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Comment j’ai Ă©chouĂ© Ă  ĂȘtre un enfant «normal»

en aliénant la cour de récréation de mon école primaire

Par
Charles Beauchesne
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Plus j’y pense, plus il m’apparait Ă©vident que j’étais un enfant Ă©trange. Un enfant Ă©trange qui a vieilli en adolescent marginal, qui a vieilli en adulte sens dessus dessous. Mais si vous le voulez bien, concentrons-nous aujourd’hui sur cet enfant Ă©trange qui laissait perplexes ses camarades et terrifiait ses professeurs.

Je suis de ceux qui croient qu’on peut comprendre beaucoup de choses sur les relations humaines en observant les enfants jouer dans une cour d’école. Pas que je m’attarde souvent Ă  cette activitĂ©, ça serait totalement sinistre, mais qui n’a pas dĂ©jĂ  ralenti le pas quelques instants pour prendre le temps de regarder avec nostalgie cette faune d’adultes miniatures, ce systĂšme de relations Ă  la fois si simples et si complexes de petits cerveaux en dĂ©veloppement qui Ă©chafaudent leur propre sociĂ©tĂ© fĂ©odale le temps d’une rĂ©crĂ©ation. En fait, je crois qu’on pourrait facilement ramener cet Ă©cosystĂšme Ă  une sorte de moyen-Ăąge miniature, avec ses chevaliers qui jouent au soccer-baseball, ses princesses du ballon poire, ses roublards de tavernes affairĂ©s Ă  tricher aux Magics, l’enfant un peu simple d’esprit, les doigts courageusement investis dans le nez, faisant office d’idiot du village.

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Pour continuer avec mon analogie, j’imagine que mon rĂŽle aurait Ă©tĂ© celui du fou itinĂ©rant. Sans vĂ©ritable groupe d’amis fixes, je parcourais la grande cour avec mon bocal d’insectes morts parce que je n’avais pas pensĂ© Ă  percer de trous dans le couvercle, faisant escale de temps en temps pour raconter aux quelques intĂ©ressĂ©s le rĂ©sumĂ© d’un Ă©pisode de Hutchi le Petit Prince Orphelin ou encore monter une piĂšce de théùtre avec des feuilles mortes. Dieu sait combien de sagas shakespeariennes j’ai Ă©laborĂ©es, relatant les aventures de la feuille verte, cette jeune ingĂ©nue dans le monde cruel et impitoyable des feuilles. Sans compter sa principale rivale, l’infĂąme feuille rouge obsĂ©dĂ©e Ă  l’idĂ©e de faire tomber toutes les feuilles des arbres afin qu’elles puissent partager sa douleur. Je suis moi-mĂȘme encore surpris d’avoir Ă©tĂ© capable de concevoir un mĂ©chant tragique aussi finement Ă©crit en premiĂšre annĂ©e
 La feuille jaune faisait office de personnage de soutien. Neutre dans le conflit, elle vendait de l’information en Ă©change de suffisamment de chlorophylle pour rester jaune. Je l’aimais bien la feuille jaune, en quelque sorte c’était le plus humaine de toutes les feuilles. Oui, j’étais CE genre d’enfant


Quand arrivait l’hiver, un de mes jeux prĂ©fĂ©rĂ©s consistait Ă  rabaisser ma tuque sur un de mes yeux, Ă  la maniĂšre d’un pirate ou du mĂ©chant dans Waterworld, et aller faire croire Ă  qui voulait bien l’entendre que j’étais “mon jumeau diabolique”. Non, je n’ai mĂȘme pas pris le temps de donner un nom Ă  ce personnage, j’allais simplement voir les gens en leur disant “Charles? Charles n’est plus lĂ  voyons! Je suis mon jumeau diabolique!” Ma prof de premiĂšre annĂ©e me trouvait particuliĂšrement sordide. Pauvre Denise! Aujourd’hui encore je suis persuadĂ© qu’elle se disait: “Je sais bien que c’est un jeu innocent, mais dieu sait que si c’était un adulte on aurait affaire Ă  une maladie mentale inquiĂ©tante. Moralement, je devrais faire quelque chose. Un jour c’est certain qu’il va se rĂ©veiller nu, couvert de sang qui n’est pas Ă  lui
”

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C’était quand mĂȘme quelque chose d’assez Ă©trange que les rĂ©crĂ©ations l’hiver. InĂ©vitablement, annĂ©e aprĂšs annĂ©e, dĂšs qu’il y avait suffisamment de neige on se mettait Ă  construire des forts, si par «forts» on entendait bien sĂ»r “lĂ©gĂšres dĂ©limitations de neige de trente centimĂštres de haut, dont le principal ennemi est le vent” mais Ă  huit ans, autant dire que c’était de vĂ©ritables prisons d’Azkaban. La rĂ©crĂ© devenait alors plus moyenĂągeuse que jamais. Les classes se divisaient naturellement en groupuscules de six ou sept Ă©lĂšves partageant une vie commune hiĂ©rarchisĂ©e selon l’ordre alĂ©atoire oĂč ils s’exclamaient: “Premier chef! DeuxiĂšme chef! TroisiĂšme chef!” et ainsi de suite jusqu’à ce qu’on en arrive au dernier loser pitoyable “dernier chef
*soupir*”. Vous aurez compris que le titre de dernier chef existait surtout pour la forme, comme une espĂšce de titre honorifique, mais sans l’honneur de quoi que ce soit. Dans les faits, “dernier chef” voulait surtout dire: “PremiĂšre bitch”.

Est-ce que je dois vraiment vous expliquer Ă  quel point j’ai souvent Ă©tĂ© dernier chef? Et ça, c’est quand j’étais dernier chef. La plus part du temps, je vivais une vie bohĂšme d’itinĂ©rance d’un fort Ă  l’autre, Ă©changeant mes services contre de l’argent. Parce que oui, nous avions une Ă©conomie: les glaçons! Plus un fort avait de glaçons plus il Ă©tait riche, plus un glaçon Ă©tait transparent, plus il Ă©tait pur, plus il avait de la valeur, et Ă  un moment donnĂ© des wise ass se sont prĂ©sentĂ©s avec des glaçons de couleur et c’est officiellement devenu Game of Thrones.

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Les glaçons de couleur ont effectivement fait couler beaucoup de sang. Je me souviens de formations d’attaques d’élĂšves de quatriĂšme annĂ©e prĂȘts Ă  mourir pour “l’or transparent”. Par moments, les enfants plus hauts gradĂ©s montaient sur les Ă©paules du dernier chef qui se voyait alors rĂ©trogradĂ© au rang de monture. J’adore l’imagination malsaine des enfants
 Naturellement, inutile de vous dire que ce n’était pas le moment le plus valorisant de ta carriĂšre de dernier chef quand tu Ă©tais celui qui servait de cheval. C’était mĂȘme pas une monture efficace, on Ă©tait en quatriĂšme annĂ©e! AprĂšs deux pas avec un autre kid sur les Ă©paules la plus part s’écroulaient lamentablement en vomissant des Dunkaroos (commencez-vous Ă  comprendre Ă  quel point j’ai grandi dans les annĂ©es 90?).

Pour autant que je puisse me souvenir, je n’étais pas tout Ă  fait un Ă©lĂ©ment que les autres enfants apprĂ©ciaient avoir dans leur fort. J’étais pour ainsi dire un total fĂ©lon, gĂ©nĂ©ralement quand les autres laissaient le fort vaquant pour s’engager dans quelque folle croisade Ă  l’autre cĂŽtĂ© de la cour, j’en profitais pour subtiliser le pactole de glaçons de couleur que ces pauvres fous avaient laissĂ© sous la garde du dernier chef, et je disparaissais pour les revendre en Ă©change de sĂ©curitĂ©. À postĂ©riori, je ne sais trop quoi penser de ma vie en rĂ©alisant que j’ai dĂ» acheter ma sĂ©curitĂ© en quatriĂšme annĂ©e, ni trop Ă  quel genre de sĂ©curitĂ© je pouvais bien m’attendre quand les murs de la «forteresse imprenable» oĂč tu dĂ©cide de trouver refuge t’arrivent aux genoux. Évidemment, ils arrivaient toujours Ă  me retrouver. J’ai littĂ©ralement eu droit Ă  des sĂ©ances d’interrogatoire avec torture. Donc alors que deux malabars de neuf ans me maintenaient au sol en remplissant mon manteau de neige, un troisiĂšme Ă©tait chargĂ© de m’administrer la question:

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-Pour qui tu travailles!
-J’vous dirai rien, brĂ»lez en enfer!
-Plus de neige

-Mais puisque je vous dis que c’était mon jumeau diabolique!

Ils n’ont pas souvent mordu à l’hameçon


Vingt ans plus tard, quand je croise une cour d’école il m’arrive encore de ralentir le pas quelques instants pour prendre le temps de regarder avec nostalgie cette faune d’adultes miniatures. Immanquablement mon regard s’arrĂȘte sur ce garçon Ă  l’écart qui tente de devenir l’ami d’un papillon, ou encore cette petite fille qui extĂ©riorise sa fascination pour les pieuvres d’une fresque Ă  la craie sur le bĂ©ton. Parfois, j’ai envie d’aller leur dire Ă  quel point ils deviendront des adultes intĂ©ressants, que leur Ă©trangetĂ© est la plus belle de leurs qualitĂ©s dans un monde qui s’est inventĂ© sa propre normalitĂ©. Un jour mon bonhomme, tu deviendras un grand humoriste, et toi avec les craies, une peintre marginale dont les gens s’arracheront les pieuvres
 Ou pas. Je passe mon chemin


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