflexion, de remise en question, d’apprentissage. J’ai réalisé que je m’identifiais de plus en plus aux personnages féminins et aux chansons chantées par des femmes. J’ai découvert la chanteuse Charli XCX et je souhaitais avoir l’audace de voler un jour son look futur-goth. Oui, Laura Jane Grace m’avait fait réaliser que je suis trans. Mais toutes ces autres artistes me faisaient réaliser que j’étais bel et bien une femme.
Against Me: le pèlerinage
En 2014, mon idée était assez claire, mais je ne savais pas du tout quoi en faire. C’est à ce moment-là qu’Against Me a fait paraître Transgender Dysphoria Blues, que j’ai dévoré sans retenue. À l’automne, pendant un an d’exil en Écosse, j’ai eu la chance de voir le groupe en spectacle pour la première fois. De voir Laura Jane Grace et ses longs cheveux crier les paroles de tous ses succès. Je ne me suis pas coupé les cheveux depuis, d’ailleurs.
La foule était généreuse, surtout lorsque Laura chantait des pièces du dernier album. Ça, ou celles plus vieilles où elle cachait des références à sa transition. Car oui, elle a déjà chanté ouvertement sur The Ocean, en 2007, qu’avoir eu le choix, elle aurait été une femme et que sa mère l’aurait appelée « Laura ». Mais la foule chantait aussi à l’unisson sur les pièces qui n’ont rien à voir avec sa transition. De voir ce public qui appuyait le groupe contre vents et marrées, ça me touchait et me donnait espoir.
Après le spectacle, je me suis avancée à la table de marchandise avec mes quelques livres sterling. Pour un prix ridiculement bas, on m’offrait à la fois une affiche et un t-shirt. J’ai hésité un peu, je ne savais pas si j’étais game ou pas, mais j’ai foncé. De tous les choix de chandails, j’ai choisi celui où il est écrit, en grosses lettres, les mots « True Trans ».
Trois ans et demi plus tard, quand j’étais enfin prête à faire mon propre coming out public, je n’avais pas accès à un grand magazine pour propager l’information. Je me suis plutôt tournée vers Facebook et Instagram. Le but était de changer ma photo de profil, mon nom et mon sexe en même temps, à minuit, le jour de mes 24 ans. J’avais alors demandé à une de mes bonnes amies de me prendre en photo et de m’aider à me maquiller. Ça faisait déjà plusieurs années que je me maquillais, d’abord en privé, puis en public. Mais là, je voulais que tout soit parfait. Ça faisait des mois que je planifiais ce moment. Et comme de fait, sur la photo, je porte fièrement mon t-shirt d’Against Me : je n’aurais pas voulu mettre autre chose.
Une question de représentativité
Cet article-là n’aura pas le même impact que celui qui m’a déconstruite en 2012. Mais ce n’est pas vraiment le but. S’il faut retirer une quelconque leçon de mon expérience, c’est que je souhaite faire comprendre l’importance de la représentativité. Être trans, c’est fuckall sur un moyen temps, par bouts. Surtout avec si peu de guides. Quand j’ai commencé à réfléchir à ma transition, Laura Jane Grace était la seule personne qui pouvait me servir de modèle.
Aujourd’hui, on en voit un peu plus, si on fouille. Il y a un an, la productrice britannique trans SOPHIE faisait paraître Oil of Every Pearl’s Un-Insides. En plus de me donner des frissons d’euphorie de genre à chaque écoute, l’album s’est mérité une nomination aux Grammy Awards. Puis cette année, c’était au tour de Girlpool de faire paraître un nouvel album. Comme pour Laura et Against Me!, le groupe avait fait paraître quelques projets avant que Cleo Tucker, l’un des deux membres principaux du groupe, commence sa transition. Sa voix nouvellement grave complète drôlement bien celle de sa meilleure amie Harmonie Tividad, d’ailleurs. J’ai pu le ressentir tant sur What Chaos Is Imaginary qu’en concert à Montréal en avril dernier. Mon collègue Guillaume Mansour en a même déniché cinq autres pour une chronique parue plus tôt cette année.
Et c’est en ayant le plus de modèles possible que le concept même d’une personne trans deviendra moins excentrique et mieux compris. Que les gens n’auront plus peur. Que le public sera plus éduqué sur le sujet et moins pris de court lorsqu’un proche se révélera sous son vrai jour. Je rêve peut-être, mais c’est aussi comme ça que les politiciens seront moins ignorants et plus en mesure de protéger — ou du moins d’arrêter de discriminer — les personnes trans. Ou que les citoyens seront plus enclins à voter pour des élus sensibles aux réalités LGBTQ2IAP+.
Mais pour se rendre jusque-là, il faut un point de départ. Pour moi, c’était Laura Jane Grace.