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Que faisiez-vous le 8 novembre 2016, à 22h? Je me souviens exactement où j’étais: dans le salon d’un ami aussi junkie de politique américaine que moi, avec une gang réunie pour célébrer l’élection de la première femme présidente des États-Unis. L’ambiance était fébrile, mais je n’imaginais pas que l’histoire nous attendait au détour. Notre hôte, lui, m’avait fait part de son pressentiment: Trump pourrait passer.
Quatre ans plus tard, nous sommes dans la dernière étape d’une campagne aussi hallucinante qu’épuisante, à la hauteur de l’annus horribilis qui s’achève. Dans leurs prestations télévisées qui remplaçaient le deuxième débat annulé, Joe Biden et Donald Trump ont échangé avec des citoyens de Pennsylvanie et de Floride, deux états par où pourrait passer la victoire pour les candidats.
Suivre le show, même si ça fait mal
Mon rapport à la politique américaine est obsessif, voire masochiste; je ne peux pas m’arrêter de suivre tous les développements même s’ils provoquent des douleurs psychologiques atroces. Ma psy croit que parce que je suis très, très anxieux et qu’en me gavant de toutes ces nouvelles, je déplace l’angoisse de ma propre vie vers Washington, pour éviter de faire face à mes problèmes. (Elle n’a pas tort.)
Je suis chaque développement comme si ma vie en dépendait. Et d’une certaine façon, elle en dépend: les 77 000 personnes qui ont donné les clés de la Maison-Blanche à Trump dans le Midwest ont, d’une certaine façon, fait reculer les États-Unis, et le monde, dans la lutte aux changements climatiques.
Pour les accros en mon genre, une soirée électorale, c’est le Superbowl qui rencontre une finale de hockey Canada–États-Unis aux Jeux d’hiver.
Le 8 novembre il y a quatre ans, on a choisi de regarder CNN, comme je le fais à tous les scrutins présidentiels américains depuis 2004. Pour les accros en mon genre, une soirée électorale, c’est le Superbowl qui rencontre une finale de hockey Canada–États-Unis aux Jeux d’hiver, le tout bien saucé dans une mise en scène politique aux accents gréco-romains (tous les politiciens disent toujours que chaque élection est la plus importante ever).
Et là, avec Trump comme candidat républicain, la campagne de 2016 avait pris des airs d’émission de téléréalité style Real Housewives (après tout, les Clinton et les Trump appartenaient à la même élite new-yorkaise). Ajoutez à ça le spectre d’un père millionnaire raciste qui a légué (probablement contre son gré) une partie de sa fortune à Donald, lui-même obsédé par Twitter, Fox News et les égouts d’extrême droite et vous obtenez une saison de la série Succession scénarisée par Shakespeare.
Mais le freak show devait se terminer le 8 novembre 2016; déjà, avant sa défaite, Hillary Clinton disait à qui elle voulait l’entendre qu’elle était « la dernière chose à se tenir entre vous et l’apocalypse ». (Elle ne se tenait peut-être pas aussi fort que ça, finalement.)
La fois où on l’avait pas vu venir
Si je vous parle du 8 novembre 2016 à 22h, c’est que c’est à ce moment-là, à cette heure-là, que le monde a changé. Même si tous les sondages et les pronostics donnaient Hillary Clinton gagnante à l’échelle nationale, l’animateur Wolf Blitzer et les autres journalistes de CNN réunis en studio et sur le terrain commençaient à prendre la mesure du tremblement de terre électoral en direct: le « mur bleu » du Midwest formé de la Pennsylvanie, du Wisconsin et du Michigan, des états qui ont donné leurs Grands électeurs aux démocrates depuis des décennies, montrait des signes de fissures. Il s’est effondré dans la nuit; le mercredi matin, le rouge s’étendait de la frontière ontarienne au golfe du Mexique pour la première fois depuis 1988.
Les analystes de CNN ont ensuite déclaré que l’état pivot de la Floride et ses 29 Grands électeurs iraient dans la colonne de Trump au Collège électoral. À ce moment-là, j’ai compris que Clinton risquait de perdre. Que le cauchemar, qu’on pensait éviter risquait de se manifester. On allait vivre avec Trump dans nos faces, nos têtes et nos écrans pour les quatre prochaines années.
Dans mon groupe d’amis comme dans le centre de conférence au plafond de verre où les supporters d’Hillary Clinton sont réunis à Manhattan, la confiance a cédé le pas à l’inquiétude d’une victoire de Trump, tournure que pratiquement tous les médias jugeaient impossible quelques heures auparavant.
Paniqué, j’ai ramassé mes affaires. Je devais être seul, c’était trop d’angoisse à gérer pour être nombreux. J’ai marché jusqu’au métro, une grosse boule dans la gorge et sur mon chemin j’ai croisé un ami en route vers la soirée électorale. J’ai lâché un « ça regarde mal »; j’ai poursuivi ma route. Sur la ligne orange, j’ai effacé tous mes comptes sur les médias sociaux. Si l’ère Trump commençait réellement à ce moment-là, je devais faire semblant le plus longtemps possible que rien de ceci n’était en train de se produire. Bye Facebook.
Arrivé chez moi un peu avant minuit, je me suis fait couler un bain chaud, j’ai éteint la lumière, je me suis étendu dans le noir et je me suis répété qu’on va passer à travers. Mais à ce moment-là, le 8 novembre 2016, je ne peux pas imaginer le cauchemar que les Américains s’apprêtent à vivre ni l’impact qu’aura sur nous ce glissement populiste aux relents mussoliniens de la plus ancienne démocratie moderne.
Quatre ans d’attente, c’est long
Nous sommes maintenant à deux semaines et quelques jours du 3 novembre 2020, deadline que j’attends depuis bientôt quatre ans. C’est l’échéance d’une campagne que je suis quotidiennement depuis dix-huit mois. Je corrige: une campagne que je suis depuis janvier 2017, parce que dès son assermentation, Trump a mis en branle sa campagne de réélection (fun fact: à l’époque, il enregistre le slogan « Keep America Great », qui devait être la suite de son « Make America Great Again »; mais en cette année de pandémie, de crise économique et d’émeutes raciales, on entend plutôt ses supporteurs dire « Make America Great Again, Again »… et, coup de pub, l’équipe de Joe Biden a acheté cette année le nom de domaine keepamericagreat.com pour humilier Cheetos. Plus Veep que ça…)
Pour gérer l’angoisse qui monte à l’approche du 3 novembre, je consulte compulsivement les derniers sondages en Floride, je m’informe sur les modalités du vote par la poste en Caroline du Nord et je repasse les résultats de 2016 comté par comté dans l’ouest de la Pennsylvanie, qui a fait basculer l’état pour Trump.
Et même si les nouvelles sont bonnes pour Joe Biden en ce moment (un sondage lui donne même 11 points d’avance au niveau national, en plus de chiffres encourageants dans des états républicains comme le Texas et la Géorgie). Mais après 2016, je ne suis pas capable d’être optimiste, à la lumière des sondages qui n’avaient pas vu venir la vague pro-Trump chez les Blancs sans diplôme universitaire. Et je ne suis pas seul: une étude de 2018 indique que pour de nombreux jeunes adultes, l’élection de Trump a été « traumatisante ».
Pour me préparer au pire et au meilleur qui pourrait survenir le 3 novembre 2020, j’échafaude depuis des mois deux scénarios qui pourraient expliquer une victoire de Joe Biden ou Donald Trump. Notez qu’on est dans du fan fiction inspiré de faits réels. Les voici.
Comment Joe Biden l’emporte
Hillary Clinton a perdu la Maison-Blanche malgré une marge de 2,8 millions au vote populaire. Même si je me réveille la nuit pour détester les républicains, il ne faut jamais oublier que le Parti démocrate est son propre pire ennemi (voir les DEUX FOIS en seize ans où le parti a remporté le vote populaire et perdu l’élection, because le Collège électoral). C’est pour cette raison que Joe Biden doit faire encore mieux qu’Hillary Clinton en conservant tous les états qui ont voté pour elle; certains observateurs évoquent le chiffre de 5 millions de vote pour battre Trump au Collège électoral.
Joe Biden doit faire encore mieux qu’Hillary Clinton en conservant tous les états qui ont voté pour elle; certains observateurs évoquent le chiffre de 5 millions de vote pour battre Trump au Collège électoral.
Biden pourrait y arriver en faisant le plein d’électeurs d’Obama qui ne sont pas allés voter en 2016 dans des grands centres comme Detroit (Michigan), Milwaukee (Wisconsin) et Philadelphie (Pennsylvanie). Les femmes blanches des banlieues de villes comme Phoenix (Arizona), Raleigh (Caroline du Nord) et Des Moines (Iowa) pourraient causer la surprise en désertant leur habitat naturel, le Parti républicain. Il faut rappeler qu’en 2016, 53% des électrices blanches avaient choisi Trump; mais avec la pandémie et les propos haineux du président, ce groupe est beaucoup plus tiède à son égard. En voulant fédérer pas mal tout le monde sauf les supporters de Trump, Biden fait le pari que les États-Unis peuvent tourner le dos aux républicains. Mais il ne doit pas oublier son aile gauche, encore tiède à un ticket centriste Biden-Harris.
Comment Donald Trump l’emporte
En 28 ans, les républicains n’ont remporté le vote populaire qu’une seule fois (par la peau des fesses, en 2004), ce qui ne les a pourtant pas empêchés d’occuper la Maison-Blanche pendant douze ans. C’est encore possible pour Donald Trump de remporter l’élection, particulièrement si le parti réussit son opération de recrutement d’électeurs sans diplôme universitaire dans des états pivots (du Michigan à la Floride) et que la base du président se rend en masse aux urnes dans le Midwest. Et malgré la pandémie, le parti fait du porte-à-porte à grande échelle, contrairement aux démocrates, dont la stratégie numérique pourrait flopper.
C’est encore possible pour Donald Trump de remporter l’élection, particulièrement si le parti réussit son opération de recrutement d’électeurs sans diplôme universitaire dans des états pivots (du Michigan à la Floride) et que la base du président se rend en masse aux urnes dans le Midwest.
Le GOP est aussi connu comme le parti qui tente de limiter le droit de vote des communautés marginalisées acquises aux démocrates, surtout dans les états du Sud. Le président parle ouvertement de fraude électorale et remet en doute le concept d’une transition pacifique, qui est, comment je dirais, un aspect fondamental de la démocratie. Cette approche peut à la fois retirer de la légitimité au processus démocratique, mais aussi décourager les jeunes électeurs de se rendre aux urnes. Puis, il y a la question des dépouillements judiciaires, comme ceux qu’on a vus en Floride en 2000 et dont l’issue a été décidée par la Cour suprême, envoyant George W. Bush à la Maison-Blanche.
Avec le vote postal, des milliers de bulletins de vote risquent aussi d’être rejetés pour des raisons techniques. Les avocats des deux partis s’affrontent déjà en cour et comme le système judiciaire américain devient de plus en plus partisan, difficile de savoir si les droits électoraux seront réellement protégés par des juges conservateurs. Et ajoutez à cela la désinformation russe qui aurait convaincu de nombreux démocrates de rester à la maison en 2016 et Donald Trump pourrait causer une autre surprise… et peut-être la fin des États-Unis tels qu’on les connaît.