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Combien ça gagne, une travailleuse de la DPJ?

Deux intervenantes nous ont parlé de leur « esti de job de marde » – mais qu’elles aiment malgré tout.

Par
Marie-Ève Martel
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« Une technicienne en garderie qui gère des ados avec des problèmes d’ado » : c’est en ces mots que Karine, intervenante dans un centre jeunesse pour adolescents, décrit son travail.

Celle-ci a accepté de s’adresser à Quatre95 sous un nom d’emprunt, après que plusieurs travailleuses et intervenants jeunesse aient décliné ma demande d’entrevue, jugeant trop « risqué » de parler à une journaliste, ou respectant une consigne interne leur interdisant de le faire après que plusieurs scandales aient ébranlé la Direction de la protection de la jeunesse (DPJ), ces dernières semaines.

Entre soutien et discipline

Pour Karine, une journée type consiste à réveiller les pensionnaires et à s’assurer qu’ils respectent leur horaire du jour, que ce soit de la formation, de la thérapie ou des visites.

« Chacun des jeunes a un plan d’intervention avec un projet de vie », raconte Karine.

« Il y a des jeunes qui vont bien, qui respectent le plan, mais tu en as d’autres qui s’en foutent carrément et qui testent constamment tes limites. »

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Une grande partie du travail de l’intervenante consiste toutefois à gérer les tensions et les conflits qui peuvent survenir entre les adolescents. « Il y a des protocoles. Tu laisses le choix au jeune de faire ce qu’il veut, mais en sachant qu’il va y avoir des conséquences », illustre la technicienne en travail social.

Une réalité différente dans le Nord

De son côté, Aurélie (également un nom fictif) travaille comme intervenante à la protection de la jeunesse dans le Nord-du-Québec. C’est elle qui évalue les dossiers des enfants faisant l’objet de signalements et qui procède à des entretiens et des suivis pour déterminer si un enfant doit être retiré de son milieu.

Ses journées sont loin d’être routinières : elles sont plutôt ponctuées des urgences qui surviennent.

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« Par exemple, l’autre jour, j’ai dû aller chercher des enfants à la garderie qui étaient malades; on les amène au bureau et on les gère pendant qu’on travaille, relate la jeune femme. Une autre journée, j’ai dû aller chercher un jeune dans une famille d’accueil (foster) et l’apporter dans une autre le temps que la première ait un répit. »

Le temps libre est investi à gérer la paperasse et faire des suivis de courriel.

La question culturelle est aussi centrale dans l’emploi d’Aurélie, qui a des études universitaires en psychologie et en criminologie. « On essaie d’appliquer une loi [ndlr : la Loi sur la protection de la jeunesse] bien caucasienne à des personnes des Premières nations, explique-t-elle. Il faut une certaine sensibilité pour comprendre que la réalité de cette clientèle-là est très différente de la nôtre, ne serait-ce que les traumas intergénérationnels, entre autres attribuables aux pensionnats autochtones, qui font partie de notre quotidien. »

« Un moment donné, c’est beaucoup à gérer, reconnaît-elle ensuite. J’essaie de me souvenir que je travaille toujours avec les pires cas, que ce n’est pas comme ça que ça se passe dans toutes les familles. »

Un salaire variable

Travailler dans un centre jeunesse est un emploi syndiqué. Selon le calculateur salarial de l’Alliance du personnel professionnel et technique de la santé et des services sociaux, le salaire horaire d’un travailleur social en début de carrière était de 29,50$ en 2024; après 18 ans d’expérience, il atteint 52,28$.

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À cela s’ajoutent des primes de soir, de nuit ou de fin de semaine, et une prime de milieu de 10% si l’intervenant travaille dans un centre jeunesse, incluant la DPJ.

Le salaire horaire peut varier légèrement d’une région à l’autre. Ainsi, le salaire d’entrée peut être plus élevé dans une région, pour attirer des travailleurs, mais ne pas être le plus généreux au sommet de l’échelle.

Des conditions discutables

« Un moment donné, faut peut-être penser à ajuster les salaires. »

« C’est une esti de job de marde par moments », râle Karine, qui aime pourtant son travail.

« Donne-moi les conditions d’une infirmière, pis là, on parle. »

Outre le salaire, le caractère difficile de l’emploi et la pression qui l’accompagne augmentent le taux de roulement du personnel – des données de 2023 révelaient d’ailleurs que les taux de postes vacants frôlaient les 30% pour certains rôles. « Nous, on a une application sur notre cellulaire pour savoir quels shifts on peut prendre en plus parce qu’il manque de monde, témoigne Karine. Ce n’est même pas une liste de rappel, c’est une application qui nous dit : ‘’Tu veux des heures? Voici ce qui est disponible’’. »

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Aurélie estime aussi que le salaire ne reflète pas l’ampleur du travail accompli par les intervenantes.

« C’est clair qu’on devrait être payées plus ; ça aiderait au niveau de la rétention du personnel et des congés maladie, avance-t-elle. Les salaires tiennent souvent compte des risques encourus au niveau physique, mais il faudrait que les risques psychologiques soient pris en considération. »

« Ça apporterait aussi une meilleure reconnaissance du métier au niveau gouvernemental, ajoute Aurélie. On travaille dans un domaine qui n’est pas facile. »

En effet, le personnel de la DPJ est toujours en proie à de la détresse psychologique, avec un niveau de stress plus élevé que les autres travailleurs sociaux, révélait une enquête menée par l’Ordre des travailleurs sociaux et des thérapeutes conjugaux et familiaux, dans un article du Devoir publié ce printemps.

Selon le reportage, 42% des travailleurs en protection de la jeunesse envisageaient de quitter le milieu à court terme.

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La difficulté à prendre des pauses, la charge de travail croissante et le manque de soutien psychologique font aussi partie des enjeux que doivent vivre bon nombre d’intervenants, indiquait un sondage de l’APTS en 2022.

Coup de barre souhaité

Au-delà des conditions salariales, Karine estime qu’un meilleur encadrement de son métier est nécessaire, bien qu’elle s’oppose à la création d’un ordre professionnel. Une avenue trop contraignante et coûteuse à ses yeux.

L’intervenante n’est pas surprise du récent scandale sexuel ayant ébranlé le milieu de la protection de la jeunesse. Au centre de réadaptation Cité-des-Prairies, à Montréal, il a été rapporté qu’au moins neuf éducatrices ont entretenu des relations inappropriées avec au moins cinq jeunes.

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« La séduction, ça se joue à deux. Certaines intervenantes vont user de charme pour essayer d’emmener le jeune à bien se comporter », témoigne-t-elle.

« En même temps, il y a des intervenantes qui ont peut-être quatre ou cinq ans à peine de plus que ces ados-là, elles sortent de l’école. »

« Quelle autorité peuvent-elles avoir sur des ados de six pieds quand tu leurs dis que c’est l’heure d’aller se coucher? »

« Déjà, il devrait y avoir une différence d’âge plus grande entre le plus vieux pensionnaire et la plus jeune éducatrice », suggère-t-elle, ajoutant que les centres pour jeunes hommes devraient compter trois fois plus d’intervenants masculins que féminins. À l’inverse, les intervenantes féminines devraient être majoritaires dans un milieu de jeunes femmes.

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Aurélie attribue certains écarts d’intervenantes et certains manques de jugement à la pénurie de personnel. « Le besoin en intervenants est tellement grand qu’on met des jeunes, qui sortent d’une technique à 20, 21 ans, dans des milieux qui nécessitent un accompagnement et de l’encadrement, évalue-t-elle. Ça prend une certaine force mentale et de caractère pour être mis là-bas. »

La criminologue tient tout de même à nuancer le poids de ces événements. « Je pense que les cas qui sortent dans les médias manquent parfois de contexte, dit-elle. Oui, il y a des histoires déplorables qui se sont passées, mais c’est passer sous silence tout le bon travail qui se fait. »