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« Comment ça va? » : la question dont personne ne veut entendre la vraie réponse
Vous est-il déjà arrivé de prendre un « comment ça va? » un peu trop à cœur? De répondre en déballant tout à la personne se trouvant en face de vous, de la très bonne salade grecque du dîner à votre peur existentielle de ce qui pourrait se trouver après la mort? Puis, de vous résoudre à une brutale évidence : et si elle ne voulait pas réellement savoir comment j’allais?
Si vous vous reconnaissez, rassurez-vous. En 26 années de socialisation, j’ai encore cette déstabilisante manie. Et tout comme Rose-Aimée Automne T. Morin s’interrogeait dimanche sur l’usage du « bonjour » dans les transports en commun, je me pose aujourd’hui cette question : que vaut réellement un « comment ça va » dans nos rapports sociaux modernes?
Une zone d’ombre que Francis Boilard, professeur de sociologie au Cégep Édouard-Montpetit, et Jacques Hamel, sociologue spécialiste de la jeunesse, m’ont aidée à éclaircir.
une Question sans réponse
Le « comment ça va? » que nous connaissons et pratiquons tous et toutes a troqué son authenticité réelle contre le statut de « formule de courtoisie », selon Francis Boilard. La chorégraphie verbale qu’il décrit est toujours la même : « On répond “ça va’”, puis on continue notre chemin. » Est-ce une si mauvaise chose que ça? Sur le plan de l’harmonie de groupe, pas nécessairement.
Par exemple, un « comment ça va? » posé à la suite du simple « bonjour » habituel rendra cette salutation moins distante et nous fera apparaître comme plus sympathique et ouvert.e auprès des autres. Cette question permettra également de fluidifier certaines interactions sociales qui, sans cela, sembleraient trop brusques. Ainsi, dans un courriel, un « comment ça va » sera souvent utilisé comme une transition douce vers la requête du paragraphe suivant.
«quand on pose la question “comment ça va?”, on s’attend à une réponse aussi courte. On n’est pas intéressés à s’arrêter pour entendre la réponse.»
Reste que cette phrase porte en elle une certaine solitude, car elle n’invite jamais — ou presque — de réponse réelle. « C’est une formule qui relève un peu de l’automatisme, du réflexe, explique Jacques Hamel. On ne veut pas aller plus loin et on ne veut pas connaître de réponse. » Un caractère machinal qui se retrouve lorsque notre interlocuteur ou interlocutrice répond parfois « très bien, merci » sans même que nous ayons suivi son « comment ça va? » par un « bien, et toi? ». L’échange prend alors une tournure scénarisée d’avance, comme si ces mots ne représentaient plus rien d’autre qu’une ponctuation sociale pour faire conversation.
Dans cette course à la brièveté, Jacques Hamel voit aussi un symptôme de la technologie et d’Internet. « Avec les réseaux sociaux et les téléphones intelligents, il faut aller rapidement, souligne-t-il. On s’envoie des textos, c’est très court. Donc quand on pose la question “comment ça va?” , on s’attend à une réponse aussi courte. On n’est pas intéressés à s’arrêter pour entendre la réponse. » Tout ceci favorise donc à amputer cette formule de sa signification première.
Une réponse sans vérité
Et une question vidée de son sens ne peut induire qu’une réponse vidée de sa sincérité : on va toujours bien et surtout, on ne va jamais mal. À la racine de cela, l’expression « comment ça va? » elle-même qui, pour Francis Boilard, renferme une injonction au bonheur. « Ce qui est intéressant avec cette formule, c’est qu’elle n’est pas neutre, dévoile-t-il. Elle reflète le devoir d’être heureux qui est très présent dans notre culture. » Répondre à la négative représenterait alors une rupture inconfortable dans la conversation.
Et de cette discussion de sourd découle une nouvelle solitude double.
S’ajoute aussi le contexte d’énonciation de la phrase qui déterminera le degré d’authenticité du reste de l’échange. « Souvent, quand on se fait poser ces interrogations-là, on est en public, souligne Francis Boilard. Et en public, on porte notre masque de personne qui joue son rôle dans la société. Répondre réellement à un “comment ça va?” reviendrait à sortir de ce rôle-là pour plonger dans son moi plus profond, celui qui est différent du moi social qu’on est tenu de maintenir quand on est en public. »
Et de cette discussion de sourd découle une nouvelle solitude double. Car l’un.e pose une question qui débouchera sur une conversation en surface dont ne résultera pas de connexion durable, aucune information de substance n’ayant été échangée. Et l’autre ne trouvera pas une oreille suffisamment attentive pour écouter ses tracas réels et préfèrera la sécurité d’une réponse confortable à la déception de ne pas être entendu.e.
Autrui et ses limites
Mais toute oreille ne se doit pas d’être attentive, et c’est une vérité avec laquelle il faut faire la paix. On ne peut blâmer un.e collègue qui entendrait « mes parents m’ont annoncé leur divorce » à 8 h 30 devant la machine à café et resterait sans voix, pris.e de court. Il ne serait pas juste non plus de faire ce que l’on appelle du « trauma dumping » (« déversement de traumatisme »), soit partager « des pensées, des sentiments et de l’énergie traumatisants sur une personne sans méfiance », et ce, « [de] manière non sollicitée et non préparée », tel que le définit USA Today.
«Il y a des contextes sociaux qui sont plus propices à donner ou à entendre une vraie réponse à cette question.»
De plus, une réponse creuse est souvent préférable à une réponse creuse donnée en connaissance de cause. Pour le comprendre, il suffit de voir le mème « Tu es déprimé.e? Alors bois de l’eau » qui met en lumière les solutions absurdes de légèreté que peuvent suggérer ceux et celles qui ne connaissent rien aux réalités de la dépression. De cette même façon, s’entendre dire « ah… bon… ça va aller, hein » en réponse à un épanchement sur le divorce de nos parents ne ferait qu’accroitre notre solitude et notre vulnérabilité, car la personne face à nous n’aura pas eu les paroles rassurantes que nous attendions. Sauf qu’elle n’était pas tenue de les avoir, surtout sans préparation préalable. Et ça aussi, il faut le comprendre.
À ce stade, nous pourrions donc nous demander : est-ce si impossible de donner et d’obtenir une réponse sincère à un « comment ça va? », de nos jours? Non, et heureusement. Il nous faut toutefois trouver les bonnes personnes avec qui partager cette part de nous-mêmes.
« Il y a des contextes sociaux qui sont plus propices à donner ou à entendre une vraie réponse à cette question, développe Francis Boilard. Ça dépend aussi de qui la pose, qui la reçoit et du niveau de proximité avec la personne. » Le comprendre nous permet de chérir et cultiver toutes les relations précieuses au sein desquelles nous pouvons pleinement partager nos vulnérabilités.
Trouver la bonne clé
Malgré ses défauts d’usage, un « comment ça va? » possède tout de même le mérite d’essayer. « C’est quand même une formule qui reflète un désir de connecter avec l’autre, même si c’est à un niveau superficiel. Il ne faut pas négliger ça, rappelle Francis Boilard. Ça participe au lien social qui est nécessaire pour vivre ensemble. »
L’authenticité émotionnelle n’a donc pas totalement disparu de nos rapports humains.
D’autres seront plus radicaux, comme le média CNBC, pour qui ces trois mots sont non seulement réducteurs, mais aussi « les plus inutiles du monde de la communication ». Il leur préfère toutes les questions plus précises qui peuvent être posées juste après et qui favorisent une plus profonde connexion. « Ouvrez les yeux avant d’ouvrir la bouche, conseille CNBC. Trouvez quelque chose sur lequel vous concentrer dans votre environnement, comme l’œuvre d’art sur le mur, un gadget original ou une photo de famille […]. Il y aura forcément quelque chose qui déclenchera des small talk et qui aidera à mener la conversation vers des questions de suivi uniques. »
L’authenticité émotionnelle n’a donc pas totalement disparu de nos rapports humains; il suffit de trouver la bonne parole pour y accéder.