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Une fine averse de neige rend le Vieux-Montréal féérique comme un film de Noël.
À l’Accueil Bonneau, rue de la Commune, plusieurs sans-abris grillent des cigarettes devant l’entrée et s’entassent dans la salle d’attente en attendant leur tour pour manger à la cafétéria au sous-sol, où saucisses, fèves au lard et cupcakes multicolores sont au menu.
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Je grimpe au deuxième, où un salon de barbier est discrètement aménagé dans le coin du vestiaire. L’enseigne est bien visible à l’extérieur du local exigu tout équipé, pratiquement à l’abandon. « Ça fait six ans qu’on n’a plus de barbier stable, sinon on a des bénévoles qui viennent des fois, mais sans horaire », explique Alain Perreault, le chef de service bénévole.
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Mais aujourd’hui, le Salon de barbier Bonneau va revivre à nouveau, puisqu’Emmanuelle Bolduc reprend du service pour une quatrième fois depuis novembre dernier.
Cette Montréalaise de 34 ans offre gratuitement des coupes de cheveux et de barbes aux gens de la rue, en marge de son projet baptisé « Phénix ».
La coiffeuse ne chômera pas, comme à chaque visite d’ailleurs. « Elle est très appréciée, elle prend le temps de jaser et elle est très à l’aise avec eux », louange Alain, qui a facilement recruté une dizaine de clients lors d’un simple appel à tous dans la cafétéria ce matin.
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La popularité d’Emmanuelle est telle qu’elle a trainé son amie Marie-Ève pour qu’elle lui prête main-forte, en plus de ses tondeuses, ciseaux, peignes et désinfectants. « J’ai commencé à couper des cheveux en 2014, d’abord une fois par mois. Je voyais alors l’impact de mon travail sur les gens qui repartent d’ici heureux. Je suis une des seules personnes qui les touche physiquement, qui stimule leurs hormones du bonheur et ça devrait être un droit pour tous », explique la jeune femme, qui ne veut rien savoir de travailler dans un salon conventionnel. « Mon but est d’aider les gens qui vivent des situations précaires », explique-t-elle.
Pour atteindre son objectif, elle doit convaincre les instances concernées de lui octroyer une subvention pour pouvoir transformer sa mission en métier. « Il y a de très gros besoins. Je pourrais facilement travailler à temps plein, mais je ne veux pas le faire bénévolement. Je dois aussi payer mes comptes et élever mon fils », explique-t-elle.
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Ghislain, Jacques, etc.
Tout est en place, Emmanuelle et Marie-Ève peuvent accueillir leurs premiers clients. Ghislain et Jacques s’amènent. Le premier veut une tonte à zéro et l’autre quelque chose de propre. Jacques et Emmanuelle parlent de la neige qui tombe encore et du menu de la cafétéria. Marie-Ève et Ghislain parlent de l’importance du respect de la femme. « Est-ce que je taille aussi tes sourcils? », demande Emmanuelle à son Jacques, qui a un sourire estampé au visage en permanence depuis son arrivée. « La dernière coupe que j’ai eue il y a deux mois, c’était grâce à elle! », lance-t-il fièrement.
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Ghislain lui, a sûrement perdu 10 ans en quittant le petit salon. « J’aime ça, ça me rajeunit. Je ne consomme pas et j’essaie de faire attention à mon look, d’améliorer ma situation », explique l’homme originaire de Percé, qui dort à la Mission Old Brewery tout près.
Un coup de balai et de désinfectant plus tard, Claude prend à son tour place dans la chaise de Marie-Ève, les cheveux en broussailles. « Ça va me faire du bien, je perds ben des cheveux l’hiver dans ma tuque », confie l’homme de 62 ans, qui adore ces séances capillaires épisodiques. « Ça me rend de bonne humeur, mais pas moins haïssable », souligne Claude dans un éclat de rire.
Sur la chaise voisine, Jacques roucoule, l’air aux anges, en train de se faire dorloter par Emmanuelle, qui lui masse le cuir chevelu en lui appliquant une crème.
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« Je passe devant le juge demain… »
James entre à son tour dans la pièce, avec trois sacs remplis de ses effets personnels. « Je passe devant le juge demain, une petite coupe ne peut pas nuire! », badine James, qui dit se soucier de son apparence même s’il est dans la rue. « J’ai recommencé à aller mieux, à prier et il m’arrive plein de belles choses présentement. Faut juste pas que je retourne dans Rosemont, mes chums de brosse sont là… », confie le Saguenéen d’origine, qui dort à la Maison du père.
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Emmanuelle l’entreprend aussitôt, lui demande ce qu’il aimerait comme coiffure, le complimente sur sa beauté. James rougit un peu. Emmanuelle a vraiment le tour, comme un poisson dans l’eau dans cet univers dysfonctionnel. Même chose pour Marie-Ève, qui vient de switcher en anglais à la demande de son nouveau client, en train de s’insurger contre le prix des loyers dans le contexte de crise du logement.
James, lui, s’épanche sur son plus grand rêve, celui de chanter.
« Ben go, chante! », l’encourage Emmanuelle, qui jette les lames utilisées entre chaque client, en plus de porter des gants. « C’est pas parce que je ne veux pas te toucher, c’est parce que je veux te protéger », assure la coiffeuse, en référence à la gale, aux poux, aux punaises et aux infections fongiques de la barbe qui accompagnent certains de ses clients. Emmanuelle s’assure même que les clients la voit jeter chaque lame dans un contenant pour déchets bio-médicaux, puisque l’hygiène et la sécurité sont à ses yeux prioritaires.
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Un autre coup de balai et de désinfectant, puis au tour de Denis de prendre la place de James. « Peux-tu juste trimer un peu, je commence à faire peur au monde », s’exclame Denis, un gaillard au visage dur, qui entreprend aussitôt une diatribe contre le prix des salons de coiffure conventionnels.
Entre au même moment Sylvain, qui prend place dans la chaise d’à côté. Il taquine un peu Denis, qu’il connait bien. L’ambiance est bon enfant, même si Denis chiale sur tout ce qui bouge : le système d’éducation, les punaises de lit dans son bloc, sans oublier un de ses colocs, un « trou de cul qu’il a dû crisser dehors à coup de poing sur la gueule ». « Je sais c’est quoi un trou de cul, j’ai été élevé par mon père », tranche Denis, pendant que Marie-Ève philosophe avec Sylvain. « Des fois on veut aider les autres, mais on s’oublie là-dedans », souligne la jeune femme, qui aimerait démarrer une clinique de détatouage. « J’en offrirais deux ou trois par année à des gens qui veulent enlever des tatous haineux », souligne Marie-Ève, qui semble avoir autant le cœur sur la main que son amie.
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En quittant l’Accueil Bonneau par les rues enneigées, je me suis mis à penser aux salaires débiles des joueurs de hockey, à ceux des avocats, de certains politiciens, des fonctionnaires et des journalistes aussi (sauf ceux d’URBANIA bien sûr).
Je suis certainement un gros naïf, mais il me semble que le monde serait un peu meilleur si on permettait à Emmanuelle d’être payée pour faire sa job aussi noble.
Parce qu’en deux heures dans le petit salon de barbier de l’Accueil Bonneau, j’ai vu des laissés- pour-compte de la société être des humains comme les autres le temps d’un coup de ciseaux.