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Cinq réflexions sur la couverture du Elle Québec mettant en vedette Jay Du Temple
La une du magazine a fait beaucoup jaser. On a voulu explorer différents points de vue.
La une et l’entrevue de Jay Du Temple dans le Elle Québec de ce mois-ci ont fait beaucoup jaser. Si pour certain.e.s la présence du célèbre et coloré animateur représente une avancée (« enfin! un homme cis hétéro qui explose les codes de genre »), pour d’autres, notamment chez des membres de communautés marginalisées, cela génère un certain malaise (« on le célèbre, alors qu’on violente les personnes queers ou trans qui font la même chose depuis des lustres »). On a voulu explorer différents points de vue, loin des discussions parfois enflammées et stériles des réseaux sociaux.
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Florence Ashley
Juriste, bioéthicienne et activiste trans
Son emploi du temps chargé ne lui donne généralement pas le loisir de s’attarder aux unes de magazine, mais Florence Ashley, juriste et bioéthicienne à qui on doit notre lexique queer, dit d’emblée avoir apprécié la proposition du Elle Québec. « J’ai trouvé [la une] rafraîchissante et bien plus intéressante que la majorité des couvertures de magazines québécois. C’est super que les gens se rendent de plus en plus compte que les normes vestimentaires genrées ne font que réprimer la créativité de la société. Les vêtements dits “féminins” et le maquillage ne sont pas réservés aux femmes, qu’elles soient cis ou trans, ni encore aux hommes des communautés LGBTQ. Tout le monde devrait se sentir libre de porter ce que bon lui semble sur le plan genré. En portant du vernis à ongles et des vêtements codés plus féminins, Jay Du Temple inspirera peut-être d’autres à faire comme lui. Et si on normalise la non-conformité de genre, ça va aider les personnes trans et queer qui vivent de la violence justement à cause de leur non-conformité. Comme le dit bien le sommaire d’Elle Québec: ” les ongles colorés, c’est pour tous!” »
Avec cette couverture, on diversifie la représentation typique ‘homme masculin’/’femme féminine’.
Alexandre Cholette
Gestionnaire de projet marketing et homme gay
En voyant la couverture du Elle, Alexandre Cholette a ressenti un malaise, qu’il a exprimé sur sa page Facebook personnelle. « Pour moi, c’est important de réfléchir au concept de représentation de la communauté LGBTQ+ dans la sphère médiatique. Je me questionne à savoir si ce qui est fait ici, c’est réellement du travail d’allié. Quand j’ai lu l’article dans Elle, je me suis rendu compte qu’il n’y avait aucune mention des enjeux de la communauté LGBTQ+, et qu’aucun crédit ne lui est accordé. Pourtant pour moi, les emprunts à la culture queer sont clairs. Il ne faut pas oublier que beaucoup d’humain.e.s ont souffert et ont été victimes de violence liée à leurs choix vestimentaires. Ce sont des personnes qui ont lutté et luttent encore pour l’acceptation de la diversité sexuelle et de genre, donc je trouve ça dommage que cet aspect soit éclipsé et invisibilisé du discours. Donc le fait qu’une personne qui n’a pas vécu ces discriminations-là soit en couverture d’un magazine, sans donner de crédit à la communauté qui les subit, ça peut heurter.
Il y a un travail d’éducation à faire, pour mieux comprendre les combats qui ont été menés par les membres des communautés LGBTQ+.
Selon Alexandre Cholette, les choses auraient pu être faites quelque peu différemment: « Il y a sans doute tout un discours à revoir qui est beaucoup plus large que la couverture du Elle. Il y a un travail d’éducation à faire, pour mieux comprendre les combats qui ont été menés par les membres des communautés LGBTQ+. Si c’était mieux connu et mieux compris, je pense que ça aurait été plus facile de leur donner un crédit. Jay Du Temple n’est pas la première personne à s’attaquer à la masculinité toxique ni aux codes de genre. Je ne dis pas qu’il a cette prétention-là, mais beaucoup de monde l’acclame comme tel. Donc si les gens étaient mieux éduqués sur les enjeux queer, ce dans quoi s’inscrit le reportage photo du Elle serait sans doute plus clair. »
Malgré sa position, Alexandre Cholette nuance: « J’aurais préféré que ce soit un.e membre de la communauté LGBTQ+ qui apparaisse en couverture du Elle, même si je trouve que Jay Du Temple est un homme qui est capable de reconnaître ses privilèges, ce qui est inspirant. Par contre, je ne trouve pas que c’était sa place de faire un cover et un reportage avec autant d’emprunts à une culture à laquelle il n’appartient pas. Ceci étant dit, j’avoue que je reste content de voir ces photos-là et je trouve que la discussion qui en ressort est importante. Si j’avais vu ça quand j’étais ado, ça m’aurait aidé de voir cette culture apparaître dans une tribune aussi grand public. »
Sophie Banford
Directrice générale chez KO Média et KO Éditions, éditrice des magazines Véro, Elle, Josée di Stasio, K pour Katrine.
Nous avons tenu à prendre le pouls de l’équipe éditoriale du magazine Elle Québec. Sophie Banford, directrice générale et éditrice, a tout d’abord précisé les intentions derrière leur choix « On a proposé à Jay Du Temple d’apparaitre en couverture et dans nos pages, parce que pour nous, il incarne à merveille un enjeu qui nous touche particulièrement: la remise en question de la masculinité toxique. On aime ses prises de position, on trouve qu’il réfléchit, qu’il se questionne et qu’il fait preuve d’écoute. Et sa façon de s’habiller, ce n’est qu’un aspect de ces réflexions-là. Depuis le début de la saison d’OD Chez nous, bien au-delà de notre reportage, Jay porte du vernis à ongles et des vêtements qui jouent avec les codes de la masculinité et explorent la non-binarité. Notre ligne éditoriale cherche à pousser cette esthétique dans une démarche créative et artistique. »
On aime ses prises de position, on trouve qu’il réfléchit, qu’il se questionne et qu’il fait preuve d’écoute.
L’éditrice poursuit sa réflexion, à la lumière des critiques qui sont formulées à l’égard du magazine: « Nous n’avons pas choisi Jay pour son orientation sexuelle, comme on ne choisit personne pour cette raison-là, à moins que ce soit spécifiquement le sujet. Je pense ici à Katherine Levac et Karelle Tremblay, qui avaient spécifiquement envie de parler de leur histoire d’amour.
Dans ce cas-ci, Jay Du Temple, qui a récemment affirmé être hétéro dans un épisode d’OD Extra, souhaite montrer qu’en tant qu’homme hétérosexuel et cisgenre, on peut porter les vêtements qui nous font sentir bien, au-delà de son genre et de son orientation, en faisant fi des cases. On voit là-dedans un beau symbole d’ouverture. »
Pour Sophie Banford, cette couverture est un pas dans la bonne direction : « L’inclusion et la diversité sous toutes ses formes sont vraiment au cœur de nos valeurs. Ça fait aussi partie de notre ADN d’écouter, de rester sensibles, ouvertes et empathiques à ce qui se dit. On espère tout de même que Jay continuera d’offrir un beau modèle à de jeunes garçons à travers la province, qui souhaitent explorer leur identité sans adhérer à la binarité, que ce soit à travers les vêtements, le maquillage ou tout ce qu’il leur plaît. »
Thomas Dallaire-Boudreault
Créatif chez lg2, créateur de la page Instagram Des mèmes gais et homme gay
S’il reconnait que d’«utiliser» des icônes de la culture populaire comme Jay Du Temple et Harry Styles pour susciter des questionnements sur la notion de genre est une bonne chose, Thomas reconnait cependant qu’il y a un certain devoir de «mémoire» concernant ces enjeux. «Il ne faut pas oublier qu’avant des sorties d’hommes blancs cis et hétéros, plusieurs membres de la communauté queer ont porté à bout de bras cette cause et qu’ils en ont souffert».
Avant des sorties d’hommes blancs cis et hétéros, plusieurs membres de la communauté queer ont porté à bout de bras cette cause et qu’ils en ont souffert.
Selon lui, c’est d’ailleurs grâce à leurs nombreux privilèges (orientation sexuelle, genre, couleur de peau et vedettariat) qu’ils ont accès à de telles tribunes. «C’est pas tombé des nues. C’est pas nouveau que des personnes jouent avec des codes de genre. C’est juste que dans ces cas-ci, ce sont de grosses vedettes donc ça frappe l’imaginaire collectif».
Dans le cas de la couverture du Elle, le vingtenaire ne croit pas qu’il y ait une appropriation de la culture queer. Au contraire, il salue l’initiative de l’animateur d’Occupation double, qui «utilise ses privilèges d’une belle manière». «Jouer avec les codes de genre n’est pas réservé seulement à la communauté LGBTQ+. Si un homme blanc hétéro cis veut s’amuser avec ça, tant mieux! Ça peut éveiller les consciences et éduquer davantage une partie de la population qui n’est pas nécessairement sensibilisée à ces enjeux».
Justine
S’identifie comme personne non-binaire
Justine* (elle nous a demandé de changer son nom) s’est exprimée sur la question sur ses réseaux sociaux et cela a engendré de riches échanges. Si elle admet qu’on peut éprouver un certain malaise face à la couverture et au contenu du magazine, elle y voit surtout une façon d’entamer la discussion « Jay Du Temple est un homme cis genre : le fait qu’on lui donne une tribune et qu’on le laisse parler de son rapport aux styles vestimentaires, au maquillage ou aux trucs qu’on prête plus généralement au « genre féminin », au moins ça va permettre d’éveiller les consciences. Quand tu sors de Montréal et des grands centres, tu trouveras plusieurs personnes qui n’ont jamais été éveillées à des termes comme «cisgenre», qui n’ont jamais été éveillés à la théorie des genres tout court! Pour eux, t’es soit un homme, soit une femme et il n’y a rien dans le milieu. Le fait que Jay Du Temple démontre au moins que des hommes peuvent se maquiller, peuvent se mettre en robe, que des femmes peuvent s’habiller en homme, ça rend ça moins étrange pour monsieur madame tout le monde. Quand ils seront par la suite en contact avec des personnes non-binaires qui font la même chose, ils seront peut-être moins choqués.
À savoir si on assiste là à de l’appropriation de codes de certaines communautés marginalisées, Justine est encore en réflexion. « Je me questionne. Au final, le maquillage n’appartient à personne. Je considère que ce style vestimentaire n’appartient pas à une communauté en particulier. Par contre si la production d’OD essaye de capitaliser là-dessus, là ça devient de l’appropriation. Mais un Jay Du Temple qui veut tout simplement se mettre du vernis à ongles et du rouge à lèvres, moi je n’y vois pas nécessairement de problème dans la mesure où son objectif c’est de combattre la masculinité toxique. Peut-être que certaines personnes non-binaires qui aiment le maquillage et les robes mais qui n’osent pas en porter en ayant peur d’être victime de rejet, qui vont oser le faire justement parce qu’une vedette a osé le faire. »
Ça peut être aussi simple que d’arrêter d’assumer le genre des personnes à qui on parle, les laisser choisir elles-mêmes leurs pronoms dans les articles.
Et dans la manière dont ça a été exécuté, aurait-elle souhaité un traitement différent? « Si on avait mis une personne trans sur le cover du Elle Quebec, ça n’aurait peut-être pas eu le même impact que Jay du Temple. Par contre, ce qui est le plus important, c’est qu’il ne faut pas s’arrêter là : il faut que les médias donnent la parole à la communauté trans, à des personnes non-binaires, etc. Ça peut être aussi simple que d’arrêter d’assumer le genre des personnes à qui on parle, les laisser choisir elles-mêmes leurs pronoms dans les articles. »
Elle termine sur une anecdote qui illustre bien sa position générale. « Au moins, on a enclenché une discussion. Par exemple, sous mon post Facebook, ma tante a demandé “Qu’est-ce que ça veut dire cis?” Si au moins ça permet aux gens de se renseigner sur cette définition, sur c’est quoi être non-binaire, sur comment choisir ses pronoms, ben ça aura été bénéfique. »