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Comment j’ai échoué à être un enfant «normal»
Plus j’y pense, plus il m’apparait évident que j’étais un enfant étrange. Un enfant étrange qui a vieilli en adolescent marginal, qui a vieilli en adulte sens dessus dessous. Mais si vous le voulez bien, concentrons-nous aujourd’hui sur cet enfant étrange qui laissait perplexes ses camarades et terrifiait ses professeurs.
Je suis de ceux qui croient qu’on peut comprendre beaucoup de choses sur les relations humaines en observant les enfants jouer dans une cour d’école. Pas que je m’attarde souvent à cette activité, ça serait totalement sinistre, mais qui n’a pas déjà ralenti le pas quelques instants pour prendre le temps de regarder avec nostalgie cette faune d’adultes miniatures, ce système de relations à la fois si simples et si complexes de petits cerveaux en développement qui échafaudent leur propre société féodale le temps d’une récréation. En fait, je crois qu’on pourrait facilement ramener cet écosystème à une sorte de moyen-âge miniature, avec ses chevaliers qui jouent au soccer-baseball, ses princesses du ballon poire, ses roublards de tavernes affairés à tricher aux Magics, l’enfant un peu simple d’esprit, les doigts courageusement investis dans le nez, faisant office d’idiot du village.
Pour continuer avec mon analogie, j’imagine que mon rôle aurait été celui du fou itinérant. Sans véritable groupe d’amis fixes, je parcourais la grande cour avec mon bocal d’insectes morts parce que je n’avais pas pensé à percer de trous dans le couvercle, faisant escale de temps en temps pour raconter aux quelques intéressés le résumé d’un épisode de Hutchi le Petit Prince Orphelin ou encore monter une pièce de théâtre avec des feuilles mortes. Dieu sait combien de sagas shakespeariennes j’ai élaborées, relatant les aventures de la feuille verte, cette jeune ingénue dans le monde cruel et impitoyable des feuilles. Sans compter sa principale rivale, l’infâme feuille rouge obsédée à l’idée de faire tomber toutes les feuilles des arbres afin qu’elles puissent partager sa douleur. Je suis moi-même encore surpris d’avoir été capable de concevoir un méchant tragique aussi finement écrit en première année… La feuille jaune faisait office de personnage de soutien. Neutre dans le conflit, elle vendait de l’information en échange de suffisamment de chlorophylle pour rester jaune. Je l’aimais bien la feuille jaune, en quelque sorte c’était le plus humaine de toutes les feuilles. Oui, j’étais CE genre d’enfant…
Quand arrivait l’hiver, un de mes jeux préférés consistait à rabaisser ma tuque sur un de mes yeux, à la manière d’un pirate ou du méchant dans Waterworld, et aller faire croire à qui voulait bien l’entendre que j’étais “mon jumeau diabolique”. Non, je n’ai même pas pris le temps de donner un nom à ce personnage, j’allais simplement voir les gens en leur disant “Charles? Charles n’est plus là voyons! Je suis mon jumeau diabolique!” Ma prof de première année me trouvait particulièrement sordide. Pauvre Denise! Aujourd’hui encore je suis persuadé qu’elle se disait: “Je sais bien que c’est un jeu innocent, mais dieu sait que si c’était un adulte on aurait affaire à une maladie mentale inquiétante. Moralement, je devrais faire quelque chose. Un jour c’est certain qu’il va se réveiller nu, couvert de sang qui n’est pas à lui…”
C’était quand même quelque chose d’assez étrange que les récréations l’hiver. Inévitablement, année après année, dès qu’il y avait suffisamment de neige on se mettait à construire des forts, si par «forts» on entendait bien sûr “légères délimitations de neige de trente centimètres de haut, dont le principal ennemi est le vent” mais à huit ans, autant dire que c’était de véritables prisons d’Azkaban. La récré devenait alors plus moyenâgeuse que jamais. Les classes se divisaient naturellement en groupuscules de six ou sept élèves partageant une vie commune hiérarchisée selon l’ordre aléatoire où ils s’exclamaient: “Premier chef! Deuxième chef! Troisième chef!” et ainsi de suite jusqu’à ce qu’on en arrive au dernier loser pitoyable “dernier chef…*soupir*”. Vous aurez compris que le titre de dernier chef existait surtout pour la forme, comme une espèce de titre honorifique, mais sans l’honneur de quoi que ce soit. Dans les faits, “dernier chef” voulait surtout dire: “Première bitch”.
Est-ce que je dois vraiment vous expliquer à quel point j’ai souvent été dernier chef? Et ça, c’est quand j’étais dernier chef. La plus part du temps, je vivais une vie bohème d’itinérance d’un fort à l’autre, échangeant mes services contre de l’argent. Parce que oui, nous avions une économie: les glaçons! Plus un fort avait de glaçons plus il était riche, plus un glaçon était transparent, plus il était pur, plus il avait de la valeur, et à un moment donné des wise ass se sont présentés avec des glaçons de couleur et c’est officiellement devenu Game of Thrones.
Les glaçons de couleur ont effectivement fait couler beaucoup de sang. Je me souviens de formations d’attaques d’élèves de quatrième année prêts à mourir pour “l’or transparent”. Par moments, les enfants plus hauts gradés montaient sur les épaules du dernier chef qui se voyait alors rétrogradé au rang de monture. J’adore l’imagination malsaine des enfants… Naturellement, inutile de vous dire que ce n’était pas le moment le plus valorisant de ta carrière de dernier chef quand tu étais celui qui servait de cheval. C’était même pas une monture efficace, on était en quatrième année! Après deux pas avec un autre kid sur les épaules la plus part s’écroulaient lamentablement en vomissant des Dunkaroos (commencez-vous à comprendre à quel point j’ai grandi dans les années 90?).
Pour autant que je puisse me souvenir, je n’étais pas tout à fait un élément que les autres enfants appréciaient avoir dans leur fort. J’étais pour ainsi dire un total félon, généralement quand les autres laissaient le fort vaquant pour s’engager dans quelque folle croisade à l’autre côté de la cour, j’en profitais pour subtiliser le pactole de glaçons de couleur que ces pauvres fous avaient laissé sous la garde du dernier chef, et je disparaissais pour les revendre en échange de sécurité. À postériori, je ne sais trop quoi penser de ma vie en réalisant que j’ai dû acheter ma sécurité en quatrième année, ni trop à quel genre de sécurité je pouvais bien m’attendre quand les murs de la «forteresse imprenable» où tu décide de trouver refuge t’arrivent aux genoux. Évidemment, ils arrivaient toujours à me retrouver. J’ai littéralement eu droit à des séances d’interrogatoire avec torture. Donc alors que deux malabars de neuf ans me maintenaient au sol en remplissant mon manteau de neige, un troisième était chargé de m’administrer la question:
-Pour qui tu travailles!
-J’vous dirai rien, brûlez en enfer!
-Plus de neige…
-Mais puisque je vous dis que c’était mon jumeau diabolique!
Ils n’ont pas souvent mordu à l’hameçon…
Vingt ans plus tard, quand je croise une cour d’école il m’arrive encore de ralentir le pas quelques instants pour prendre le temps de regarder avec nostalgie cette faune d’adultes miniatures. Immanquablement mon regard s’arrête sur ce garçon à l’écart qui tente de devenir l’ami d’un papillon, ou encore cette petite fille qui extériorise sa fascination pour les pieuvres d’une fresque à la craie sur le béton. Parfois, j’ai envie d’aller leur dire à quel point ils deviendront des adultes intéressants, que leur étrangeté est la plus belle de leurs qualités dans un monde qui s’est inventé sa propre normalité. Un jour mon bonhomme, tu deviendras un grand humoriste, et toi avec les craies, une peintre marginale dont les gens s’arracheront les pieuvres… Ou pas. Je passe mon chemin…