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Comment je n’ai pas fait fortune en acquérant une œuvre numérique NFT

C'est pas faute d'avoir essayé.

Par
Antonin Gratien
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Ils affolent la toile, font jaser dans les chaumières, pulvérisent plusieurs records de vente. Ils révolutionnent la propriété en ligne, attisent l’intérêt d’Elon Musk et pourraient bien constituer un tournant à 180° du marché de l’art. « Ils », ce sont les NFT.

NF quoi ? N-F-T, pour non-fongible tokens. En français : « jetons non fongibles ». Soit des objets digitaux transitant sur la blockchain, qui sont associés à un code unique et irremplaçable (non fongible). Ces pièces sont la « signature numérique », pour ainsi dire, d’une entité virtuelle. GIF, meme ou… Œuvre numérique.

En grand amateur d’expo’ 2.0, j’ai d’abord vu en elles l’ouverture d’un « nouveau chapitre de l’Histoire de l’art ». Laquelle perspective m’a incité, l’espace d’un instant, à devenir collectionneur dans ce NFT business en plein boom. Avant de réaliser qu’en me lançant là-dedans, j’allais sans doute tomber dans un piège à cons. Format XXL.

Un JPEG à 69,2 millions ?

Comme beaucoup, j’ai découvert le sigle NFT en mars dernier, à travers la lecture d’articles commentant des ventes sous ce format. Ici, le cofondateur de Twitter cédait sa première publication sur le réseau à 2,9 millions $. Là, la chanteuse Grimes refourguait pour 6 millions $ une collection de « crypto-art ». Même le fondateur de Tesla, Elon Musk, s’était pris au jeu en commercialisant une musique NFT.

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Mais surtout : l’artiste américain Beeple, jusque-là inconnu des radars, empochait 69,3 coquets millions $ aux enchères grâce à l’achat d’une de ses œuvres (format NFT, donc). Soit le troisième montant le plus élevé pour un artiste vivant, derrière Jeff Koons et David Hockney. Et un record absolu dans le domaine de l’art numérique. Cette transaction, qui restera sans doute dans les annales, illustre à merveille les enjeux – et incongruités – du « système NFT ».

Baptisée Everydays : The First 5 000 Days, la pièce en question est un collage de 5 000 dessins réalisé par Beeple jour après jour, pendant 14 ans. Détail d’importance : contrairement aux créations des plasticiens susmentionnés, cette œuvre est immatérielle. Mais alors, de quoi son propriétaire est-il propriétaire, une fois la transaction conclue ? Question à 100 $. Réponse : « concrètement » rien. Nada, niet.

La valeur d’un NFT naît de sa rareté

Comme me l’explique Nathalie Moureau, professeure universitaire et coauteure de Le marché de l’art contemporain (2006), obtenir un NFT, c’est décrocher « la jouissance d’une exclusivité ». Qui n’est pas celle de l’œuvre en tant que telle, attention ! Par exemple, Everydays : The First 5 000 Days est visible partout sur le Net (ici, entre autres). Et n’importe qui peut télécharger son JPEG. Ce que l’acquéreur « détient », ce n’est ni plus ni moins qu’un certificat virtuel. Quelques lignes de code, quoi.

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Le petit écosystème de l’art contemporain nous avait déjà habitués à des non-sens outrageants – la vente à 120 000 $ d’une banane scotchée par le post-duchampien Maurizio Cattelan à la foire Art Basel Miami 2019, entre cent antécédents. Mais là ? Dépenser plusieurs millions pour une adresse web dont le contenu est, en définitive, accessible à tous ? « Ça déconne sévère », serait-on tenté de dire.

« Bien sûr, le montant impressionne ! », commente Nathalie Moureau. « Il faut néanmoins rappeler que le marché NFT est neuf, les critères de formation de sa valeur sont purement spéculatifs à ce stade. Or, dans un marché spéculatif, le pharamineux n’a rien d’étonnant ».

Et de préciser que cette bulle spéculative se construit en parallèle du marché de l’art, « même si des intersections existent ». « Pour l’heure, les acquéreurs de NFT ne sont pas ceux traditionnellement associés à la culture. Ils ne sont pas esthètes. Plutôt des nouvelles fortunes passionnées par la tech’, et désireuses d’acquérir des biens digitaux en propre ».

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C’est que, dans le Far West que représente encore la toile concernant le droit de propriété, les NFT opèrent un bouleversement. En introduisant un système d’authentification next gen basée sur une technologie à la traçabilité réputée inviolable : la blockchain. Grâce à la transparence de ses données, chacun peut traquer la source de n’importe quel NFT. Et donc échanger une version certifiée originale. Par ce biais, la création numérique, qui suscitait jusque-là méfiance à cause de sa réplicabilité, a enfin trouvé une voie royale afin de rassurer le chaland.

« Pour ceux qui cherchaient une garantie d’unicité, c’est idéal ! », souligne la spécialiste. N’importe quel actif numérique (vidéo de sport, chanson…), en passant sous format NFT, devient rare – et donc potentiellement cher. Comme s’il s’agissait d’un autographe de célébrité à collecter. D’ailleurs, c’est précisément pour organiser un marché de collectionneurs que sont nés ces jetons non fongibles – « nifties » pour les intimes. Leur première application notable était liée à « CryptoKitties ». Un jeu lancé en 2017 qui permettait d’acheter ou de vendre… Des certificats de chats virtuels.

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Ma plongée dans l’univers loufoque du « crypto-art »

Ayant – à peu près – saisi la logique des NFT, je décide de jeter un œil au marché arty affilié. Lequel a déjà son Eldorado : OpenSea. On y croise des Daft Punk pixélisés, plusieurs photos-montages gentiment érotiques, et nos fameux CryptoKitties. Un sacré foutoir. Bien aguerri celui qui distinguerait une quelconque homogénéité formelle ou thématique, dans le catalogue océanique des biens proposés.

Certaines pièces sont évaluées à plusieurs dizaines de milliers de dollars, sans qu’on comprenne bien pourquoi. D’ailleurs, qu’importe. Le poids de mon portefeuille ne me permet pas de naviguer sur les eaux à quatre zéros. Je vire bâbord, côté créations à menus centimes (eh oui).

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À la vue de cet étalage, un vertige me saisit. Ne serai-je pas à l’aube d’une vie nouvelle ? Derrière ces « kitties », poneys gothiques et autres gribouillages inspirés de The Witcher se cacherait-il le van Gogh de demain ? Qui sait, avec un peu de flair je pourrais me positionner à l’avant-garde. Et constituer une collection à peu de frais qui, bientôt, s’évaluerait en milliers. Que dis-je, millions !

Tempête sous un crâne puissance 10. Sauf que, sauf que. Impossible de faire un choix. Les pièces sont d’une esthétique si inhabituelle et si bigarrée qu’il m’est impossible de les hiérarchiser. « Rien de plus naturel », m’assure Nathalie Moureau. « Les critères formels qui justifieraient le prix d’une œuvre ne sont pas encore établis. À tel point qu’il paraît, pour l’heure, difficile de parler d’art concernant les NFT. Leur style est plus proche du jeu vidéo que de l’esthétique et de la démarche plasticienne. Il faudrait attendre que le monde de l’art s’empare du phénomène, via des critiques dans des revues spécialisées ou des présentations dans des musées renommés pour que la valeur esthétique, et donc, en partie financière, d’une pièce soit évaluable ».

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Début avril, le premier show 100 % NFT par projection audio-visuelle s’ouvrait à New York dans la galerie Superchief. Un début de légitimation institutionnelle des œuvres NFT, peut-être. La porte ouverte vers des expos’ de plus en plus numériques, sans doute. Mais pas de quoi m’aider à conclure mes emplettes. Égaré, je pitonne « Belmondo » sur la barre de recherche d’OpenSea.

Faux crush sur un Belmondo travesti, et dégonflement

Par amour d’A bout de souffle, par déférence pour ce « monstre sacré » du cinéma français. Et parce que je suis sûr que jamais, ô grand Jamais, on ne se lassera de Jean-Paul. Seul résultat de ma recherche : un montage avec l’auguste figure de l’acteur, décoré de boucles d’oreilles et de rouge à lèvres. Une pièce troublante, où affleurent çà et là plusieurs formes géométriques chères au mouvement pictural futuriste.

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On ne peut pas franchement dire que ce soit un coup de cœur. Ce n’est apparemment le coup de cœur de personne, d’ailleurs, puisque aucune offre d’achat n’a été émise. À ce compte, pourquoi pas se lancer ? Reste à convertir des euros en Ether, crypto-monnaie utilisée sur OpenSea. La somme d’1 € équivaut à environ 0.00051407 ETH. Et 0,000019 bitcoin, pour comparatif. Mais voilà qu’au moment d’effectuer le transfert, carte bleue en main, je bloque.

Qu’on me traite de vieux-jeu, de « boomer » ou d’obscurantiste. Mais l’idée de convertir mes fonds en crypto-thune pour acquérir une attestation numérique me dépasse. Et, à bien y réfléchir… Hors de question que je glisse ne serait-ce d’un brin de monnaie dans cette machinerie NFT frisant l’absurde. Il faut savoir raison garder. Au revoir Belmondo, adieu rêves de pactole. Sans regret !

PS : comme je suis du genre partageur, si le concept du NFT ne vous rebute pas, voici les investment’s tips de Nathalie Moureau. « Pour l’heure, le prix d’un NFT est surtout lié à sa surface médiatique. Avec le buzz, la valeur flambe », glisse-t-elle. Autrement dit, si c’est la rentabilité que vous cherchez : visez les produits « instagrammable ». Mieux encore : les pièces d’un créateur dont une Kendall Jenner ou, plus proche de nous, les inénarrables Marseillais, pourraient faire la promotion sur leurs réseaux. Stay connected, get rich.

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