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En 2000, le site Doctissimo.fr apparaissait sur la Toile. Le monopole du savoir des médecins était à jamais fragilisé alors que l’autodiagnostic, souvent erroné, gagnait en popularité. Une nouvelle espèce de malades imaginaires voyait le jour : les hypocondriaques du web, ou “cybercondriaques”.
J’en suis un.
Et l’ai rarement été autant que pendant ces 15 jours où ma faculté de sentir m’a complètement abandonné.
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Les 24 premières heures de mon rhume ne m’avaient pas inquiété outre mesure, même si la perte – totale – d’odorat et de goût que j’éprouvais m’embêtait déjà royalement. Tylenol, repos, eau, ainsi que ce populaire dispositif d’irrigation nasale dont on m’avait tant vanté les mérites, devaient me redonner mes pleines capacités olfacto gustatives.
Après 72 heures d’un respect parfait de la posologie, je n’avais toutefois enregistré aucun progrès. La moutarde et le vinaigre placés sous mes narines – un test maison que je me faisais passer – demeuraient tout à fait indécelables.
De plus en plus, j’avais la certitude que quelque chose clochait. Ce ne pouvait pas être qu’un rhume.
Ont alors commencé mes recherches.
Au jour 4 de ma maladie, le témoignage de Myreille24 sur Allodocteurs.fr m’a mis la puce à l’oreille : j’avais moi aussi des polypes nasaux. Des excroissances proliférantes m’obstruaient les fosses du nez.
Au jour 8 de ma terrible affection, un étonnant changement dans mon état – je pouvais maintenant respirer par le nez, mais ne sentais et ne goûtais toujours absolument rien – m’a inspiré une autre hypothèse : une lésion du nerf olfactif, causée par un traumatisme crânien dont j’ignorais cependant la source. (La porte du réfrigérateur contre laquelle je m’étais cogné pouvait-elle m’avoir assommé à ce point?)
Au jour 13 de ma nouvelle vie de misère, un scénario plus probable m’est apparu : j’avais brûlé mes cellules olfactives avec des microrésidus de plastique contenus dans la pompe nasale que j’avais oublié de désinfecter – quel abruti! – avant ma première utilisation.
Mon anxiété croissait au rythme de mes théories et de mes découvertes anatomiques.
Je vivais l’angoisse. Multipliais les appels à ma mère, qui me disait de me calmer. Écrivais à ma tante docteure, qui me répondait de ne pas m’en faire, d’attendre.
Mais les Fêtes approchaient et je m’imaginais, l’air accablé, devant le buffet de Noël. Tous ces merveilleux desserts, je devrais me satisfaire de leur beauté et me délecter de leur texture. Désormais, manger serait donc cela, pour moi : me contenter de mou, de grumeleux et de soyeux?
Je voyais l’avenir en noir.
Chaque matin, je me réveillais avec l’espérance que la nuit m’aurait apporté la guérison. Les secondes précédant ma première inspiration consciente m’emplissaient d’excitation. J’avançais tranquillement mon nez vers l’oreiller : ma taie fraîchement lavée ne sentait toujours rien. Mes céréales, dix minutes après, étaient encore complètement fades.
Je me suis mis à manger moins. Pour l’heure, je me sous-alimentais, mais ce serait possiblement plus tard l’inverse. Car incapable de sentir, je ne saurais plus reconnaître les signaux de ma faim. La maigreur extrême et l’obésité me guettaient. J’étais fait.
J’ai découvert, en ligne, l’existence de groupes d’entraide. Tôt ou tard, je devrais me résigner à les joindre. Avec le soutien de mes homologues anosmiques*, je pourrais m’entraîner à la visualisation des saveurs.
Dans ce déferlement de pensées sombres, un très mince espoir : une éventuelle intervention chirurgicale me permettrait peut-être tout à la fois de recouvrer l’odorat et de corriger l’asymétrie de mes narines.
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Le miracle s’est finalement produit devant un urinoir de l’UQAM : un effluve âpre m’est parvenu, et je l’ai clairement senti.
Petit à petit, j’ai récupéré l’usage de mon nez. J’ai recommencé à percevoir le parfum trop prononcé – vanille et bergamote – de mon gel coiffant. Le muffin aux framboises sans framboises de la cafétéria a retrouvé dans ma bouche son essence artificielle.
J’ai cessé de m’épancher toute la journée à propos de mes sens perdus. J’ai ultimement arrêté d’y penser.
De toute évidence, mes hypothèses médicales ne s’étaient pas avérées. Selon toute vraisemblance, j’avais simplement souffert : d’un rhume, d’un nez très congestionné puis de sinus passablement enflammés.
Tout le reste n’avait été que fabulations.
Voilà donc comment j’ai découvert l’hypocondrie, en perdant l’odorat pendant 15 des plus longs jours de mon existence.
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* Anosmique : Personne souffrant d’anosmie, c’est-à-dire d’une perte totale de l’odorat.
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Pour lire un autre texte de Guillaume Denault : “Comment j’ai découvert la justice”