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« Ciseaux » : raviver la mémoire queer de Montréal
C’est en constatant le manque de bars et de lieux de rassemblement destinés à la communauté lesbienne de Montréal que Mélodie Noël Rousseau et Geneviève Labelle se sont lancées dans la création du spectacle Ciseaux.
En se réappropriant les clichés lesbophobes, les membres fondatrices de la compagnie Pleurer Dans’ Douche (MOSCA Techno Remix, In Da Club, Rock Bière : Le documentaire) proposent une réflexion sur la sous-représentativité des personnes s’identifiant comme femmes, entre autres dans le milieu 2SLGBTQI+.
Je suis allée leur rendre visite au théâtre Espace Libre à quelques jours de leur première.
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Avant de rentrer dans le vif du sujet, j’aimerais parler du nom de votre compagnie, Pleurer Dans’ Douche. C’est selon moi le meilleur nom de compagnie de théâtre ever. Ça vient d’où?
Mélodie : Veux-tu une réponse intelligente?
Non, je veux la vraie réponse, même si c’est une réponse conne!
Mélodie : C’est à cause de Toni Braxton! On était dans le local qui allait devenir notre café [Le café Reine Garçon, à Montréal] et on écoutait le vidéoclip de Unbreak My Heart, dans lequel Toni Braxton pleure dans une douche vitrée. C’est tellement beau et dramatique!
Geneviève : Souvent, les gens sont comme : « Wow, pleurer dans une douche, cela fait référence aux émotions que nous vivons dans la solitude, c’est profond! » Mais non, c’est vraiment juste à cause du clip de Toni Braxton.
J’adore! Parlez-moi de vos projets jusqu’à maintenant.
Geneviève : On est sorties de l’école de théâtre du Collège Lionel-Groulx en 2016. On a rapidement ouvert un café, on a fondé une compagnie ensemble et on a commencé à sortir ensemble.
Mélodie : 2016, grosse année!
«Tu connais l’expression « lesbiennes U-Haul » ? Bien c’est ça, on a emménagé ensemble en se disant «Je t’aime»
Geneviève : Tu connais l’expression « lesbiennes U-Haul » [en référence au stéréotype des lesbiennes qui ont tendance à emménager ensemble après une courte période de temps]? Bien c’est ça, on a emménagé ensemble en se disant « Je t’aime »!
Je constate que vous n’avez pas peur des clichés!
Mélodie : Oh que non. On les embrasse!
Geneviève : Avec notre compagnie, on fait du théâtre de création avec une tendance documentaire. On aime aller chercher des témoignages audio pour nourrir nos réflexions artistiques. Par exemple, avec Ciseaux, on a rencontré 18 personnes pour recueillir leurs histoires, leurs réflexions et leurs témoignages. […] Nous avons aussi une pratique de Drag King, avec nos personnages de Rock Bière et Hervé Métal.
Plongeons dans Ciseaux. Comment décririez-vous ce nouveau spectacle?
«On a des témoignages de Manon Massé, Safia Nolin, Judith Lussier, Monique Giroux, etc»
Mélodie : Ciseaux s’inscrit vraiment dans la mouvance du théâtre documentaire. On dialogue avec des archives que l’on recueille aux Archives gaies du Québec et aux Archives lesbiennes du Québec depuis un an. On a aussi créé de nouvelles archives en interviewant nous-mêmes des femmes queers (Manon Massé, Safia Nolin, Judith Lussier, Monique Giroux, etc.) qui sont trop souvent invisibilisées et qu’on n’entend pas encore assez. On voulait rencontrer des femmes et une personne intersexe d’âges, d’expériences et de parcours différents.
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Sur scène, c’est un mélange de témoignages audio, de projections d’archives et de performances de Geneviève et moi. On a aussi une équipe de concepteurices incroyables.
Quel est le propos du show?
Geneviève : La source de la réflexion c’est : « Pourquoi il n’y a pas un crisse de bar lesbien à Montréal? » Ça a inévitablement ouvert toute une boite de Pandore sur l’invisibilisation et la sous-représentation des personnes s’identifiant comme femmes dans les communautés queers.
On a donc fouillé dans le passé, en remontant jusqu’aux années 50. On a voulu mettre en lumière des histoires qui ne sont jamais racontées. […] On a souvent le point de vue des hommes gais, mais pas souvent celui des lesbiennes quand vient le temps de raconter l’histoire LGBTQ+.
Mélodie : On sent que pour ce show, on a le vent dans le dos. Il doit y avoir des gouines-fantômes qui nous guident! […] Et nous aussi, on se mouille.
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Selon vous, pourquoi les femmes lesbiennes sont si invisibilisées?
«Aujourd’hui, on a des Safia Nolin, des Calamine, des Eugénie Lépine-Blondeau […] qui ne s’excusent pas d’être qui elles sont.»
Mélodie : Une des réponses, c’est que dans l’histoire, les femmes homosexuelles se battaient déjà pour le droit des femmes en général. C’est une question d’intersectionnalité des luttes. Se revendiquer lesbienne est sans doute venu après les combats pour l’équité salariale, le droit à l’avortement, le droit de vote, etc.
Il y a aussi tout un aspect de clandestinité. Beaucoup de femmes ne voulaient pas faire de coming out de peur de perdre leur job, d’être rejetées par leur famille. La communauté lesbienne se déployait dans les milieux underground.
Et quand on y pense, c’est récent que les femmes lesbiennes assument ouvertement leur orientation. Prends Ariane Moffatt : ce n’est qu’en 2012 qu’elle a affirmé son homosexualité publiquement. Aujourd’hui, on a des Safia Nolin, des Calamine, des Eugénie Lépine-Blondeau qui nomment leur orientation sur la place publique et qui ne s’excusent pas d’être qui elles sont. Ça fait du bien!
Geneviève : Tu sais qu’en 2016, je n’osais pas m’assumer parce que j’avais peur que ça me coûte des rôles. Et on était réticentes à nous assumer au café parce qu’on avait peur que ça nous coûte de la clientèle.
Mélodie : Si tu avais dit à Mélo de 2016 qu’elle allait faire un gros show de gouines qui s’appelle Ciseaux en 2022 à Espace libre, je l’aurais pas cru pantoute.
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Parlant de Ciseaux, qu’est-ce qui se cache derrière ce titre-là?
Geneviève : Il y a une référence à notre démarche documentaire. On utilise des archives, on fait du découpage et du collage, au sens figuré. On offre également un zine au public au début du spectacle.
«Ciseaux, c’est une réponse baveuse à l’homme blanc hétéro qui fait «ça» avec ses doigts»
Mélodie : Mais on va se le dire, c’est aussi une réponse baveuse à l’homme blanc hétéro qui fait ça [Mélodie entrelace ses index et ses majeurs, comme vous l’imaginez sans doute] en référence à LA « position sexuelle par excellence » des lesbiennes, très présente dans la porno mainstream.
Encore une fois, vous revisitez les clichés pour vous les réapproprier.
Mélodie : Oui. Sur scène, on mange une tarte aux poils et on pose une tablette! On a envie de critiquer tous ces stéréotypes de lesbiennes frustrées et chialeuses. […]
On a d’ailleurs une archive de Amazones d’hier, lesbiennes d’aujourd’hui, un groupe de lesbiennes radicales, dont une partie du discours est que le lesbianisme est une menace au patriarcat.
Qu’est-ce qui est surprenant à propos de votre show?
«Tu m’aurais-tu aimée dans ces années-là?»
Geneviève : On a décidé de construire les tableaux de notre show sur une base chronologique et je pense que les gens vont être surpris de constater à quel point les luttes et les acquis sont récents. En tout cas, nous, ça nous a pognées, on a braillé en esti en faisant nos recherches.
Mélodie : On se posait des questions comme « Est-ce que j’aurais été out à l’époque? » ou « Est-ce que mon désir pour les femmes aurait été assez fort en moi pour vivre mon orientation clandestinement et chercher les spots secrets? ». Une réplique de la pièce, c’est : « Tu m’aurais-tu aimée dans ces années-là? »
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Un mot de la fin?
Geneviève : On voit vraiment ce spectacle comme un hommage à toutes les femmes lesbiennes qui nous ont précédées et qui ont pavé la voie.
«Si on frenche dans un club, il y a encore beaucoup de gars qui vont penser qu’on fait ça pour les exciter.»
Mélodie : On veut aussi rappeler à tout le monde que les luttes ne sont pas finies et qu’il reste encore beaucoup de préjugés. Si on frenche dans un club, il y a encore beaucoup de gars qui vont penser qu’on fait ça pour les exciter.
Tant qu’il va y avoir de la discrimination, on a besoin de lieux où on se sent en sécurité.
La fin de notre show est un gros party et on espère que tout le monde, toute orientation confondue, viendra danser avec nous!