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Comment inclure pour de vrai?

Les politiques inclusives sont importantes, pour peu qu'elles répondent réellement aux besoins des personnes qu'elles visent.

Par
Judith Lussier
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Radio-Canada/CBC vient d’annoncer la mise en place d’une mesure censée favoriser la diversité dans les postes clefs de toutes les productions présentées par le diffuseur, incluant celles des producteurs indépendants. J’ai des réserves, mais probablement pas celles que vous imaginez.

Les mesures positives pour favoriser la diversité et l’inclusion sont importantes, même si elles génèrent inlassablement la même crainte, celle que la compétence cède la place à la rectitude politique. Il s’agit d’un argument fallacieux, qui s’appuie sur l’illusion que la compétence est par défaut le critère qui prime, alors que toutes sortes d’autres facteurs entrent en ligne de compte, dont nos nombreux biais cognitifs largement documentés.

Manque de spécificité

Par contre, pour être efficaces, les politiques d’inclusions doivent être minutieusement réfléchies en partenariat avec les groupes concernés, et je doute que cela ait été le cas de l’engagement annoncé cette semaine par Radio-Canada/CBC, puisque cet engagement, en mettant tous les membres de la diversité dans un même panier sans tenir compte des besoins spécifiques de chaque groupe, soulève plusieurs craintes légitimes, dont celle à mon avis de favoriser des groupes déjà privilégiés dans certains domaines télévisuels aux dépens d’autres minorités qui auraient davantage besoin de soutien.

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Radio-Canada/CBC s’engage à « garantir qu’au moins un des postes clés de création [producteur, réalisateur, auteur, auteur-producteur et interprète principal] dans toutes les émissions scénarisées ou factuelles commandées sera occupé par une personne issue de la diversité ». Or, la définition de la diversité de Radio-Canada/CBC est très… inclusive. Elle comprend « les membres d’une minorité visible, les Autochtones, les personnes handicapées et les membres de la communauté LGBTQ2+ ».

Une invitation à tourner les coins rond

Selon ce que l’on comprend de cet engagement, une production n’a qu’à présenter une seule de ces minorités dans un seul de ces postes pour correspondre aux critères. Ça me semble assez facile à atteindre. À ma connaissance – et j’en connais plusieurs! – les gais et lesbiennes n’ont pas précisément de difficulté à accéder au milieu de la télévision (les communautés LGBTQ2+ vivent d’autres défis, j’y reviendrai).

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Si cette réalité est difficile à chiffrer, le milieu compte un bon nombre de producteurs, auteurs et réalisateurs gais et lesbiennes, qui n’ont pas eu de difficulté à faire leur place derrière la caméra (devant c’est autre chose, j’y reviendrai). Cet engagement favorise donc les nombreuses productions qui ont déjà une personne gaie ou lesbienne dans leur équipe, sans les encourager le moindrement à faire l’effort de chercher des talents issus d’autres minorités qui sont moins bien intégrées dans le domaine télévisuel.

Quel intérêt aurait une maison de production à soutenir un réalisateur autochtone lorsqu’il est si facile d’inclure un producteur gai dans son équipe? Pourquoi rendre son studio accessible aux personnes à mobilité réduite quand l’une des scénaristes de l’émission est déjà lesbienne?

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Radio-Canada/CBC encourage les productions à encadrer ou à former des personnes issues de la diversité « quand le réservoir de talents ne sera pas suffisant », une mesure qui pourrait s’avérer constructive si on n’incluait pas les membres de la diversité sexuelle, dont le bassin de talents est déjà confirmé. Autrement dit, quel intérêt aurait une maison de production à soutenir un réalisateur autochtone lorsqu’il est si facile d’inclure un producteur gai dans son équipe? Pourquoi rendre son studio accessible aux personnes à mobilité réduite quand l’une des scénaristes de l’émission est déjà lesbienne?

Cela montre bien que les besoins spécifiques de chaque groupe doivent être pris séparément, car ils sont différents. Les créateurs autochtones font face à des défis de formation et d’accès à la profession qui ont été en partie pris en charge par des organismes comme le Wapikoni mobile, qui se déplace pour former des réalisateurs et scénaristes en tenant compte des besoins des communautés autochtones. Netflix vient d’annoncer un partenariat avec Wapikoni et deux autres organismes similaires au Canada pour favoriser la diffusion de contenu fait par les Autochtones. À moins que l’engagement de Radio-Canada/CBC ne spécifie le nombre de postes clefs qu’il veut voir remplis par des créateurs autochtones, c’est 1-0 pour le diffuseur privé dans la catégorie « mesure concrète d’inclusion ».

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Un pied dans la vie privée

L’inclusion de la diversité sexuelle dans la définition de la diversité soulève évidemment d’autres questions. Par définition, la diversité sexuelle est une catégorie qui relève de l’auto-identification. Techniquement, une équipe de production pourrait prétendre répondre aux critères en affirmant que l’une de ses productrices mariée à un homme depuis 30 ans est, en théorie, bisexuelle, que ce soit vrai ou non. Je n’ai rien contre l’auto-identification, et je crois qu’une productrice en couple avec un homme depuis 30 ans peut effectivement s’identifier comme bisexuelle. Mais cette personne vit-elle une discrimination liée à son orientation sexuelle dans son domaine professionnel qui justifierait une mesure de soutien? Je ne crois pas que les mesures positives devraient exiger un baromètre de la souffrance, mais je pense que ce questionnement montre que la politique ne s’attaque pas à des besoins réels, aux dépens de besoins réels qui eux sont laissés en plan.

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Ensuite, une personne dans un poste clef à l’écran doit-elle assumer publiquement son orientation sexuelle pour être considérée dans la mesure? Je souhaite qu’il y ait le plus de gens possible qui affichent leur orientation sexuelle et leur identité de genre, mais dans un monde où cela est encore susceptible de générer de l’oppression, voire de compromettre la sécurité, peut-on offrir un avantage conditionnel au coming out? Et dans le cas où la mesure d’inclusion ne serait pas conditionnelle à l’affichage public de l’orientation sexuelle ou de l’identité de genre, est-ce qu’on est réellement en train de favoriser la diversité à l’écran en offrant un avantage à un animateur gai dans le placard? Le fait que les deux cas de figure suscitent un malaise montre qu’il y a lieu de mieux réfléchir cette politique.

Cela me laisse aussi croire que les groupes LGBTQ2+ n’ont pas été consultés dans l’élaboration de cette politique qui fait de l’acronyme un buzzword commode à inclure dans un communiqué de presse visant davantage à paraître inclusif qu’à inclure.

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Trop vague pour les groupes non-visibles

Les enjeux vécus par les membres de la diversité sexuelle et de genre dans le domaine culturel existent, et ils varient autant que le nombre de groupes inclus dans l’acronyme. Des acteurs gais hésitent à faire leur coming out de peur d’être cantonnés aux rôles de gais. Des rôles de personnes trans sont attribués à des comédiens cisgenres pendant que des actrices trans sont réduites à jouer les rares rôles de femmes trans qu’on leur concède. Les interprètes sont sanctionnés lorsque leur expression de genre s’écarte de la norme : les possibilités professionnelles des hommes efféminés ou des butchs, par exemple, peuvent être limitées par la perception des producteurs ou des diffuseurs, ou par leur perception de « ce que le public veut » ou « est capable de prendre ». Les personnes non-binaires et bispirituelles sont encore invisibles dans les rôles d’interprétation.

Devant et derrière la caméra: deux réalités différentes

Un autre problème vient du fait que les postes clefs comprennent des emplois devant et derrière la caméra. Or, l’inclusion dans ces deux sphères répond à des objectifs bien différents. Les postes derrière la caméra sont décisionnels. L’inclusion de personnes handicapées, autochtones, trans ou racisées dans ces postes devrait répondre à un objectif de sensibilité. La diversité à l’écran répond à d’autres besoins : permettre aux différentes communautés de se reconnaître et d’être représentées dans les œuvres culturelles. Il faut davantage d’interprètes clefs issus de la diversité, mais on ne peut considérer que ces interprètes ont un pouvoir décisionnel, même si certains d’entre eux peuvent tenter d’avoir un impact positif sur la création de l’œuvre. Ces interprètes issus de la diversité peuvent difficilement porter sur leurs épaules les enjeux de la communauté qu’ils sont sensés représenter une fois que l’œuvre a été écrite, pensée, produite et réalisée par des personnes qui ne le sont pas. Les deux catégories – devant et derrière la caméra – devraient faire l’objet de mesures positives de manière distincte, car elles répondent à des besoins différents.

La diversité à l’écran répond à d’autres besoins : permettre aux différentes communautés de se reconnaître et d’être représentées dans les œuvres culturelles. Il faut davantage d’interprètes clefs issus de la diversité, mais on ne peut considérer que ces interprètes ont un pouvoir décisionnel, même si certains d’entre eux peuvent tenter d’avoir un impact positif sur la création de l’œuvre.

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Il est important que des mesures concrètes soient prises pour favoriser l’inclusion de personnes issues de la diversité. En étant si peu contraignantes, les mesures annoncées par Radio-Canada/CBC offrent une porte de sortie trop facile aux producteurs et risquent de rater leur cible en laissant des communautés sans soutien. Cela donne l’impression que l’objectif réel de cette politique – que le diffuseur espère atteindre dans un horizon de six ans! – est de se parer de vertu sans trop écœurer les maisons de productions. Cette politique est un pas dans la bonne direction, mais aurait avantage à être peaufinée pour mieux répondre aux besoins réels des personnes marginalisées, que ce soit devant ou derrière la caméra.

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