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Collages féministes : à qui la rue?
Vous les avez sûrement vues et revues, au détour d’une rue, d’une ruelle, ces feuilles blanches serties de lettres noires, ces slogans sauvages parfois déjà à demi-décollés. Sur les murs de Montréal depuis le printemps passé, elles apparaissent et disparaissent, se répondent parfois. « Colleureuses », c’est le nom que se donnent les membres de ces groupes qui s’adonnent à ce militantisme éphémère. J’ai accompagné quelques-un.e.s des colleureuses de Collages féministes Montréal, le temps d’une soirée dans la rue.
C’est dans un petit parc près de la station de métro que je dois rejoindre le groupe. Le point de ralliement a été envoyé sur une application de messagerie cryptée par celleux que je ne connais ni de nom ni de visage. Tout ce que j’ai pour les reconnaître: des pseudonymes et leurs silhouettes affublées de sac à dos qui s’approchent. On échange quelques présentations (bonsoir Magenta, Xena, Ruby et Charlie), les pronoms par lesquels on aimerait être désigné.e.s, puis on se met en marche. Le soleil se couche et le couvre-feu arrive vite, après tout.
«Je veux qu’on soit obligé de voir qu’on est fâché.e.s.»
Les alentours du métro Saint-Michel, qui ont pourtant abrité mon premier appartement d’étudiante, me paraissent bien étranges dans la lumière déclinante. Ces mois passés cloîtrée dans mon appartement m’ont fait oublier ce que c’était de parcourir les rues sans aller du point A au point B. C’est pourtant ainsi que les colleureuses découvrent les endroits parfaits pour leurs œuvres. Je demande quel genre de mur ferait l’affaire. « Un endroit voyant, passant, je veux qu’on soit obligé de voir qu’on est fâché.e.s », me répond Magenta.
C’est en France qu’on retrace la naissance du mouvement de collages féministes. En 2019, les mêmes feuilles blanches commencent à envahir les villes françaises. Rapidement, le principe est repris ailleurs. Le procédé est simple et facilement reconnaissable, on s’en inspire à Montréal.
Deux collectifs s’y forment presque en même temps, au printemps 2020: Collages féministes Montréal et Collages féminicides Montréal. Bien que j’aie accompagné les colleureuses du premier collectif, je tenais aussi à m’entretenir avec le deuxième. « C’est vraiment par hasard que les deux ont commencé presque en même temps », m’explique Camille, qui fait partie des fondateur.rice.s de Collages féminicides Montréal, « On a eu des discussions pour voir si on fusionnait. Comme on était déjà habitué.e.s à nos pratiques, on a décidé de rester deux collectifs distincts. On couvre plus de terrain comme ça et ça nous empêche pas d’être solidaires. »
Retour dans la rue. Un premier mur de brique intéressant s’offre au groupe sur une rue commerçante. Rapidement, on se divise les rôles: deux qui collent, deux qui montent la garde aux intersections. Chacun.e sait ce qu’iel à à faire. Toustes se glissent à l’oreille des écouteurs pour rester en contact à distance. J’ai l’impression de participer à une mission d’espions.
Avec des gestes adroits et rapides malgré le froid qui commence déjà à menacer l’intégrité de la batterie de mon téléphone, Ruby donne un coup de pinceau plein de colle, Magenta colle la feuille de papier contre le mur, Ruby repasse avec la colle et on recommence. La colle faite d’eau et de farine dans les cuisines des colleureuses volontaires est transportée dans des tupperwares. « La pire chose qui peut arriver, c’est quand ta colle se renverse dans ton sac », avertit Ruby.
En moins d’une minute, les lettres sont assemblées. « Le viol conjugal existe », lisent les passants qui jettent quelques regards sans rien dire.
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Art ou militantisme? C’est un peu les deux pour Juliette de Collages féminicides Montréal: « L’art de la résistance, ç’a toujours soutenu les mouvements militants, surtout ceux qui ont peu d’espace dans les grands médias. Il y a une sensibilité artistique, mais le but, c’est qu’on avance sur des enjeux sociaux. »
« En tant que femme et personne queer, je ne passe pas une journée sans vivre une interaction empreinte de violence », me raconte Mathilde, qui a rejoint le collectif il y a quelques mois, « Cette colère-là, je ne veux pas la garder en moi, donc je la remets dans les espaces publics, dans la rue. C’est une façon pour moi de répondre à ces violences. »
«Le sommet de cette montagne, c’est le féminicide, l’acte de tuer une femme parce qu’elle est une femme.»
La violence faite aux femmes et aux personnes de minorités sexuelles et de genre est au coeur des convictions du collectif, jusqu’à son nom. C’est aussi pour faire connaître l’expression« féminicide » que le collectif s’appelle ainsi, explique Camille: « Cette violence-là, elle existe sur un continuum. Ça commence avec des petits gestes anodins, des commentaires, mais c’est là-dessus que se basent des comportements beaucoup plus graves. Le sommet de cette montagne, c’est le féminicide, l’acte de tuer une femme parce qu’elle est une femme. »
Cependant, les slogans des colleureuses portent sur bien plus que la violence faite aux femmes. Il y est question de racisme, de pauvreté, de discrimination envers les travailleur.euse.s du sexe et bien d’autres. L’inclusivité des personnes et des luttes est nécessaire au bon fonctionnement du collectif, selon Camille: « Cette violence est inextricable des autres oppressions. Les systèmes d’oppression se basent les uns sur les autres et se répondent. »
Les colleureuses choisissent donc leurs slogans grâce à un vote anonyme. « S’il n’y a pas l’unanimité, on en discute et on le retravaille. Tout le monde peut proposer un slogan, donc plus le collectif s’agrandit, plus on couvre de sujets », se réjouit Juliette.
L’autoroute 40, quelques rues au plus au Nord, est un bijou de laideur difficile à ignorer. Il tente les colleureuses avec ses grands piliers de béton. Une fois face à la bête, iels constatent que l’environnement de collage sera un peu plus rock and roll: des voitures qui passent à toute vitesse sur la voie de service, peu d’espace entre la structure et la rue. Iels se concertent, l’occasion est quand même trop belle, iels n’auront qu’à prendre le plus court de leurs slogans.
«Franchement, on colle des bouts de papier. Les agressions, les viols, ça, c’est des vrais crimes!»
Alors que je tente désespérément de trouver un angle intéressant pour immortaliser leur collage, l’œil sur ma batterie de plus en plus frileuse, un mouvement passe à travers les colleureuses. Je n’ai pas entendu ce qui s’est dit dans leurs écouteurs. Je n’ai même pas vu la voiture de police qui pourtant est passée tout près. Je les vois tout lâcher et courir, par exemple, donc je les suis sous la 40. « Ils ne se sont pas arrêtés, je crois qu’on est ok », me rassure Xena. « Franchement, on colle des bouts de papier, faut arrêter de penser que c’est un crime! Les agressions, les viols, ça, c ’est des vrais crimes! »
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Le 16 décembre 2020, deux colleuses on été arrêtées par la police alors qu’elles placardaient un slogan à propos l’acquittement de Gilbert Rozon pour viol et attentat à la pudeur. Elles ont écopé de deux amendes de 1296$. Roxane y était, mais elle a pu se sauver avant l’arrivée de la police. Elle me raconte comment la brutalité de l’arrestation et le montant des amendes a provoqué un raz-de-marée de mobilisation: « Ç’a été la folie. En 2 jours, on a cherché des avocats, on a parti une campagne de sociofinancement, on a écrit une lettre ouverte pour le Devoir à 60! C’était beau de faire ça toustes ensemble, on écrivait comme d’un seul corps. La solidarité était incroyable et on a facilement pu payer les amendes. »
L’heure avance et il nous reste du temps pour un ultime collage. Mon stylo est gelé, mon téléphone est gelé, même mon masque a gelé sur ma bouche. Les colleureuses semblent ignorer le froid et s’affairent sur le mur. Une fois le slogan placardé, Magenta, qui faisait le guet, revient. Elle n’est pas certaine de l’interprétation qui pourrait être faite des mots devant nous. Après délibération, un consensus est atteint. « L’amour sans bleu » devient « l’amour est sans bleu ». Heureusement, Charlie avait pensé à amener des mots de spare. Plus malheureux cependant, mon cellulaire décède au moment où je veux immortaliser le slogan final. Il aura tenu presque jusqu’au bout.
Ce n’est pas la température en pleine dégringolade, mais l’approche du couvre-feu qui décide les colleureuses à s’arrêter là pour ce soir. Sur le chemin vers le métro, Xena pointe des formes blanches au loin. « C’est un autre collage ça », m’indique-t-ille avec gaieté.
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Dans les rues que je ne reconnais plus, je comprends comment il peut faire du bien de s’y voir, de se rappeler les murs où on a collé. Je pense à la manière dont on peut, à travers des bouts de papier et un peu de colle, créer une communauté. Et ça me ramène à la conversation que j’ai eu avec Collage féminicides Montréal.
« C’est rassurant d’aller occuper l’espace de la rue en groupe. C’est aussi rassurant de voir nos collages, ça nous rappelle qu’on est pas seul.e.s. », m’a confié Juliette.
« C’est tellement un privilège de trouver des gens avec qui tu partages autant. Tu sais que tu vas pouvoir échanger avec ces personnes-là sans tout devoir leur expliquer. Tu sais qu’avec elles, tu es safe », a précisé Mathilde.
« J’ai tellement hâte au moment où on va pouvoir se réunir les 60. Ça va être tout un party! », a aussi dit Roxane. Elle venait, sans le savoir, de trouver la meilleure conclusion à cette aventure.