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Climat toxique dans le milieu de l’humour, malaises en conférence de presse

Le regroupement « Pour les prochaines » souhaite en finir avec la culture du viol en humour, mais c'est pas gagné.

Par
Lucie Piqueur
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Il y a quelques semaines, un courriel anonyme a été transmis à plusieurs professionnels du milieu de l’humour. Il s’agissait d’une liste de noms, 21 humoristes et auteurs dénoncés par au moins deux personnes pour leurs comportements problématiques avec les femmes. Le caractère anonyme et non spécifique des dénonciations a beaucoup fait jaser en coulisses. «Diffamation!» «Chasse aux sorciers!» «Mensonges!» Les discussions ont largement tourné plutôt autour de la méthode que du propos. Le fait est que la culture du viol est bien vivante dans le milieu de l’humour…mais aussi dans le milieu des médias.

Suite à cette liste et à l’accueil qu’elle a reçu, deux humoristes de la relève, Audrey-Anne Dugas et Catherine Thomas, appuyées par le mouvement «Québec contre les violences sexuelles» , ont décidé de créer Pour les prochaines, un regroupement qui souhaite venir à bout de la culture du viol en humour. Hier, Pour les prochaines a partagé son manifeste et annoncé ses intentions lors d’une conférence de presse sur la rue Jean-Talon, à Montréal. URBANIA y était. La bonne ambiance, pas vraiment.

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Mettre en lumière les angles morts problématiques de l’après #moiaussi

En gros, ce que veulent les membres de Pour les prochaines, c’est qu’on cesse de banaliser le harcèlement sexuel dans le milieu de l’humour (harcèlement qui décourage beaucoup d’entre elles à entreprendre une carrière d’humoriste), qu’on se calme avec les blâmes et les menaces envers les femmes qui osent dénoncer, et qu’on prenne plus de mesures pour lutter contre les violences sexuelles, en particulier avant qu’elles arrivent. Plusieurs initiatives ont été prises depuis la vague #moiaussi, mais bizarrement, des trucs comme la création du festival Grand Montréal Comique (afin de se dissocier de Gilbert Rozon) n’ont pas tellement aidé le sort des femmes en humour.

Lors de la conférence de presse, Pour les prochaines a rappelé qu’une grande partie de la job des humoristes se déroule dans les bars, à l’abri des regards des institutions souhaitant les protéger. Mais surtout, l’industrie de l’humour est tellement lucrative au Québec que les enjeux de protéger les réputations et les carrières passent pas mal avant tout le reste.

Tension et coup de théâtre

La tension était palpable hier dans la salle. On sentait que plusieurs journalistes étaient surtout là pour jaser de la fameuse liste, malgré que le regroupement Pour les prochaines ne revendique pas du tout l’écriture du courriel anonyme. «Est-ce que c’est la bonne façon de procéder, selon vous, écrire des dénonciations anonymes?» «Est-ce que vous encouragez le fait que dans un courriel, on ait dénoncé des noms, comme ça?» «C’est de la diffamation, quand même, de mettre des noms comme ça dans un courriel, sans précision, en les liant à des accusations très graves…» Ce furent littéralement les trois premières questions des journalistes, ce qui a pas mal fait grogner certaines personnes dans l’assistance. Si les journalistes ne lâchaient pas le morceau, c’est qu’ils ont entre les mains une liste brûlante, que l’éthique journalistique ne leur permet pas de partager. Heureusement, d’ailleurs, car le but avoué du fameux courriel n’est pas de dénoncer gratuitement au public, mais plutôt de se passer le mot dans le milieu afin que les comportements problématiques cessent.

C’est là que, tout à coup, un gars dans le fond a levé la main. «Heu, bonjour. Mon nom était sur la liste…»

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C’est là que, tout à coup, un gars dans le fond a levé la main. «Heu, bonjour. Mon nom était sur la liste…» Sursaut dans la salle. Les caméras se tournent brusquement vers lui. Le gars a justifié un peu sa situation et a dit encourager l’initiative de Pour les prochaines. Puis, lui aussi a dénoncé la méthode employée par les Anonymes et leur liste. «J’aurais dû avoir une tape sur les doigts, j’ai pris un coup de pelle dans la face.» À la fin de la conférence de presse, c’est autour de lui que les journalistes se sont pressés pendant qu’Audrey-Anne et Catherine attendaient pour se faire interviewer. Nouveau malaise.

Des ressources sous-utilisées ou inefficaces?

«La chose qui m’obsède, c’est qu’on fait affaire à des décennies voir des siècles de comportements et on doit trouver comment faire pour pouvoir dire “l’année prochaine y en aura plus”.» – Louise Richer

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Louise Richer, la directrice de l’École Nationale de l’Humour, avait l’air désemparée. Selon elle, les outils existent mais ils ne sont pas utilisés. «La chose qui m’obsède, c’est qu’on fait affaire à des décennies voir des siècles de comportements et on doit trouver comment faire pour pouvoir dire “l’année prochaine y en aura plus”.» Elle s’est dit contente que de nouvelles voix s’ajoutent à la discussion et était partante pour collaborer avec Pour les prochaines.

À la fin de la conférence de presse, j’ai eu l’impression que tout le monde était un peu soulagé de quitter la salle, où s’étaient accumulées beaucoup de tensions. Audrey-Anne Dugas et Catherine Thomas, elles, venaient de s’installer sur la ligne de feu. J’ai pensé à ce qu’elles avaient dit au début de leur allocution : plusieurs femmes humoristes ouvertement féministes auraient reçu des menaces de mort en lien avec la liste anonyme, peu importe qu’elles soient impliquées ou non.

Les deux humoristes de la relève ont mentionné que certaines, dans le milieu, craignaient de se joindre publiquement au mouvement à cause des risques que ça représente pour leur carrière. C’est vrai qu’on n’est pas pour perdre les quelques-unes qui ont réussi à percer.

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Concernant sa propre carrière, Audrey-Anne Dugas a philosophé : «Si jamais ça fait en sorte que je ne peux plus être humoriste, de toute façon, j’ai un autre emploi. Je suis réalisatrice documentariste. Ça va me faire plaisir, si jamais ça brise ma carrière, de faire un beau documentaire là-dessus.»

Avec tout ça, il y en a encore qui doutent que la culture du viol existe.