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Combien ça gagne un épidémiologiste?
Plusieurs professions ont, par la force des choses, été mises sur le devant de la scène avec la crise sanitaire. Les épidémiologistes en font partie. Il suffit de regarder sur Google Trends pour voir qu’entre le 29 mars et le 04 avril, le terme «épidémiologiste» a atteint son record de recherche.
En même temps, ils sont les interlocuteurs privilégiés des journalistes pour commenter les décisions gouvernementales en lien avec la pandémie. Benoît Mâsse, professeur à l’École de santé publique de l’Université de Montréal et chef de l’Unité de recherche clinique appliquée du CHU Sainte-Justine, est intervenu dans de nombreux articles de Radio-Canada, La Presse ou Le Devoir.
Maintenant c’est avec nous qu’il cause, mais dans un autre registre. Je ne peux tout de même pas résister à lui demander s’il s’attendait à vivre une crise sanitaire comme celle de la COVID-19 un jour. «Malheureusement, oui. Déjà à la fin janvier, moi et des milliers d’autres, nous doutions qu’on serait frappés durement par cette pandémie. Je crois aussi qu’il y en aura d’autres». Le ton est lancé, on peut parler salaire maintenant.
Un domaine vaste qui demande de la patience
Pour commencer, Benoît met les choses au clair. L’épidémiologie c’est un domaine très vaste, et il n’y en a qu’un certain nombre qui s’intéresse aux maladies infectieuses comme la COVID-19. La plupart des épidémiologistes ont une spécialité bien définie comme le cancer du sein ou du poumon. «Beaucoup d’épidémiologistes connaissent la base de transmission d’un pathogène dans une population, mais ils ne sont pas spécialisés dans ce domaine».
«Faire des campagnes de prévention c’est long, l’impact n’est pas immédiat. On peut travailler pendant 15-20 ans avant de voir une amélioration. Il faut être extrêmement patient et passionné.»
Il n’y a pas de formation de premier cycle en épidémiologie, il faut commencer par un bac dans une discipline comme les sciences pures, sciences de la santé ou quantitatives. Ce n’est que quand on arrive au doctorat qu’on se choisit une spécialité dans un domaine. Il s’agit donc de ne pas être pressé. C’est d’ailleurs une constante dans le métier. «Faire des campagnes de prévention c’est long, l’impact n’est pas immédiat. On peut travailler pendant 15-20 ans avant de voir une amélioration. Il faut être extrêmement patient et passionné.»
Quand je lui parle de salaire, Benoît me répond d’abord que c’est rare qu’on choisisse une spécialité à partir de ce critère. Mais comme la fonction demande au minimum une maîtrise, il admet que les salaires ne sont pas mauvais, que l’on soit dans le privé ou le public.
La différence : privé / public
«Dans un centre de recherche, ceux qui commencent avec une ou deux années d’expérience sont à 60 000$ par année environ, et après presque 7-8 ans ils vont être rendus à près de 100 000$», explique Benoît.
Dans le privé, le salaire de départ se situe autour de 75 000$. La différence est qu’il y a plus d’opportunités pour des postes à responsabilités. «Ce n’est pas rare qu’un épidémiologiste senior gagne un demi-million avec bonus dans l’industrie pharmaceutique. Sinon après 10 ans ils peuvent atteindre le 150 000$ – 175 000$ par année».
Une autre différence se trouve dans le financement. Dans le privé, les projets sont nettement plus définis et dépendent moins de subventions. Si une compagnie investit pour démarrer une étude, elle va mettre les moyens pour que la qualité soit là. Elle n’aura pas vraiment le choix, car les autorisations sont délivrées par Santé Canada.
«Ce qu’il s’est passé dans les CSHLD, d’autres épidémiologistes ont écrit sur ça il y a 4-5 ans et c’est passé inaperçu.»
Du côté public on connait l’histoire. Comme dans beaucoup de domaines de recherche, les financements sont généralement insuffisants. «C’est vraiment un gros défi, j’ai perdu des employés qui sont retournés vers le privé parce qu’ils sont tannés. Je ne dis pas qu’on n’arrive pas à faire des études de qualité, mais on doit faire énormément d’effort». Il pense d’ailleurs que la crise va aider le gouvernement et le public à mieux comprendre les enjeux de ces études. «Ce qu’il s’est passé dans les CSHLD, d’autres épidémiologistes ont écrit sur ça il y a 4-5 ans et c’est passé inaperçu. Ça risque de moins être le cas.»
Rien de mieux que le terrain
Selon Benoît, le job d’épidémiologiste de terrain attire beaucoup de personnes. Ils travaillent pour des organismes comme l’Organisation mondiale de la santé ou des OBNL et se rendent sur place lorsque surgit un virus comme Ebola. Leur salaire tourne autour des 75 000$ avec une ou deux années d’expérience.
C’est attractif notamment pour des jeunes qui veulent mettre la main à la pâte et soutenir les communautés en leur donnant des outils et des formations pour les aider à se protéger. «Selon moi, il n’y a rien de tel qu’un contact soutenu et direct avec les communautés, c’est très stimulant. Quand tu te promènes en Ouganda au plus grand moment de la crise du VIH, tu comprends, ça t’ouvre les yeux».
Métier d’avenir : agent sanitaire
Depuis quelque temps, les épidémiologistes sont de plus en plus demandés par les entreprises pour prévenir l’éclosion de nouveaux foyers d’infection, mais aussi pour rassurer le public. Benoît a reçu au moins une douzaine d’offres de consultation, pour des compagnies aériennes ou des émissions de télévision qui veulent reprendre les tournages. «Elles souhaitent avoir une évaluation de leur plan de déconfinement. Nous, on peut dire ce qui est à risque et ce qui ne l’est pas, on peut faire des recommandations générales».
Pour Benoît, ces demandes ont mis en lumière un nouveau besoin dans les entreprises. Une personne devrait être assignée pour assurer le strict suivi du plan de déconfinement. «On ne peut pas laisser cette responsabilité au patron ou aux employés, donc ce que je suggère c’est d’avoir des agents sanitaires qui ont des informations en épidémiologie et qui surveillent ce qu’il se passe».
Il va même jusqu’à imaginer la création dans le programme universitaire d’une formation en épidémiologie de base qui permettrait d’acquérir une expertise suffisante pour travailler après le bac. «Il faudrait que j’en parle à mon doyen», note-t-il.
Le livre de la pandémie
Comme il l’explique, les épidémiologistes auront un travail d’introspection à faire une fois la crise terminée. «On va devoir remettre en question notre approche. On a mis en place ce qu’on nous a enseigné, mais on devra se demander: est-ce que le confinement était la bonne chose à faire?» Benoît parle de considérer tous les effets (économique, santé mentale, anxiété…) et pas juste les décès pour ajuster es futures mesures.
«Le livre pour la pandémie, on l’a pas encore écrit, il va s’écrire dans les prochaines années et il faudra regarder comment améliorer les recommandations». À partir de là pourront être intégrés des changements dans la formation pour faire évoluer les pratiques. Ça ne serait pas une mauvaise chose, car selon lui, le programme est plus ou moins le même depuis qu’il l’a suivi entre 1988 et 1993.
Ce qui est sûr c’est qu’avec les récents événements, le job d’épidémiologiste se place en pole position de la liste des «métiers d’avenir».