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Cinq soirs, cinq stages : carnet de terrain

Cinq soirs, cinq scènes d’humour : carnet de terrain

Tour d’horizon du stand-up montréalais.

Par
Jean Bourbeau
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Le trash

Je descends les marches maganées de l’Abreuvoir. La dernière fois que j’y ai mis les pieds, le bar portait un autre nom, et mes camarades du cégep y fracassaient leurs verres contre le mur de pierres centenaires. Une autre époque, à l’évidence.

Ce soir, c’est la soirée GHB – Gore, Hard, Brutal. Un refuge pour l’humour noir, trash, résolument incorrect, où l’on s’autorise à « dire ce qu’on ne pourrait jamais dire ailleurs ». Un territoire régi par ses propres codes tacites, peuplé d’habitués qui ne tardent pas à faire sentir leur présence, bruyante et assumée.

La salle est pleine à craquer. Dès les premières provocations de l’animateur, les rires fusent et le public déjà conquis en redemande. Ici, pas question de finesse : c’est justement l’absence de subtilité qui fait loi.

Après un monologue d’ouverture où l’animateur dégaine son arsenal de blagues-chocs, la relève défile avec, disons-le, nettement plus de retenue.

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Certains peinent, de toute évidence, à embrasser pleinement le ton rough promis par la soirée. Et plus les numéros s’enchaînent, plus une impression se cristallise : sous l’emballage transgressif, le contenu demeure étonnamment sage, presque convenu. Rien, ou presque, qui ne s’aventure hors des sentiers balisés de l’humour traditionnel.

C’est aussi ça, la loterie des soirées de stand-up, où le nom des invités reste souvent une surprise. Par contre, je n’ai pu m’empêcher de me demander si la crainte d’une malveillance invisible, toujours prête à dégainer son téléphone, ne venait pas freiner l’élan d’un humour plus abrasif. Possible aussi que cette audace ne parle tout simplement plus à la jeune garde post-#MeToo : une génération qui enchaîne les apparitions en ligne et qui n’a pas envie de compromettre sa position, même si, en théorie, les téléphones sont proscrits durant la soirée.

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Dans ce sous-sol où convergent les adeptes d’un humour sans filtre, c’est plutôt le portrait d’une contre-culture montréalaise en quête de mordant qui se dessine. Mes voisins rient à gorge déployée sur une bonne vieille blague de batte sale alors que mon invité, lui, n’a visiblement pas été conquis. Les rires faciles de la salle l’ont manifestement agacé. « À la limite, c’est moi qui s’est fait chier, pas eux », lâche-t-il sans détour, alors que nous reprenons lentement le chemin de la sortie.

Devant le bar, les fumeurs refont le monde, ou du moins, l’état de l’humour québécois. Est-ce encore vraiment drôle, tout ça? À Montréal, les soirées de stand-up se multiplient à un rythme presque industriel. Chaque soir, plusieurs affiches offrent toute leur brochette de comiques venus récolter les rires le temps de quelques précieuses minutes sur scène.

Dans cette effervescence, une question s’impose : assiste-t-on à une simple vitalité… ou à une surchauffe du marché ?

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Pour l’instant, cette première incursion dans le stand-up montréalais me laisse sur une impression floue. Mais le terrain est encore jeune.

Cinq soirs, cinq scènes. Plongée dans l’écosystème lol de la métropole.

L’inattendu

Un courriel de dernière minute m’informe que la soirée prévue au Jockey est annulée, sans plus d’explications. Pas le temps de niaiser : je bifurque vers le Siboire, sur la Main. C’est en bookant que je découvre que la populaire brasserie tient elle aussi sa propre soirée d’humour. Comme tant d’autres, finalement. À croire qu’à Montréal, toute scène devient un terrain de stand-up dès que l’éclairage s’y prête.

Dans la salle du fond, cinq humoristes se préparent à monter sur scène. Aucun nom ne m’est familier. Dès les premières minutes, l’animation installe un délicieux malaise : un couple divorcé depuis deux ans est venu, séparément, encourager leur fils. Lorsqu’il est bien dosé, l’humour awkward possède ce rare pouvoir de désarçonner. Et c’est exactement ce que réussit l’animateur qui joue avec doigté sur cette mince frontière entre le bon goût et ce petit pincement d’inconfort qui vient s’installer quelque part entre le ventre et la gorge.

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Les humoristes se succèdent, et le niveau grimpe nettement par rapport à la veille. Difficile de coller des étiquettes aux styles, mais une chose saute aux yeux : la maîtrise. Du rythme, du ton, des silences bien placés, une présence scénique assumée. Le propos, lui aussi, gagne en précision. Plus nuancé, plus réfléchi. Peut-être est-ce l’effet de l’âge : plusieurs ont franchi la barre des trente ans, et leur humour semble résonner naturellement avec un public lui aussi un peu plus mûr que la moyenne.

La salle est pleine, malgré un prix d’entrée légèrement au-dessus de la moyenne. Peut-être que ça joue sur l’ensemble : un public plus attentif, des humoristes plus affûtés.

Un bémol, tout de même : cette insistance un peu trop appuyée à vouloir transformer le public en abonnés Instagram. Bien sûr, comme TikTok, la plateforme est devenue un levier incontournable pour les humoristes québécois ; sketchs, capsules, tranches de vie absurdes : la recette fonctionne. Mais sur scène, l’instant répété où l’on invite la salle à s’abonner crée une sorte de flottement.

Comme si, à force de tirer sur la corde, la frontière entre prestation et autopromotion s’effilochait au point de devenir trop visible pour ne pas déranger.

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Cela dit, les numéros présentés au Siboire ce soir-là tiennent la route. Les rires fusent, sincères, jamais forcés. J’ai passé un bon moment.

L’open mic

Un dimanche de fête des Mères, et la salle affiche complet. Pas mal, pour une scène ouverte à 7 $. Il faut dire qu’ici, au Terminal, l’humour « vivant » bat son plein : deux, parfois trois spectacles s’y succèdent dans la même soirée.

Ce soir-là, une dizaine d’humoristes se relaient au micro, chacun jonglant avec cinq minutes top chrono. Le tout est inégal, et c’est justement ce qui rend la chose fascinante. Certains numéros s’effondrent dans l’indifférence, d’autres trouvent leur souffle, leur drôle de magie.

L’open mic, c’est le vertige de l’imprévisible. L’humour est un art ingrat : capricieux, le rire échappe à toute formule. Quand un numéro s’enlise, l’atmosphère se densifie : l’air devient rugueux, les secondes s’étirent, le plafond semble descendre. Et ce malaise, l’humoriste et nous le ressentons ensemble, presque physiquement. On souffre avec lui, on prie pour une fin rapide, propre, clémente.

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Et pourtant, entre deux débarques, surgissent parfois des instants suspendus. Des éclairs d’impro qui frôlent le sublime de l’absurde. Une phrase, un silence, un regard, et soudain, une salve de rires francs. Des fulgurances impossibles à écrire à l’avance.

Autre détail frappant : à en juger par les applaudissements, on devine une forte présence française dans la salle, Plateau oblige. Il est bien normal que les humoristes cherchent à créer un lien avec leur public… mais les blagues convenues sur la prétention des Français trou d’cul ou voleurs de jobs tombent souvent à plat. Pour les Québécois dans la salle, ça sonne crissement plus habitant qu’hilarant.

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L’open mic n’est sans doute pas la scène la plus gracieuse, mais elle reste fondamentale, voire essentielle. À Montréal comme en région, l’aristocratie de l’humour évolue dans un écosystème bien rodé : salles culturelles, solos bien huilés, tournées à guichet fermé.

Ici, on est ailleurs. C’est le club-école, l’antichambre où l’on façonne bien plus que des jokes : une voix, une présence, une couenne.

À noter : les femmes se font jusqu’ici plutôt rares. Présentes çà et là, toujours en minorité, parfois absentes, comme ce soir. Mais l’arrivée imminente d’HystéRire, un nouveau festival d’humour féministe, queer et antiraciste, laisse entrevoir non pas un changement de garde, mais un déplacement. Une scène qui se reconfigure ailleurs : dans des soirées conçues par des femmes, animées par elles, et pensées pour un public féminin. La soirée de samedi, à elle seule, compte près de 60 femmes à l’affiche.

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Tiens donc, un humoriste s’approche, brandissant ce qui ressemble à une carte de crédit noire. « Scan ça si tu veux me suivre sur Instagram », lance-t-il, les yeux doux.

L’open mic, prise II

Open mic au Bordel, rue Ontario, dans ce qui est sans doute la salle de comédie la plus prisée au Québec. Les chaises encore tièdes de la première partie, un énième pacing de la relève, se vident à peine que déjà le public afflue pour la seconde ronde. Douze humoristes, de l’apprenti aux vétérans un peu cabossés, viendront tour à tour tester leur matériel.

Pendant que les humoristes installent leurs trépieds, l’hôtesse m’offre une table au premier rang, juste devant la scène. Je décline poliment. Un jeune couple en héritera et deviendra la cible récurrente des blagues d’ouverture, de milieu, de fin. Bref, tous les humoristes s’en délecteront.

L’alignement est un peu bancal, mais il a le mérite de l’éclectisme : maladresses sincères, absurdités inspirées, silences douloureux, quelques brèves épiphanies.

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Le malaise plane, et parfois, nul abri ne semble possible. Je regarde au sol en espérant que ça passe. L’animateur, fort sympathique, rame à contre-courant pour maintenir la tension comique, mais les rires, eux, se font encore plus timides que les autres soirées, comme quoi l’aura des lieux n’assure pas les claps.

Je reconnais une humoriste aperçue plus tôt dans la semaine. Curieux d’en apprendre davantage sur les coulisses du booking, j’ouvre mon calepin. Sans gérant pour la représenter, elle me raconte qu’elle démarche elle-même les soirées où elle n’a encore jamais joué. Une première invitation ouvre souvent la porte à d’autres, au fil de la saison.

Être la seule fille sur un line-up ne l’étonne plus.

« Le fait d’être une fille, ça peut t’ouvrir la première porte, genre, ils cherchent une fille pour équilibrer. Mais la deuxième fois, ce sera pas pour ça. Une fille pas drôle, comme n’importe qui, ne sera pas réinvitée. »

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Elle m’assure qu’il est possible, en ce moment, de vivre de la scène au Québec, même sans être nommée aux Olivier ou partir en tournée. « Je dois jouer, quoi… quatre ou cinq soirs par semaine? Surtout à Montréal, mais de plus en plus en région : les cachets y sont souvent plus avantageux. On fait du covoiturage entre humoristes. »

Le rodage

Ultime escale de ce voyage au bout du rire : Verdun, au Trèfle. La salle est pleine à craquer, encore une fois. Petite jasette avec l’animateur et organisateur de la soirée, qui souligne que la saison tire à sa fin : plus que deux dates sur une vingtaine. Et la majorité ont fait salle comble. Une preuve de plus, et ma semaine en est un bon exemple, que la demande suit le rythme de l’offre, aussi abondante soit-elle.

Le nerf de la guerre, selon lui? Le booking. « Beaucoup d’annulations de dernière minute, mais ça fait partie de la game. Mais c’est plus compliqué avec les filles. Tu veux pas finir sans fille sur le pacing, et te ramasser sur le compte Instagram du même nom. Alors, tu textes 12 humoristes, et elles sont toutes bookées ailleurs, souvent pour des cachets plus intéressants. »

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Lancer sa propre soirée n’aurait rien de sorcier. Nul besoin d’autorisation officielle : tout repose sur le quartier, l’offre déjà en place… et tes connexions dans le milieu. Le nerf de la guerre, c’est la constance, être rigoureux dans la promo et pouvoir compter, semaine après semaine, sur une personne fiable au son.

La soirée, somme toute, se déroule rondement. On sent que ces événements sont des laboratoires à ciel ouvert : du stand-up en bricolage, en marche vers une forme plus aboutie. Mais c’est justement cette imperfection qui en fait le charme.

La proximité avec le public et la légèreté avec laquelle on y accède font de ces soirées des sorties à la fois accessibles, abordables et résolument populaires.

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Pas moins de 41 numéros plus tard, une question demeure : qu’est-ce qu’on recherche, soir après soir, dans ces arrière-salles de brasseries et ces sous-sols de bars? Le rire, bien sûr. Mais aussi, et peut-être surtout, à se rassembler.

À une époque où le moral flanche, où l’isolement gruge doucement le tissu social, où l’identité québécoise elle-même cherche son souffle, ces soirées d’humour ont quelque chose de précieux. Réussies ou imparfaites, parfois même maladroites, elles offrent un espace vivant où l’on peut encore, collectivement, partager un moment. Est-ce que cette effervescence durera? Difficile à dire. Mais une chose est sûre : tant qu’on aura besoin de rire ensemble, ces soirées auront leur raison d’être.